Le premier sentiment que j’ai eu quand j’ai vu les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick est qu’il s’agit d’un film profondément antihéroïque. A l’exception du colonel Dax (le personnage interprété par Kirk Douglas), les autres membres de l’armée française, tant les officiers que les simples soldats, chacun à sa manière, incarnent cette attitude antihéroïque à l’égard de la guerre dans laquelle ils se trouvent impliqués.
Le point central dans le récit du film est la décision de l’Etat-major français de lancer une offensive presque impossible sur la « Fourmilière », une colline occupée par les Allemands, et le refus d’une partie du régiment menant l’offensive de quitter les tranchées. Ce refus donne lieu à une scène particulièrement marquante, dans laquelle le général responsable de l’offensive (le général Mireau) donne l’ordre à son artillerie de tirer sur ses propres troupes afin de les forcer à quitter les tranchées. Cet ordre est présenté sous une lumière défavorable dans le film : d’une part, le commandant de la batterie refuse de l’exécuter à moins qu’il soit écrit et signé par le général et, d’autre part, le général Mireau est soumis à une enquête au sujet de l’ordre en question.
Celui qui se tournera vers le droit international humanitaire pour établir l’illicéité de l’ordre sera, probablement, étonné : ce droit n’interdit pas explicitement l’attaque ordonnée par le général Mireau. En effet, les règles du droit humanitaire régissant la conduite des hostilités concernent les attaques menées contre l’ennemi, comme le montre très clairement l’intitulé du chapitre pertinent du Règlement annexé à la Convention de La Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (Section II, chapitre I – « Des moyens de nuire à l’ennemi, des sièges et des bombardements »). Ainsi, les attaques dirigées contre ses propres troupes, à l’instar de celle ordonnée par le général Mireau, ne sont pas régies par le droit humanitaire. Ceci vaut non seulement pour les attaques contre des combattants, comme c’est le cas dans le film, mais également pour celles dirigées contre des civils. Notons que, sur ce point, le droit humanitaire n’a pas évolué : l’attaque est toujours définie comme un acte de violence, offensive ou défensif, « contre l’adversaire » (article 49, paragraphe 1er du premier protocole additionnel aux conventions de Genève).
Au vu de cette conclusion, on pourrait se tourner vers le préambule de la convention de La Haye de 1907 précitée et la clause connue sous le nom de « clause Martens ». Cette dernière prévoit que « dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées » par les Etats, « les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique ». La formulation de la clause est, en théorie, suffisamment large pour pouvoir couvrir l’attaque ordonnée par le général Mireau. Mais qu’entendait-on en pratique par les « lois de l’humanité et les exigences de la conscience publique » à l’époque ? On sait que le film s’inspire de véritables procès, qui se sont déroulés en France mais aussi en Italie (v. le film « Les hommes contre », Francesco Rossi, 1970) et au Royaume-Uni (v. le film « Pour l’exemple », Joseph Losey, 1964), notamment. De tels procès illustrent indéniablement la conception extrêmement exigeante du respect des ordres dans un contexte de guerre, et de la valeur supérieure qui est attribuée par l’ensemble des belligérants à la discipline au sein des armées. Dans ce contexte, on peut estimer que, l’emploi de la force (même létale) contre des subordonnés qui, en cas de guerre, refusent d’exécuter un ordre ne semble pas être une méthode rejetée par tous les Etats, loin s’en faut. Il est donc délicat d’affirmer qu’un tel comportement serait incompatible avec la « clause Martens » au sens qui lui était donné à l’époque.
A mon sens, la seule possibilité permettant de conclure que cette attaque était interdite par le droit humanitaire serait de considérer que les soldats en question étaient des membres des forces armées « malades » qui devraient être recueillis et soignés en vertu de la Convention de Genève du 22 août 1864 pour l’amélioration du sort des militaires blessés dans les armées en campagne (article 6 §1). En effet, certains de ces soldats semblent présenter des signes de stress post-traumatique, à l’époque désigné sous les termes « shell-shock » ou « obusite ». Il semble dès lors qu’au moins à l’égard de ces soldats, l’attaque pourrait être considérée comme étant illicite du point de vue du droit international humanitaire.
Pour le reste, le film se focalise sur les conséquences du comportement des soldats du régiment : trois soldats choisis au hasard sont jugés pour « lâcheté face à l’ennemi » par une cour martiale et exécutés. La manière dont le procès se déroule pose la question du droit des accusés à un « procès équitable ». La réponse dépend du droit français de l’époque car, en droit international, les droits de l’homme ne font leur apparition qu’après la Deuxième Guerre Mondiale.
Au fond, les trois soldats sont exécutés à la suite d’actions dues à leur manque d’héroïsme, l’héroïsme qui leur aurait permis de se lancer dans une attaque impossible tout en sachant qu’ils allaient y trouver la mort. En cela, les trois soldats ne sont pas des lâches et les scènes du jugement le montrent très bien. Ils sont simplement des personnes ordinaires (et, dans ce sens-là, des anti-héros) piégées dans la situation extraordinaire qu’est la guerre. Peut-on punir ces personnes pour ne pas avoir agi comme des héros ? Que peut-on demander des soldats dans une guerre ? Ces questions ne sont pas posées seulement par Kubrick. Elles se posent dans chaque guerre et restent toujours d’actualité.
Vaios KOUTROULIS