Peut-on faire la guerre à la nature et à ses habitants non-humains ? C’est la thématique abordée par la compagnie C’est mieux que la solitude, dans une pièce de théâtre documentaire en deux actes de Baptiste Leclere et Jérémy Lamblot. Cette pièce propose aux spectateurs et aux spectatrices d’interroger leurs rapports au vivant ainsi que la dualité nature/culture qui les imprègne et qui, surtout, sous-tend les logiques articulées dans le droit international, comme nous le verrons. Tant le droit international humanitaire que le droit de l’environnement s’inscrivent en effet dans cette reproduction de la position surplombante de l’humain par rapport aux autres espèces. Or, les deux faits divers discutés dans la pièce, et relatés plus bas dans cette contribution, inversent en quelque sorte cette dichotomie. Ainsi, des caractéristiques humaines sont attribuées à l’animal et l’animal devient un acteur capable d’atteindre des objectifs traditionnellement associés à l’humain.
- Humanisation de l’animal : l’émeu comme combattant ennemi ?
Dans le premier acte, au travers de la projection d’archives composées de rapports militaires, d’articles de journaux, de procès-verbaux et d’entretiens[1], quatre acteurs et actrices nous content un fait divers australien : celui de la guerre des émeus.
Car oui, l’Australie a bel et bien déclaré la guerre aux « émeus », cette espèce d’oiseaux dont voici un aperçu :
Et contre toute attente, ce furent les émeus qui en sont sortis victorieux. Tout a commencé durant l’entre-deux-guerres, lorsque plusieurs milliers d’anciens vétérans britanniques émigrent dans l’Ouest australien sous le Soldier Settlement Scheme pour y pratiquer l’agriculture[2]. Dans le contexte de la Grande Dépression qui avait alors fait drastiquement chuter le cours du blé[3], et peu qualifiés pour une telle mission, ces vétérans ont rencontré de nombreuses difficultés, dont une de taille : leur propriété se trouvait sur la route migratoire des émeus. En effet, ces volatiles parcouraient par milliers les champs des vétérans et trouvaient par ailleurs la culture de blé plutôt à leur goût, causant des dommages considérables et entravant donc le projet agricole lancé par les autorités australiennes. Auparavant protégés par le Game Act de 1874, les émeus ont donc très vite été reclassifiés comme une espèce nuisible[4]. En novembre 1932, les événements ont pris une tournure plutôt sérieuse, puisque plus de 20 000 émeus, poursuivant leur route migratoire, s’apprêtaient à se diriger vers la céréalière située aux alentours de Campion et Walgoolan[5]. C’est alors que, sur demande des fermiers et fermières de la région, celui qui était alors le Ministre de la Défense, George Pearce, a déclaré officiellement la guerre aux émeus. Le major Meredith, commandant de la septième batterie lourde, y est alors envoyé pour prendre la direction des opérations, accompagné de deux autres militaires, le sergent McMurray et le canonnier O’Halloran, munis de deux mitrailleuses Lewis et de dix mille cartouches[6].
Ce sont ces événements qui sont narrés dans la pièce, les acteurs ou actrices incarnant tantôt les militaires chargés d’exterminer ces « nuisibles », tantôt les émeus eux-mêmes.
Reprenant les extraits de presse de l’époque, projetés sur le mur de la salle, ils et elles racontent avec humour l’absurdité de cette guerre, lancée contre ces grands oiseaux qui ne faisaient que suivre leur chemin migratoire habituel. Ce faisant, ils et elles révèlent la manière dont les émeus ont été, lors de ces attaques, assimilés à des combattants ennemis dotés d’une stratégie militaire sans faille. Par exemple, un journal rapporte qu’ « au cours des opérations du premier jour, l’ennemi n’a subi qu’une douzaine de morts, bien que de nombreux soldats semblent avoir été blessés »[7]. Trop rapides pour les mitrailleuses, ces oiseaux ennemis forçaient l’unité à développer de « nouvelles tactiques »[8]. De manière générale, il est d’ailleurs révélateur que lorsque les journaux locaux discutaient de ces évènements, ils évoquaient une véritable « guerre ouverte »[9].
Au travers de ce fait divers, ces scènes soulèvent une question : le monde a-t-il assisté à une guerre dirigée contre les émeus assimilable à celles que les hommes se font entre eux et concernant laquelle les émeus constitueraient de véritables belligérants capables de prendre part à un conflit armé ? Plus fondamentalement, que révèle la réponse à cette interrogation quant à notre rapport au vivant et aux catégories juridiques qu’on lui attribue ? En droit international humanitaire, le postulat est que les animaux ne constituent pas une catégorie juridique en tant que telle en ce que les parties à un conflit armé relèvent traditionnellement du champ de l’humain. Tout au plus, la doctrine les appréhende sous l’angle d’« objets vivants » pouvant être pris pour cible lorsqu’ils constituent un objectif militaire si l’être humain l’utilise à de telles fins[10].
