Quatre jours après l’invasion du Koweït par l’armée irakienne, les Etats-Unis déploient des troupes en Arabie saoudite dans le cadre de l’opération « Bouclier du désert », le 6 août 1990. Parmi les effectifs figure l’escouade des Jarheads, dont le film de Sam Mendes tire son nom et raconte l’histoire. Le long métrage décrit la dégradation de la santé mentale des soldats paralysés dans le désert saoudien à cause des mesures adoptées par le Conseil de sécurité. Le réalisateur met en scène l’impact de la « logique du garrot qu’il était loisible à l’Irak de desserrer à tout moment[1] » adoptée par le Conseil de sécurité et louée unanimement en doctrine. C’est cette logique de l’immobilisme qui est mise en scène dans le film.
Avant d’aborder plus précisément les considérations juridiques, insistons sur le fait que Jarhead est un film de guerre tranchant avec le genre habituel, puisqu’il propose la description d’un conflit où les armes à feu ne sont jamais utilisées par les personnages principaux en-dehors des terrains d’entraînement. Sam Mendes propose son interprétation d’une « drôle de guerre » d’un nouveau type, dont l’immobilisme semble aller à l’encontre de la fonction de combat du militaire. Cette contradiction, présentée comme la négation de la raison d’être du soldat, est au cœur du film.
Le film est découpé en plusieurs parties que l’on peut présenter ainsi :
1) l’entraînement (qui prépare au pire),
2) le déploiement dans le désert saoudien lors de l’opération bouclier du désert (qui se caractérise par une attente interminable),
3) et enfin la pénétration du territoire du Koweït lors de l’opération tempête du désert (qui est censée marquer le début des hostilités).
Le film analyse dans ses deux premiers tiers les effets de l’inaction militaire afin de répondre à la question suivante : quels effets peut avoir sur la santé mentale des jarheads un conflit qui ne leur permet pas d’utiliser les armes auxquelles ils ont pourtant prêté allégeance et sans lesquelles ils ne sont rien ? Lors de leur formation, les nouvelles recrues doivent effectivement prêcher le célèbre rifleman’s creed – déjà croisé dans Full Metal Jacket de Stanley Kubrick – et qui se lit ainsi : « This is my rifle. There are many like it, but this one is mine. Without my rifle, I am nothing. Without me, my rifle is nothing ».
Si l’on comprend l’enjeu du film, il reste à identifier ce que le droit international – qui n’est pas mentionné expressément – a à voir avec le supplice que traverse l’armée américaine, qui se voit « empêchée » de libérer le Koweït. L’immobilisme du conflit, qui en fait sa particularité, trouve en réalité son origine dans un contexte juridique précis et nouveau : celui de la revitalisation du régime de la Charte sur l’interdiction du recours à la force.
Si le cadre juridique dans lequel les jarheads évoluent malgré eux se dessine progressivement, soulignons que le mal-être des soldats n’a pas seulement pour cause leur obligation d’attendre dans le désert saoudien. Le dernier tiers du film, décrivant l’opération tempête du désert, témoigne à nouveau de l’inutilité des soldats dans ce conflit face à la supériorité technologique et militaire des Etats-Unis sur le gouvernement irakien : les jets militaires – les zoomies dont l’escouade déplore l’efficacité – étant présentés comme le principal moyen ayant permis de remporter rapidement la guerre. Puisque les aspects juridiques intéressent surtout les deux premières parties, il semble pertinent de se concentrer sur celles-ci.
« The bureaucrats have a lot of jawboning to do », ou le principe d’interdiction du recours à la force revitalisé par le Conseil de sécurité
En vertu de l’article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies, une attaque dirigée contre le gouvernement irakien aurait a priori constitué une violation du principe d’interdiction du recours à la force. En l’absence d’autorisation du Conseil de sécurité (article 42 de la Charte), il est possible pour un Etat d’exercer son « droit naturel à la légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où [il] fait l’objet d’une agression armée » (article 51 du même texte). Il s’agit alors de déterminer pourquoi les Etats-Unis ne pouvaient pas concourir à l’exercice par le Koweït de son droit à la légitime défense collective lors du déploiement des jarheads.
Afin de répondre, rappelons qu’en vertu de la Charte des Nations Unies, un Etat ne peut plus répliquer par la force à une agression armée lorsque le Conseil de sécurité a « pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». En l’espèce, l’invasion du Koweït entraîne une réaction exceptionnelle de la part du Conseil de sécurité, au point qu’elle a valu le commentaire célèbre du Professeur Dupuy qui y voyait la naissance d’une « communauté internationale à certains égards moins hétérogène, si elle n’est plus unifiée »[2]. La fin de la guerre froide permet une « réactivation » bienvenue du Chapitre VII de la Charte, incarnée pour la première fois par les résolutions 660 (1990) et suivantes de l’organe politique des Nations Unies et dont il convient d’évoquer les grandes lignes.
