« Rwanda, à la poursuite des génocidaires » : de l’aquarelle numérique pour envisager l’inenvisageable – Une analyse de Fanny Royen

À travers leurs œuvres, à travers différents supports artistiques, nombreux sont celles et ceux qui ont tenté de raconter l’indicible que représentent les centaines de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants dont la vie a été arrachée en 1994. Le roman graphique de Thomas Zribi et Damien Roudeau, intitulé « Rwanda, à la poursuite des génocidaires », n’est pas un récit de la tragédie en tant que telle, mais une histoire de lutte contre l’injustice. L’ouvrage s’intéresse en effet tout particulièrement au combat de ceux que certains prénomment « les Klarsfeld du Rwanda » — Dafroza et Alain Gauthier — et aux poursuites répressives qui ont eu lieu plusieurs décennies après les faits devant les juridictions françaises. Ce roman graphique permet également d’aborder, avec pédagogie, plusieurs problématiques juridiques : le caractère imprescriptible des crimes commis, la répression nationale des crimes internationaux ou encore la place de l’obéissance dans la commission de telles exactions.

  1. « Le poids du temps qui passe » : de l’imprescriptibilité et ses implications

Là où les crimes de droit commun se prescrivent traditionnellement avec le temps, les crimes internationaux — notamment, le crime de génocide — sont réputés imprescriptibles. Plusieurs cases de la bande dessinée mettent toutefois en exergue le fait que l’éloignement temporel joue en défaveur de la lutte contre l’impunité. En effet, cette imprescriptibilité est à l’origine de nouvelles difficultés : les témoins qui disparaissent, les preuves qui ainsi s’effacent, les accusés qui s’en vont. Que ce soit avec Félicien Kabuga devant le TPIR — déclaré inapte à subir son procès — ou Pierre Basabosé devant la cour d’assises de Bruxelles — interné à l’issue de son procès en raison d’une démence sénile irréversible —, les illustrations récentes du poids du temps qui passe ne manquent pas. Le roman graphique envisage, quant à lui, les condamnations en France dont celle, en juillet 2022, de Laurent Bucyibaruta à une peine de 20 ans de réclusion criminelle. Il était alors âgé de 79 ans et est depuis lors décédé[1].Outre de telles difficultés, l’acte de juger des crimes commis il y a trois décennies nécessite une compréhension du contexte de l’époque. Grâce à de nombreux rappels historiques, le roman graphique de Damien Roudeau et Thomas Zribi permet au lecteur de prendre conscience de cette conversation « entre la Justice et l’Histoire »[2]. Sous des traits d’aquarelle numérique est ainsi rappelée l’influence sur le territoire du Rwanda de puissances européennes, tant la France que la Belgique. L’introduction par cette dernière, en 1931, d’un « livret d’identité » qui renseignait officiellement « l’ethnie » — Hutu, Tutsi ou Twa — de l’individu a ainsi cristallisé une nomenclature qui constituera le terreau du génocide de 1994[3].D’autres événements intervenus en prémices du printemps 1994 sont également mentionnés dans l’ouvrage : l’application par le colonisateur belge de la politique du « diviser pour régner » ; les incursions du Front patriotique rwandais (ci-après, FPR) sur le territoire rwandais dès 1991 ; les Accords d’Arusha ou encore le crash de l’avion présidentiel le 6 avril 1994. Cependant, comme cela a été souligné par l’anthropologue Clifford Geertz, « whatever law is after, it is not the whole story »[4]. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’envisager la responsabilité pénale individuelle des génocidaires présumés, la compréhension du contexte historique et politique n’a nullement vocation à se substituer à la démarche juridique, à savoir envisager des trajectoires personnelles et singulières, juger des individus particuliers.

