« La Cour de Justice de l’UE et le Sahara occidental : le droit à l’autodétermination vidé de sa substance ? » de François Dubuisson

Après trois ans d’attente, la Cour de Justice de l’UE a rendu le 4 octobre 2024 ses arrêts dans deux instances concernant deux accords économiques conclus par l’Union européenne avec le Maroc, applicables sur le territoire du Sahara occidental, l’accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable, d’une part (affaires jointes C-778/21 P et C-798/21 P), deux protocoles relatifs à l’accord d’association UE-Maroc, d’autre part (affaires jointes C-779/21 P et C-799/21 P). Elle a statué sur le pourvoi introduit par le Conseil et la Commission contre deux arrêts rendus par le Tribunal de l’UE le 29 septembre 2021, qui avait jugé que ces accords avaient été conclus en violation du droit à l’autodétermination du peuple sahraoui et avait dès lors décidé dès d’annuler les décisions de l’UE les approuvant. La Cour de Justice a rejeté le pourvoi et confirmé l’annulation mais, comme on le mettra en évidence, au prix d’une modification substantielle du raisonnement tel qu’il avait été tenu par le Tribunal. Dans une troisième décision (affaire C-399/22), statuant sur une question préjudicielle, la Cour a établi que les fruits et légumes originaires du Sahara occidental doivent être étiquetés comme provenant de ce territoire, en excluant l’indication du Maroc comme pays d’origine. Nous n’évoquerons cette décision pas davantage ici.

Le Conseil, la Commission et d’autres parties intervenantes au pourvoi contestaient préalablement le droit et l’intérêt à agir du Front Polisario, mais la Cour a admis la recevabilité de la requête en annulation introduite initialement par le Polisario. Notre analyse n’abordera pas ce point procédural, et portera sur les aspects de fond, concernant la compatibilité des accords de pêche et commerciaux avec le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui.

Le 25 octobre 2018, l’Union européenne et le Royaume du Maroc ont conclu un accord sous forme d’échange de lettres sur la modification des protocoles n°1 et n°4 de l’accord euro-méditerranéen, étendant aux produits originaires du Sahara occidental les préférences tarifaires accordées aux produits en provenance du Maroc. Par ailleurs, le 14 janvier 2019, l’UE et le Royaume du Maroc ont conclu l’accord de partenariat dans le domaine de la pêche durable, prévoyant l’extension de son application aux eaux adjacentes du Sahara occidentale, faisant suite à l’accord de pêche passé en 2006. Ces accords sont intervenus à la suite des décisions rendues par la Cour de Justice dans les affaires Conseil c. Front Polisario (arrêt du 21 décembre 2016) et Western Sahara Campaign UK (arrêt du 27 février 2018), au terme desquelles la Cour avait établi qu’en application du principe d’autodétermination et de l’effet relatif des traités, les accords économiques UE-Maroc ne pouvaient être interprétés comme applicables au Sahara occidental, territoire non autonome, distinct du territoire marocain. En particulier, la CJUE avait énoncé que l’inclusion du Sahara occidental aurait supposé que « le peuple du Sahara occidental ait manifesté [son] consentement » (Conseil c. Front Polisario, § 106).

C’est ainsi que dans le cadre de la négociation des nouveaux accords, la Commission a procédé à des consultations auprès des « populations concernées » présentes au Sahara occidental, « afin de s’assurer de leur consentement à l’accord ». La question de la validité des traités a ainsi largement tourné autour du fait de savoir si ces consultations valaient consentement, et si les acteurs consultés pouvaient être considérés comme incarnant le « peuple sahraoui », sachant notamment que le Polisario avait refusé de participer aux consultations, en exprimant son rejet de la méthode utilisée. Le Tribunal a estimé que le consentement n’avait pu être valablement recueilli, dès lors que, d’une part, les consultations avaient visé les « populations locales concernées » à travers des acteurs sélectionnés par la Commission et le Maroc, ce qui ne correspondait pas à la notion de « peuple du Sahara occidental » au sens du droit à l’autodétermination, incluant une part importante de réfugiés sahraouis situés en dehors du territoire, et que, d’autre part, l’obtention d’un soutien majoritaire des acteurs consultés ne peut être considérée comme correspondant à l’exigence d’un consentement « libre et authentique » du peuple sahraoui, d’autant plus qu’ « il n’était pas impossible de recueillir le consentement de ce dernier par l’intermédiaire du Front Polisario » (affaires jointes T-344/19 et T-356/19, § 346).

