Par Vincent Chapaux
L’excellence est partout. C’est elle qu’il faut atteindre et c’est pour cela que je suis là. Je n’en suis pas vraiment conscient parce que, au fond, je ne me pense pas comme quelqu’un qui cherche à atteindre le sommet. Mais je le sais. Je suis parti aux Etats-Unis pour acquérir le capital symbolique nécessaire à la poursuite d’une carrière universitaire contemporaine. Et sur le fond, je ne suis pas vraiment pour. Je me rends compte qu’exiger l’expatriation après la thèse accentue la précarité des chercheurs, qui sont finalement soumis à environ 10 ans de période d’essai. Je sais que cette internationalisation du curriculum constitue une discrimination évidente à la femme qui, plus tôt que l’homme, doit faire un choix entre famille et carrière. Je sais que tout ce qui prolonge l’instabilité contractuelle constitue un avantage pour le patriarcat. J’ai appris. J’ai lu pas mal de livres. Mais je pars quand même. J’ai 32 ans. Est-ce le bon choix ? Vais-je rencontrer l’excellence ? En-ai-je vraiment envie ? Quelque chose me rebute dans cette notion. Comme si je n’arrivais pas à faire abstraction du darwinisme social dont elle est si manifestement empreinte.
Sans se rendre compte qu’ils insultent le reste des Etats-Unis, les gens me disent que New York, c’est différent. Que, tu vas voir, la culture c’est dingue, les plus grands viennent jouer là. Et puis la recherche, ah ça ! C’est des autres conditions de travail. Les bibliothèques sont incroyables et elles sont ouvertes toute la nuit. Et les meilleurs profs aussi, ils sont aux States, c’est clair.
Aujourd’hui je peux en témoigner. J’ai rencontré l’excellence. Mais j’ai aussi vu son prix.
J’ai d’abord constaté l’excellence des conditions de travail. Tout à côté d’un parc où se croisaient musiciens de jazz et joueurs d’échec je disposais d’un bureau agréable et climatisé dans un bâtiment tout neuf et rehaussé de deux terrasses en teck ensoleillées. Les bibliothèques, celles de droit en particulier, étaient magnifiques. Lustres, moquettes et vénérables collections sur les murs. Calés dans des divans de cuirs, les professeurs du département me reçoivent. Ils sont avenants, ouverts sur le monde et très compétents. Lors des séminaires, des chercheurs du monde entier se croisent. Le cosmopolitisme fertilise les échanges et fait fleurir des projets stimulants. Et puis on fréquente les puissants. Pour parler du conflit israélo-palestinien, nous sommes attablés à dix ou quinze avec la responsable « droit international » du gouvernement israélien. Pour évoquer le droit onusien, nous devisons avec les trois principaux responsables juridiques de l’organisation. Nous socialisons entre élites. L’excellence est aussi dans le reste de la ville. L’offre musicale, en particulier, est étourdissante. Locales ou étrangères, les formations se succèdent à un rythme effréné. L’excellence est là et le prix qu’elle coûte à la société est tout à côté. Très visible.
A gauche de sa caisse enregistreuse, la serveuse qui sert mon café matinal a disposé un récipient à pourboire rehaussé d’un carton « dental » pour signifier ce que tout le monde sait ici : on peut travailler à temps plein et ne pas avoir les moyens de se payer des soins de santé (encore moins le dentiste). Nous fréquentons des amis musiciens assez reconnus. Ils me confirment qu’eux non plus ne peuvent se permettre une assurance. Si une voiture les renverse, c’est sûr, ils perdront leur maison. Lorsque je prends le métro je me rends compte que le fossé social se double d’un fossé ethnique. Plus je m’éloigne du centre ville, plus la peau des passagers devient foncée, les cernes profondes, les dos courbés. Je ne retrouve pas ces visages dans mon université. Et je m’interroge. Quel rôle joue mon institution dans cette comédie humaine ? Répandre le savoir ? Où le confisquer au profit d’une élite ? On m’assure que le système de bourses permet ici que l’université soit accessible, même aux plus démunis. Mais je sais aussi que, selon l’OCDE, les Etats-Unis sont le pays développé dans lequel la mobilité sociale est la plus faible et je n’ai pas l’impression que mes compagnons de métro sont prêts à envoyer leurs enfants fouler les couloirs feutrés que je parcours tous les jours.
Aujourd’hui mon séjour étasunien est terminé et j’ai beaucoup appris. Mais, c’est drôle. Je m’interroge beaucoup moins sur la manière d’atteindre l’excellence que sur le type de société qu’il nous faudra créer pour y parvenir.
Vincent Chapaux
Vincent Chapaux est chercheur postdoctoral en droit international et en relations internationales à l’ULB. Titulaire d’une bourse Fulbright et soutenu par une bourse de l’Union des Anciens Etudiants de l’ULB (Section New York), il a passé la dernière année à la New York University School of Law.