Or, à en suivre le discours entourant les évènements tel que rapporté dans la pièce, on pourrait croire qu’il est tout à fait possible que les émeus puissent constituer des adversaires ordinaires. Plusieurs scènes de la Guerre des émeus abondent dans ce sens. On peut par exemple citer la discussion entre les militaires concernant le sort qu’ils s’apprêtaient à réserver à un émeu touché par un de leurs balles, comme les forces armées pourraient le faire lorsqu’elles capturent un de leurs opposants. En outre, tout au long de la pièce, les militaires insistent sur les capacités martiales de ces oiseaux migrateurs, faisant ainsi écho à divers articles de presse de l’époque adoptant un discours d’humanisation de l’émeu. Par exemple, dans une dépêche du 4 novembre 1932, le West Australian insistait sur le fait que les émeus étaient particulièrement « rusés » et qu’ils faisaient état d’une certaine organisation, chaque groupe disposant de « son chef […] qui monte la garde pendant que ses compagnons s’affairent à manger le blé. Au premier signe suspect, il donne le signal […] [et] reste toujours sur place jusqu’à ce que ses compagnons soient en sécurité »[11]. Cette image renvoie à la condition de l’existence d’une hiérarchie au sein des parties requise pour qu’une situation soit qualifiée de conflit armé[12], ainsi qu’à la définition d’un groupe armé comme nécessairement caractérisé par une certaine organisation[13].
En effet, la presse note que les « émeus [avaient] commencé à améliorer leur compréhension de la science de la guerre »[14]. L’émeu est donc présenté comme un ennemi tout à fait capable de maîtriser les codes militaires humains. Le Major Meredith, chargé de la direction des opérations, disait à cet égard que « [s]i nous avions une division militaire dotée de la capacité de résistance aux balles de ces oiseaux, elle pourrait affronter n’importe quelle armée au monde. [Les émeus] pourraient affronter des mitrailleuses avec l’invulnérabilité des chars. Ils sont comme les Zoulous, que même les balles dum-dum ne peuvent arrêter »[15]. Cette humanisation de l’animal peut par ailleurs mener à des situations – a priori – risibles, comme l’illustre un échange entre deux parlementaires, Rowley James et A. E. Green, retranscrit dans le West Australian du 9 novembre 1932. En réponse à l’échec cuisant essuyé par les militaires qui n’avaient réussi qu’à achever une poignée d’émeus, le premier demande en s’esclaffant, « [u]ne médaille doit-elle être attribuée pour cette guerre ? ». Le second lui répond que « [l]es émeus ont gagné tous les combats jusqu’à présent »[16]. Si les hommes politiques discutaient sur le ton de l’humour, cette possibilité de conférer aux animaux des titres en principe réservés aux humains a pris forme dans la réalité. On pense par exemple à la médaille Dickin, une distinction de haut rang récompensant la bravoure et le dévouement d’animaux en temps de guerre et durant certaines opérations de police ou de secours. Lucca, un berger allemand faisant partie des US Marines et entraîné à détecter les explosifs et les munitions, en fut le récipiendaire en 2016 pour avoir protégé les troupes en Irak et en Afghanisation – jusqu’à y laisser sa jambe[17].
Dans la pièce également donc, au travers d’un vocabulaire militaire, est mise en évidence la manière dont on humanise en quelque sorte l’animal en lui attribuant des caractéristiques d’êtres humains – seuls sujets de droit international humanitaire. Ce faisant, il devient permis d’user de la violence à leur égard, notamment en les considérant comme une sorte de combattants. Toutefois, cette humanisation n’a pas pour autant eu pour conséquence d’accorder aux émeus les protections garanties à une partie à un conflit. Par exemple, les autorités australiennes n’hésitaient pas à achever tout émeu qui tombait entre leurs mains, alors que le droit international humanitaire interdit d’attaquer une personne hors de combat[18]. De même, lorsque le Major Meredith laisse entendre que les balles dum-dum n’étaient pas en mesure de stopper les émeus, il fait référence à un moyen de guerre qui est interdit par ce même droit[19]. Cette différence de traitement explique sans doute que, dans la pièce, aucun des acteurs ne souhaite endosser le rôle de l’émeu que les soldats s’apprêtent à abattre – menant à de longues discussions quant à la désignation du militaire qui allait représenter l’émeu gisant au sol, montrant ainsi la difficulté éprouvée par l’homme lorsqu’il s’agit de s’identifier à un animal.