L’approche surprenante de la CJUE : le renvoi au « consentement présumé » du peuple sahraoui

Si la Cour rejette les pourvois et confirme les jugements d’annulation, c’est en procédant très largement à une substitution de motifs, dont l’effet aboutit en définitive à vider très largement de sa substance le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui et l’exigence de son consentement à tout accord économique applicable au Sahara occidental. La Cour confirme que les populations locales consultées ne correspondent pas au « peuple sahraoui » et que dès lors « ces consultations ne sauraient donc équivaloir à l’obtention du consentement du “peuple” du territoire non autonome du Sahara occidental » (§ 159 ; sauf indication contraire, les paragraphes indiqués renvoient au jugement rendu dans les affaires jointes C-778/21 P et C-798/21 P, relatives à l’accord de pêche). Néanmoins, la Cour poursuit son analyse en écartant l’exigence d’un consentement explicite posée par le Tribunal. La Cour estime que « dans la situation particulière d’un peuple d’un territoire non autonome, un consentement de ce peuple à un accord international par rapport auquel il a la qualité de tiers et dont l’application est prévue sur le territoire auquel se rapporte son droit à l’autodétermination peut être présumé pour autant que deux conditions soient satisfaites » (§ 180). La première est que l’accord ne doit pas créer d’obligations à charge du peuple. La seconde est que l’accord doit prévoir que le peuple « perçoit un avantage précis, concret, substantiel et vérifiable découlant de l’exploitation des ressources naturelles de ce territoire, et proportionnel à l’importance de cette exploitation », y compris « un mécanisme de contrôle régulier permettant de vérifier la réalité de l’avantage accordé » (§ 181). Pour la Cour, lorsque ces deux conditions sont remplies, « le consentement du peuple concerné doit être tenu pour acquis ». A cet égard, le fait qu’un « mouvement qui se présente comme étant le représentant légitime de ce peuple s’oppose à cet accord » ne suffit pas à « remettre en cause l’existence d’un tel consentement présumé » (§183).

Pour étayer ce régime juridique totalement inédit, la Cour ne se fonde sur aucun texte, aucune jurisprudence, aucune source précise. Elle se limite à une référence très générale au principe de « primauté des intérêts des peuples des territoires non autonomes », découlant de l’article 73 de la Charte de l’ONU et à la possibilité, en droit international, d’accorder son consentement « de manière implicite ». Le seul moyen indiqué par la Cour pour renverser la présomption consiste, pour un représentant légitime du peuple, à démontrer que les conditions ne sont pas satisfaites (§ 184), ce qui est en réalité un mécanisme purement circulaire.

En définitive, le peuple bénéficiant du droit à l’autodétermination se voit privé de toute manifestation subjective de consentement, même à travers un représentant reconnu comme légitime par les Nations Unies, et se voit imposer un « consentement présumé » irréfragable si un accord conclu par des tiers satisfait à des conditions objectives d’octroi d’avantages, dont la réalité sera évaluée en dernière instance par le juge européen (§ 184).