Le jour-même de l’invasion, celle-ci est condamnée par le Conseil de sécurité qui « exige que l’Iraq retire immédiatement et inconditionnellement toutes ses forces » du Koweit (§2 de la résolution 660 (1990)). Le 6 août 1990 le Conseil adopte la résolution 661 (1990) et décide, en application de l’article 41 de la Charte, d’interrompre complètement les relations économiques avec l’Irak (§3 de la résolution). Ces mesures ont ainsi neutralisé la possibilité pour le Koweït d’exercer son droit à la légitime défense puisque l’imposition d’un embargo global contre l’Irak était une mesure jugée « nécessaire au maintien de la paix et de la sécurité internationales ».
Le film prend note de l’impossibilité pour les Etats-Unis de recourir à la force dès l’arrivée des jarheads dans le désert saoudien lorsque le général en charge des opérations leur explique la situation militaire. Après avoir défendu la nécessité d’une attaque armée contre Saddam Hussein et son régime, il se voit dans l’obligation de décevoir son auditoire en soulignant qu’une telle attaque est impossible car « the bureaucrats have a lot of jawboning to do ».
Face à l’impossibilité de recourir à l’exception de légitime défense collective du Koweït, il reste celle de l’autorisation du Conseil de sécurité. Là encore, le Conseil agit d’une manière jusqu’alors unique, avec l’adoption de la résolution 678 (1990) du 29 novembre 1990. Celle-ci permettait aux Etats membres des Nations Unies d’ « user de tous les moyens nécessaires pour faire respecter et appliquer la résolution 661 (1990) », « si [et seulement si] au 15 janvier 1991 l’Irak n’a[vait] pas » respecté ladite résolution (§2). La particularité de cette autorisation du recours à la force, à travers cette formule devenue célèbre, réside donc dans l’ultimatum posé à l’Irak.
Ce rapide tour d’horizon des principales mesures adoptées par l’organe politique des Nations Unies constitue ce que la doctrine a qualifié de « logique du garrot » mentionnée en introduction. Celle-ci avait pour objet de retarder au maximum le recours à la force ; d’en faire une solution de dernier recours. Par extension, cela signifie que tout était fait pour que les jarheads ne puissent pas prendre pas les armes contre l’Irak. C’est là tout l’intérêt d’une analyse du film à la lumière du droit international : elle permet d’apporter un regard réaliste à l’optimisme qui avait la réaction du Conseil de sécurité. Après avoir posé le cadre juridique, il faut le confronter au sort des jarheads.
« And we wait for them. This is our labor. We wait », la faute du droit international ?
A la lecture de la première partie, le film semble présenter l’interdiction du recours à la force comme étant intrinsèquement incompatible avec la fonction classique du soldat. La description, par le personnage principal, de la routine dans laquelle son escouade est enfermée illustre cela : « Us, six times a day we gather for formation, and we hydrate. We patrol the empty desert. And we dehydrate. We throw handgrenades, into nowhere. We navigate imaginary minefields. We fire at nothing. And we hydrate some more. And we look north, toward the border… and we wait for them. This is our labor. We wait ».
La dernière phrase témoigne de l’unique espoir des soldats, probablement la seule chose leur permettant de rester sain d’esprit : la légitime défense. Empêchés de recourir à la force pour les raisons précédemment énoncées, les soldats surveillent la frontière dans l’espoir d’une attaque irakienne qui leur permettrait de concourir à l’exercice du « droit naturel à la légitime défense » collective de l’Arabie saoudite cette fois – et non plus du Koweït.
Il faut attendre l’expiration de l’ultimatum posé à l’Irak par le Conseil de sécurité (le 15 janvier 1991 en vertu de la résolution 678 (1990) précitée) pour que les jarheads soient informés du lancement de l’opération tempête du désert. Le sergent instructeur leur informe que cette opération leur permet de devenir « [the] righteous hammer of God. And that hammer is coming down. It’s real now ».
Cette réalité du conflit, sur laquelle insiste le personnage de Jamie Foxx, permet la renaissance du soldat. Ce qu’illustre une scène relatant le premier bombardement aérien essuyé par l’escouade. Sam Mendes y met en scène le personnage principal refusant de se mettre à l’abri, préférant fixer l’horizon d’où viennent les bombes. Ce dernier embrasse le conflit pour affirmer : « My combat action has commenced ».