Cela permet d’insister sur la superficialité de la catégorisation juridique de l’émeu : d’abord espèce protégée, reconvertie par la suite en nuisible pour finalement devenir un combattant que l’on peut exterminer sans égard aux règles qui s’appliqueraient aux humains. Les spectateurs et spectatrices sont dès lors interpellé·es : les nuisibles ne seraient-ils pas, in fine, les fermiers et fermières venu·es s’installer sur la route migratoire des émeus ? La pièce pousse d’ailleurs la réflexion plus loin en nous invitant à réfléchir à la violence infligée par nos catégories juridiques aux êtres avec lesquels nous partageons l’espace et à prendre de la distance vis-à-vis de cet imaginaire où les espèces doivent être maîtrisées à tout prix, voire anéanties, dès lors qu’elles sont jugées néfastes à nos activités. L’exemple des rats, rongeurs considérés comme nuisibles, est mobilisé : que ferait Paris sans ces rats qui agissent comme de véritables éboueurs en consommant 800 tonnes d’ordures par jour[20] ?
Les autorités australiennes ne sont pas les seules à se référer au lexique de la guerre lorsque sont évoquées certaines opérations lancées à l’encontre d’animaux proclamés nuisibles. À cet égard, on peut mentionner la grande compagne des moineaux lancée par Mao Zedong lors du Grand Bond en avant de 1958 à 1962. Cette campagne avait pour objectif d’éradiquer certaines espèces nuisibles, dont le moineau friquet car celui-ci était connu pour manger les graines de céréales et donc priver le peuple d’une partie de ses récoltes. Dans ce que l’on pourrait assimiler à une sorte de levée en masse, Mao avait mobilisé la population chinoise afin d’atteindre son objectif. Les termes prononcés par Mao étaient sans équivoque : « Il y a nouvelle guerre : nous devons ouvrir le feu sur la nature »[21]. On retrouve à nouveau cette idée de guerre faite à la nature sur cette affiche de propagande propre à son époque, où on peut lire que « L’Homme doit conquérir la nature »[22] – laquelle était considérée par Mao comme fondamentalement distincte de l’humain[23]. Celle-ci doit donc être conquise et pour ce faire, tous les moyens sont permis, y compris la guerre. Or, ce qui en a suivi montre bien que la nature n’est pas un ennemi ou un objectif militaire dont on peut librement disposer sans que cela ait des répercussions sur l’humain lui-même : la campagne de Mao a certes mené à une diminution des moineaux mais a également engendré une augmentation d’insectes encore plus friands des récoltes de riz, contribuant ainsi à l’aggravation de la Grande Famine en Chine.
- L’animalisation de la paix : le castor, un nouveau « casque bleu » ?
On pourrait donc bien se garder de trop vite déclarer une guerre à la nature, comme l’illustre la pièce dans son deuxième acte. Parfois, il vaut plutôt mieux être dans son camp et c’est ce que qui est montré au travers de l’exemple, bien plus proche de nos contrées, des castors du village de Nidrum situé dans les cantons de l’est. Ceux-ci ont en effet permis de résister à l’expansion du camp militaire d’Elsenborn souhaitée par les autorités locales. Afin d’empêcher la réalisation de ce projet, les habitant·es de ce village ont recréé les huttes des castors afin de les imiter et de feindre leur présence en tirant avantage du fait que les castors s’avèrent être considérés comme des espèces protégées par le droit[24]. Si cette mise en scène leur a permis d’obtenir gain de cause, elle a également donné lieu à l’arrivée, bien réelle cette fois, de plusieurs castors, lesquels ont profité de cette maison faite sur mesure. Mais, tout comme les émeus, les castors sont des voisins avec leurs habitudes propres. Depuis leur installation, les barrages qu’ils ont construit inondent régulièrement le village de Nidrum. Les protagonistes de la pièce, ayant troqué leur uniforme militaire pour des bottes de pluie et des imperméables, montrent qu’il existe d’autres options que celle de la guerre, d’autres histoires que l’humain peut écrire avec la nature et non pas contre celle-ci. Dans une optique de non-idéalisation de notre rapport à la nature, nous sommes invité·es à réfléchir sur la possibilité de créer un « faire monde commun », inévitablement fait de concessions et de pratiques d’adaptation mutuelles. En effet, face à toutes ces inondations, certain·es auraient pu proposer, comme l’a d’ailleurs fait le bourgmestre de Doische, de les éradiquer[25]. Les habitant·es de Nidrum ont plutôt opté pour le règlement pacifique de leur différend. D’autres, trop incommodé·es par les inondations que les castors causaient, ont fait le choix de s’en aller et d’autres encore celui de collaborer et de cohabiter avec leurs nouveaux voisins. Encore une fois, ce récit nous pousse à réfléchir à la pertinence des catégories juridiques que l’on impose au vivant. Car les castors restent, au sein du droit de l’environnement, des objets de protection. Au contraire de l’émeu, cette catégorisation tend à construire autour de ces rongeurs un imaginaire de chosification, s’accompagnant encore d’une conception du vivant – en ce inclus les animaux non-humains – comme autant d’entités qui ne seraient pas dotées d’un pouvoir agentif propre. Or, l’exemple du village de Nidrum démontre bien qu’ils se sont avérés être des partenaires de choix dans la lutte contre la militarisation du territoire belge. Partant, cette pièce nous propose de remettre en cause nos schémas de domination et de se tourner vers des façons d’habiter le monde qui ne passent pas systématiquement par la maîtrise du vivant mais plutôt par des pratiques d’entente, qui à défaut d’être harmonieuses, restent cordiales. Car, en fin de compte, il est permis de se demander si les castors – avec l’aide de certains partenaires humains – ont compris que l’on n’œuvre pas pour la paix en prenant les armes.