En l’espèce, la Cour a considéré que les accords de libéralisation et de pêche n’imposaient aucune obligation à charge du peuple sahraoui ni n’emportait reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le territoire du Sahara occidental (§176), mais que l’annulation s’imposait néanmoins à défaut d’avoir respecté la seconde condition pour établir un consentement présumé, à savoir l’octroi d’un avantage spécifiquement identifié au profit du peuple sahraoui. En particulier, pour l’accord relatif à la pêche, la zone concernée par l’accord n’opère pas de distinction entre les eaux adjacentes au Maroc et les eaux adjacentes du Sahara occidental et aucun mécanisme d’octroi de contreparties financières au bénéfice du peuple sahraoui n’est prévu. Pour l’accord relatif aux préférences tarifaires, c’est « le Royaume du Maroc, en tant que partie à l’accord litigieux, qui est titulaire des préférences tarifaires accordées par l’Union aux produits en provenance du Sahara occidental », et non le peuple sahraoui (affaires jointes C-779/21 P et C-799/21 P, § 159).

Même si les deux arrêts de la Cour aboutissent à rejeter les pourvois et confirmer l’annulation des deux accords litigieux, c’est au prix d’un raisonnement juridique très peu convaincant, consistant à établir un régime de « consentement présumé » du peuple en cas d’accord lui octroyant un avantage spécifique, sans qu’il lui soit possible de s’y opposer. Cela signifie que pour la conclusion de futurs accords, il sera loisible à l’UE de négocier uniquement avec le Maroc en veillant à accorder des avantages suffisamment identifiés au profit du peuple sahraoui, sans qu’il soit même besoin de consulter le seul représentant légitime de ce peuple, reconnu par les Nations Unies, et à plus forte raison, de prendre en considération un éventuel refus de sa part. Une telle construction juridique apparaît peu compatible avec le contenu du droit à l’autodétermination et de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles et n’a pu être conçue qu’en laissant de côté la question de la légalité de la présence continue du Maroc au Sahara occidental et des conséquences juridiques à en tirer.

L’éléphant dans la pièce :  l’illégalité de l’annexion marocaine du Sahara occidental

A aucun moment la Cour n’examine la question de savoir à quel titre le Maroc serait habilité à conclure un accord économique applicable au Sahara occidental et exploitant les ressources naturelles de ce territoire, au bénéfice de son peuple. Comme la Cour l’avait relevé dans l’affaire Western Sahara Campaign UK, « le Royaume du Maroc a catégoriquement exclu d’être une puissance occupante ou une puissance administrante du territoire du Sahara occidental » (§ 72). Comme le précise l’échange de lettres relatif à l’accord de pêche, le Maroc considère que « la région du Sahara est une partie intégrante du territoire national sur laquelle il exerce la plénitude de ses attributs de souveraineté comme sur le reste du territoire national ». De son propre aveu, le Maroc a annexé de jure le Sahara occidental, en dépit de son statut de territoire non autonome, et de l’avis rendu par la Cour internationale de Justice en 1975, reconnaissant le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui (C.I.J., Sahara occidental, avis consultatif du 16 octobre 1975).

A cet égard, il faut rappeler que l’Assemblée générale des Nations Unies a qualifié dans deux résolutions la présence marocaine d’occupation (résolution 34/37, adoptée le 21 novembre 1979 et résolution 35/19, adoptée le 11 novembre 1980). Une telle qualification a été récemment confirmée par la Cour africaine des droits de l’homme. Dans un arrêt du 22 septembre 2022, non mentionné par la CJUE, la Cour a observé que « l’ONU et l’UA reconnaissent la situation de la RASD [République arabe sahraouie démocratique/Sahara occidental] comme une situation d’occupation et considèrent le territoire de celle-ci comme l’un des territoires dont le processus de décolonisation n’est pas encore totalement achevé » (Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, arrêt du 22 septembre 2022, Bernard Anbataayela Mornah c. République du Bénin e.a. (requête nº 028/2018), § 301). La Cour en conclut que « l’occupation continue de la RASD par le Maroc est incompatible avec le droit à l’autodétermination du peuple de la RASD, tel que consacré par l’article 20 de la Charte, et constitue une violation de ce droit » (§ 303). Effectivement, l’application des principes pertinents conduisent à considérer que le contrôle opéré par le Maroc sur le territoire du Sahara occidental constitue une « occupation étrangère » : le peuple sahraoui jouit du droit à l’autodétermination, le Maroc est entré en possession de ce territoire par la force (résolutions 34/37 et 35/19 de l’AG ONU, précitées) et l’a annexé en prétendant y exercer sa souveraineté. Une telle situation ne peut être que considérée comme une occupation illégale, comme l’a établi la Cour africaine.