Le message est clair : le soldat, destiné au combat, ne trouve sa raison d’être que sur un champ de bataille. La règlementation du recours à la force apparaît alors comme un obstacle à la réalisation de la fonction du soldat. Doit-on néanmoins tenir le droit international véritablement responsable des maux subis par les jarheads ? Afin de répondre, identifions le véritable problème : réside-t-il dans le fait que les soldats ne prennent pas les armes, ou plutôt dans le fait qu’ils ne tirent un sentiment d’existence – source de satisfaction morale – que par l’accomplissement de leur fonction ? Cette seconde possibilité doit être retenue puisque Sam Mendes explique les tourments de ses personnages par référence à l’entraînement qu’ils ont traversé plutôt que par référence à l’impossibilité d’attaquer l’Irak.
Difficile alors d’affirmer que le ius ad bellum est responsable de la folie des jarheads : si le droit international est effectivement un obstacle au recours à la force, le besoin vital des soldats de faire la guerre trouve son origine dans la certitude qu’un conflit doit être guerrier. Cette certitude trouve elle-même sa source dans l’entraînement des recrues ainsi que dans l’expérience militaire sanglante des Etats-Unis depuis la fin de la seconde guerre mondiale. A cet égard, Sam Mendes insiste particulièrement sur l’héritage de la guerre du Viêt Nam.
L’ensemble du film est construit de sorte à accentuer la rupture que représente le déploiement dans la région du Golfe avec la guerre d’Indochine. L’opération « Bouclier du désert » intervient comme l’exact opposé de ce que l’entraînement des jarheads cherchait justement à anticiper en les préparant à l’inhumanité des champs de bataille. La déshumanisation est au cœur du processus de formation des soldats : le sergent instructeur leur demande d’être « the meanest, the cruelest, the most savage » de tous les hommes « in God’s cruel kingdom ».
L’entraînement atteint une telle intensité qu’il cause la mort accidentelle d’une recrue, seule perte humaine du film. Elément qui contraste clairement avec le film Apocalypse Now, où Martin Sheen est le seul survivant d’une escouade chargée d’éliminer un déserteur pendant la guerre du Viêt Nam.
Davantage que l’entraînement des jarheads, leur besoin de se battre sur un champ de bataille – frustré par le droit international – s’explique par la perception qu’ils ont de ce que doit être une guerre. Le film explique cela par référence à la guerre du Viêt Nam ; souvenir douloureux pour l’histoire des Etats-Unis que les soldats déployés en Arabie saoudite chérissent pourtant. Le père du personnage principal a servi au Viêt Nam et les soldats américains visionnent le film Apocalypse Now avec l’espoir que le conflit en Irak soit à la hauteur en termes de violence. Ce n’est qu’à leur retour aux Etats-Unis qu’ils seront confrontés aux ravages de cette dirty war sur ses soldats rescapés :
Notons aussi que le long métrage possède une construction narrative semblable à celle de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, se déroulant pendant la guerre du Viêt Nam : 1) on a d’abord l’entraînement des recrues, qui se finit par la mort de l’une d’elles (à la différence que dans le film de Kubrick la recrue se suicide), 2) puis le déploiement sur le terrain. Sam Mendes insiste cependant sur l’inadéquation des expériences précédentes par rapport au nouveau conflit à venir dans le Golfe. Kubrick soulignait quant à lui l’inverse lorsqu’il mettait en scène des soldats chantant leur hymne Mickey Mouse ! dans les ruines de la ville d’Huế. Dit autrement, le déploiement au Viêt Nam permettait aux soldats d’embrasser ce pourquoi ils avaient été entraînés – le chaos et la fureur de la guerre – tandis que le conflit contre l’Irak ne permettait pas aux jarheads d’étreindre ce que l’entraînement et l’histoire leur promettait pourtant.
Cette dichotomie entre les deux conflits permet de comprendre l’origine de la frustration des soldats déployés en Arabie saoudite, et les conséquences qui s’ensuivirent. Le tourment des jarheads pousse un des membres de l’escouade au suicide plusieurs mois après leur retour aux Etats-Unis. Les dernières paroles du personnage principale témoignent de la généralisation de ce mal-être à l’ensemble de l’escouade : « A story. A man fires a rifle for many years… and he goes to war. And afterwards he comes home… and he sees that whatever else he might do with his life… build a house… love a woman… change his son’s diaper… he will always remain… a jarhead. And all the jarheads… killing and dying… they will always… be me. We are still… in the desert ».
Cette rapide analyse de Jarhead sous le prisme du droit international a permis de comprendre l’originalité de la guerre contre l’Irak ainsi que ses effets sur des soldats entraînés à ne trouver leur salut que sur un champ de bataille. Mettre en perspective la revitalisation du principe d’interdiction à la force avec l’expérience décrite par Sam Mendes aboutit à une réflexion sur la notion de soldat que l’on était loin d’imaginer lors de l’adoption des résolutions 660 et suivantes par le Conseil de sécurité.