[1] Pour plus d’informations concernant cette pièce, voy. https://ravie.art/projet/la-guerre-des-emeus/. Toutes les photos de la pièce utilisées dans ce commentaire s’y retrouvent.
[2] Murray Johnson, « ‘Feathered foes’: Soldier settlers and Western Australia’s ‘Emu War’ of 1932 », Journal of Australian Studies, vol 30, 2006, p. 147.
[3] Ibid., p. 148.
[4] Ibid., p. 150.
[5] Adrian Burton, « Tell me, mate, what were emus like? », Frontiers in Ecology and the Environment, vol 11(6), p. 336 ; Johnson, op. cit., p. 150.
[6] Johnson, op. cit., p. 150.
[7] The Age (Melbourne), vendredi 4 Novembre 1932, p. 13 (notre traduction).
[8] Canberra Times, samedi 5 Novembre 1932, p. 4 (notre traduction).
[9] Voy. par exemple Sunday Herald, dimanche 5 Juillet 1953, p. 13 : « open warfare against the birds was useless ».
[10] Anne Peters et Jérôme de Hemptinne, « Animals in War: At the vanishing point of international humanitarian law », International Review of the Red Cross, vol. 104, n°919, p. 1290 et Article 52(2) du Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1977.
[11] West Australian, 4 novembre 1932, p. 12 (notre traduction).
[12] Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Haradinaj et al., Chambre de première instance, arrêt du 3 avril 2008, §60.
[13] Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Tadić, Chambre d’appel, arrêt du 2 octobre 1995, §70.
[14] Sunday Herald, dimanche 5 juillet 1953, p. 13 (notre traduction).
[15] Sunday Herald, dimanche 5 juillet 1953, p. 13 (notre traduction).
[16] West Australian, 9 novembre 1932, p. 20 (notre traduction).
[17] Pour d’autres exemples d’animaux décorés, voy. BBC News, « See some of the 67 animals who’ve been handed the Dickin Medal for bravery », 5 avril 2016, disponible sur https://www.bbc.com/news/newsbeat-35967137.
[18] Règle 47 du droit international humanitaire coutumier.
[19] Règle 77 du droit international humanitaire coutumier.
[20] Voy. Espace des sciences, « Les rats sont-ils utiles ? », disponible sur https://www.espace-sciences.org/archives/les-rats-sont-ils-utiles#:~:text=On%20a%20pu%20calculer%20que,de%20pouce%20apprécié%20des%20éboueurs%20.
[21]Agata Kasprolewic, « Mao and the Sparrows A Communist State’s War Against Nature », PrzeKroj, disponible sur https://przekroj.org/en/world-people/mao-and-the-sparrows/ (notre traduction).
[22] John R. Platt, « Six Lessons From the World’s Deadliest Environmental Disaster », The Revelator, octobre 2024, disponible sur https://therevelator.org/china-sparrow-campaign/.
[23] Judith Shapiro, Mao’s War Against Nature, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 3.
[24] Voir : Directive (UE) 92/42/CEE du 2& mai 1992 qui liste le castor en annexe 2. Cette directive a été transposée dans l’article 2bis de la Loi sur la Conservation de la Nature du 12 juillet 1973 tel que modifié par le Décret 6/12/2001.
[25] Lucie Dendooven, « Les castors à Doische : pour le bourgmestre, la coupe est pleine, il faut chasser ce rongeur », RTBF Actus, 18 août 2020, disponible sur https://www.rtbf.be/article/les-castors-a-doische-pour-le-bourgmestre-la-coupe-est-pleine-il-faut-chasser-ce-rongeur-10563794.