  1. « Quand la justice et le droit se substituent à la barbarie » : de la répression nationale des crimes internationaux

Un triptyque, dont le roman graphique fait habilement mention, caractérise la réponse répressive aux exactions commises durant le printemps 1994 : le niveau international, d’une part, avec la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda et le Mécanisme résiduel qui lui a succédé depuis 2016, le niveau interne, d’autre part, avec une répression territoriale — à travers la procédure traditionnelle rwandaise Gacaca notamment — ou conduite devant des juridictions extraterritorialement compétentes, par exemple en Belgique ou en Allemagne. C’est précisément ces dernières, et particulièrement les poursuites pénales devant les juridictions françaises, qui sont envisagées dans « Rwanda, à la poursuite des génocidaires ».

Plusieurs chefs d’incrimination ont été invoqués à cet égard devant le prétoire français, dont le crime de génocide. C’est sur cette base qu’ont notamment été condamnés — ces dossiers étant spécifiquement évoqués dans le roman graphique —, Pascal Simbikangwa et Claude Muhayimana.Mais ce concept est également invoqué par certains avocats de la défense qui, en se référant à l’existence d’un « double génocide », brandissent les crimes à mettre à l’actif du FPR[5]. Bien que les exactions dues à l’autre camp puissent, selon Damien Vandermeersch notamment, être qualifiées de crimes de guerre, elles ne sont pas comparables, d’un point de vue juridique, « au dessein génocidaire des extrémistes hutus »[6]. De plus, face à des règles indérogeables telles que l’interdiction du génocide, « les crimes des uns ne sauraient jamais justifier ceux des autres »[7]. Les exactions commises par le FPR ne peuvent donc, en aucun cas, justifier le traitement infligé aux tutsi au printemps 1994.En ce qui concerne la lutte contre l’impunité, le constat dépeint dans l’ouvrage reste en demi-teinte, que ce soit au regard d’échecs essuyés par le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda, créé en 2021 par Dafroza et Alain Gauthier, de nombreux non-lieux prononcés faute de preuve ou de demandes d’extradition formulées par le Rwanda qui ont été rejetées par la France. À cet égard, l’acquisition de la nationalité française par certains génocidaires présumés a été avancée comme justification pour refuser leur extradition. D’autres demandes d’extradition ont, quant à elles, été refusées au motif que la justice rwandaise serait inéquitable, car contraire au principe de « non-rétroactivité de la loi pénale ». Ces refus sont motivés par le fait que les événements concernés datent de 1994 alors que les législations qui incriminent le génocide remontent, au Rwanda, à 1996 et 2004, et sont dès lors postérieures aux faits envisagés. La Cour de cassation française a en effet écarté le raisonnement selon lequel il suffirait de constater que la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 avait été ratifiée, par Kigali, antérieurement à 1994[8].

  1. « Une vie banale entrecoupée par une parenthèse de folie » : des particularités des génocidaires présumés

Les génocidaires présumés, capables de commettre de tels actes, « ne sont pas des criminels ordinaires, mais des gens ordinaires qui avaient commis des crimes avec plus ou moins d’enthousiasme, simplement parce qu’ils avaient fait ce qu’on leur avait dit de faire »[9], des personnes obéissantes donc, en toutes circonstances. Ainsi, bien loin de l’anarchie que l’on pourrait penser caractériser les exactions commises au printemps 1994, c’est davantage la soumission inconditionnelle à l’autorité, ainsi que la cascade d’obéissance et l’apparente dilution des responsabilités qui en découlent, qui ont permis la commission de tels actes. Pourtant, le respect d’un ordre donné par un supérieur hiérarchique ne constitue pas, en matière de responsabilité pénale individuelle, une cause d’exonération de responsabilité[10].  

Considérés comme étant les « voix de l’autorité », les médias ont également joué un rôle déterminant dans le processus génocidaire. La radio constituait en effet la principale source d’informations sur les collines rwandaises. Ainsi, la Radio-Télévision Libre des Mille Collines a commencé à émettre en 1993 et ensuite directement incité aux meurtres sur ses ondes[11]. Pour ce faire, elle utilisait un vocabulaire qui se voulait accessible aux futures « petites mains » du génocide : en désignant notamment le tutsi comme inyenzi (« cafard » en kinyarwanda), et donc comme incarnant une menace, « on tuait à l’avance avec des mots »[12].Malgré cette culture de l’obéissance, il s’agit cependant d’en rappeler les exceptions : les cas de résistance, principalement individuels. Ainsi, lorsqu’une autorité que représente un bourgmestre ou un prêtre décide de ne pas appliquer les ordres, cette autorité « va canaliser et entraîner, qui le village, qui la communauté, dans une attitude d’opposition »[13].