Dans son avis rendu le 19 juillet 2024 dans l’affaire des Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, la Cour internationale de Justice a énoncé que « l’affirmation par Israël de sa souveraineté sur certaines parties du Territoire palestinien occupé et l’annexion de celles-ci constituent, ainsi que cela a été exposé ci-dessus, une violation de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force. Cette violation a un impact direct sur la licéité de la présence continue d’Israël, en tant que puissance occupante, dans ledit territoire » (§ 254). La Cour a ajouté que « le fait qu’[Israël exerce sa souveraineté sur certaines parties du Territoire palestinien occupé […] constituent une entrave à l’exercice, par le peuple palestinien, de son droit à l’autodétermination ». Elle mentionne également « les pratiques d’Israël consistant à priver le peuple palestinien de la jouissance des ressources naturelles dudit territoire et son entrave au droit de ce peuple de poursuivre librement son développement économique, social et culturel ». La Cour en conclut qu’ « en privant de manière continue le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination, [le contrôle permanent du territoire palestinien] viole des principes fondamentaux du droit international et rend illicite la présence d’Israël dans le Territoire palestinien occupé (§ 261). S’agissant des conséquences juridiques à en tirer pour les États tiers, la Cour dégage notamment « l’obligation de ne pas entretenir de relations conventionnelles avec Israël dans tous les cas où celui-ci prétendrait agir au nom du Territoire palestinien occupé ou d’une partie de ce dernier sur des questions concernant ledit territoire ; de ne pas entretenir, en ce qui concerne le Territoire palestinien occupé ou des parties de celui-ci, de relations économiques ou commerciales avec Israël qui seraient de nature à renforcer la présence illicite de ce dernier dans ce territoire » (§ 278). De manière plus générale, la Cour énonce que les États « sont également tenus de ne pas prêter aide ou assistance au maintien de la situation créée par cette présence » (§ 279).

Il existe certaines différences entre la situation du Territoire palestinien occupé et celle du Sahara occidental, mais de nombreuses analogies peuvent être établies. En particulier, il s’avère que l’annexion du Sahara occidental par le Maroc en tant que territoire non autonome est contraire au droit à l’autodétermination et que sa présence prolongée y est donc illicite. Il en découle des obligations de non reconnaissance et de non assistance à charge de l’UE et de ses États membres, dont celle de ne pas contribuer au renforcement du contrôle du territoire du Sahara occidental par le Maroc et de ne pas y admettre l’exercice de sa souveraineté. Cela implique concrètement que l’UE ne devrait pas être admise à conclure avec le Maroc un accord concernant l’exploitation des ressources naturelles du Sahara occidental ou permettant à cet État de prétendre y exercer la moindre autorité, qu’il considère lui-même fondée sur un titre de souveraineté. De ce point de vue, conclure des accords économiques avec le Maroc ne peut que contribuer à affermir l’autorité de cet Etat dans le territoire du Sahara occidental et pose de ce fait un problème fondamental au regard du principe d’autodétermination.

Conclusions

En ignorant totalement la question de la légalité de la présence continue du Maroc au Sahara occidental, en ne déterminant pas la portée précise des obligations de non reconnaissance et de non assistance et en construisant de toute pièce un régime juridique qui remplace l’exigence d’un consentement explicite, libre et authentique du peuple du Sahara occidental par celle d’un « consentement présumé » fondé sur les termes d’un accord à négocier uniquement entre l’UE et le Maroc, la Cour de Justice a largement vidé de sa substance le droit à l’autodétermination en lui substituant un mécanisme qu’il est difficile de ne pas qualifier de néocolonial. Et les arrêts rendus laissent ainsi présager de nouveaux recours et procédures, visant les futurs accords qui ne manqueront pas d’être conclus entre l’UE et le Maroc.

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