Conclusion

            « Rwanda, à la poursuite des génocidaires » envisage la lutte contre l’impunité des génocidaires présumés et aspire à sortir de la statistique désincarnée des « 100 jours, 1 million de morts » en s’intéressant aux responsabilités pénales individuelles et en s’immisçant dans des histoires personnelles. L’ouvrage met également l’accent sur les victimes de l’ethnie tutsi et leur place dans le processus répressif, notamment à travers de nombreuses superpositions de fantômes qui permettent d’invoquer non seulement les rescapés, mais également celles et ceux qui ont disparu. Enfin, lorsque l’ouvrage touche à une forme d’indicible, l’utilisation de l’aquarelle numérique par Damien Roudeau permet de décentrer le regard. Ainsi, le hors-champ assuré par les croquis d’oiseaux, omniprésents dans l’ouvrage, cède la place à la parole des rescapés[14].

 

[1] Le Figaro et AFP, « Génocide au Rwanda : l’ancien préfet Laurent Bucyibaruta, condamné en France, est mort », Le Figaro, 9 décembre 2023. Disponible en ligne : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/genocide-au-rwanda-l-ancien-prefet-laurent-bucyibaruta-condamne-en-france-est-mort-20231209.

[2] A. Devos, Crimes contre l’humanité — le combat d’une procureure, Paris, Calman-Lévy, 2023, p. 81.

[3] C. Braeckman, « Des décennies de responsabilité belge », Monde diplomatique, mai 2021, pp. 14-15.

[4] C. Geertz, Local Knowledge: Further Essays in Interpretative Anthropology, New York, Basic Books, 1983, cité dans R. Burns, A Theory of the Trial, Princeton, N.J., Princeton U.Press, 1999, p. 22. 

[5] « Assises Bruxelles — il faut d’abord admettre qu’un génocide s’est passé (procureur) », 13 décembre 2019. Disponible en ligne : https://francegenocidetutsi.org/ProcureurUnGenocideSestPasseBelga13decembre201 9.pdf.

[6] D. Vandermeersch, Comment devient-on génocidaire, Bruxelles, GRIP, 2013, pp. 61, 147 et 150.

[7] Ibid., p. 150.

[8] Voy. C. Fonteix, « Génocide rwandais : le principe de légalité fait obstacle à l’extradition », Dalloz Actualité, 12 mars 2014. Disponible en ligne : https://www.dalloz-actualite.fr/flash/genocide-rwandais-principe-de-legalite-fait-obstacle-l-extradition.

[9] H. Arendt, Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2005, p. 88.

[10]  Voy. not. Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, Rome, 17 juillet 1998, e.v. 1er juillet 2002, R.T.N.U, vol. 2187, p. 3., art. 33.

[11] D. Vandermeersch, Comment devient-on génocidaire, Bruxelles, GRIP, 2013, pp. 102-106.

[12] J. Sémelin, dans Assises Rwanda 2001 — compte rendu intégral du procès, 2001. Disponible en ligne : https://assisesrwanda2001.org/proces.html.

[13] D. Vandermeersch, Comment devient-on génocidaire, Bruxelles, GRIP, 2013, pp. 111 et 121.

[14] P. Férus, « “Rwanda, à la poursuite des génocidaires”, un roman graphique pour raconter l’innommable », TV5Monde, 21 septembre 2023. Disponible en ligne : https://information.tv5monde.com/international/video/rwa nda-la-poursuite-des-genocidaires-un-roman-graphique-pour-raconter.

Laisser un commentaire