L’espionnage et les rivalités entre grandes puissances occupent une place prépondérante dans la première période anglaise d’Alfred Hitchcock, entamée à l’ère du muet dans les années 1920. On y retrouve en particulier la version originelle de The Man who Knew too much (L’homme qui en savait trop), dont il fera lui-même le remake en 1956, mais aussi The Thirty-Nine Steps (Les 39 marches), qui préfigure l’un des films les plus remarquables de sa période américaine, North by Northwest (La mort aux trousses). On y savoure aussi les délicieuses aventures de Miss Froy, dans The Lady Vanishes (Une femme disparaît), produit et réalisé en 1938, et sorti sur les écrans au mois d’août de la même année – la date a son importance, on y reviendra.
L’intrigue peut ainsi être résumée : des voyageurs se retrouvent coincés dans une auberge située en Bandika, pays imaginaire de la région des Balkans, dans l’attente d’un train pour Bâle, retardé à cause d’une avalanche. Iris, une jeune femme anglaise qui doit regagner Londres pour s’y marier, fait la connaissance d’une vieille dame à la fois charmante et radoteuse, Miss Froy, laquelle se présente comme une modeste gouvernante de retour de villégiature. Le lendemain, au cours du voyage en train, Miss Froy disparaît mystérieusement. La jeune femme part à sa recherche, mais, pour des raisons diverses, chaque voyageur qui pourrait témoigner de l’existence de Miss Froy nie catégoriquement sa réalité. Avec l’aide de Gilbert, jeune homme qui traverse l’Europe centrale pour en répertorier les danses folkloriques, Iris retrouvera Miss Froy, qui est en réalité une espionne porteuse d’une dépêche de toute première importance sur la conclusion d’un traité secret entre deux puissances de la région. Les trois protagonistes échapperont ensemble au complot ourdi par les services secrets de Bandika et porteront jusqu’à Londres le précieux message.
Sous les apparences d’une œuvre légère et désuète, à laquelle beaucoup préfèrent le charme sombre et sensuel des 39 marches, Une femme disparaît recèle un certain nombre de problématiques juridico-diplomatiques fortement marquées par l’époque de l’entre-deux guerres.
Le film fonctionne selon des règles souvent appliquées aux films catastrophe : un petit groupe soi-disant représentatif est confiné dans un espace clos et y affronte des événements dramatiques qui vont renseigner le spectateur sur le fonctionnement de la société tout entière. Ici, ce n’est ni dans un avion de ligne, ni sur un paquebot au milieu des icebergs, encore moins dans une ferme entourée de zombies que le groupe témoin se retrouve enfermé et condamné à survivre, mais dans une auberge des Balkans, puis dans un train qui traverse l’Europe centrale, en 1938. Un voyage symbolique, en quelque sorte, de Sarajevo vers Munich, avec une escale qui pourrait se situer quelque part en Tchécoslovaquie (l’un des cerveaux du complot est présenté comme le « fameux Dr Hartz, de Prague » – un neurochirurgien dont les pratiques semblent présager la médecine nazie).
Le film met en scène des rapports de force qui ressemblent à s’y méprendre aux relations tendues qu’entretiennent à l’époque démocraties et régimes autoritaires. D’un côté, l’honorable société anglaise, surreprésentée dans l’auberge comme dans le train. Volontiers critique envers la dictature balkanique, et viscéralement attachée aux valeurs d’une certaine démocratie libérale, la petite communauté des sujets de sa Majesté apparaît en revanche comme nettement trop égotique pour avoir une prise quelconque sur les événements.
Une jeune femme prête à un mariage de raison, un musicologue excentrique, deux amateurs de cricket qui placent ce sport au-dessus de toute autre considération humaine ou géopolitique, et un couple adultère soucieux de sauvegarder les apparences, composent cette microsociété inadaptée aux circonstances. Hitchcock peint le portrait d’une Angleterre vieillissante, hypocrite et indifférente, totalement inadaptée au monde qui l’entoure. Certains de ses représentants ne comprennent d’ailleurs pas que l’on puisse parler des « langues étrangères » (entendez : autre chose que l’anglais), même au cœur des Balkans. Pas plus qu’ils ne mesurent la gravité des menaces qui pèsent sur l’Europe.
Face de ce petit bataillon de sujets britanniques se dresse un assemblage de fortune composé de malfaiteurs latins et de criminels froids et organisés aux accents germaniques. Une première ébauche de l’axe, en quelque sorte.
Au cours de cette rencontre, c’est l’Europe occidentale qui perd la tête, au sens propre comme au sens figuré. La jeune anglaise est assommée par erreur avant de monter dans le train ; plus tard, lorsque Miss Froy disparaît, on lui prête des hallucinations. Et tous les témoins britanniques attesteront cette thèse : ils n’ont pas vu Miss Froy, tout simplement parce qu’ils n’ont pas envie de la voir. Avec cette femme qui disparaît, c’est évidemment une part de liberté et de démocratie qui s’évanouit, sans que personne n’y prête véritablement attention. Kidnappée, escamotée, elle se retrouve bientôt momifiée, ici encore au sens propre comme au sens figuré, par l’action conjuguée d’un prestidigitateur italien en manteau de cuir, d’une comtesse germanisante et d’un médecin qui manie le scalpel selon ses convictions politiques. Le pire des dangers ne réside pourtant pas dans les actions des auteurs du complot, qui prennent souvent des allures de conspirateurs d’opérette, mais bien dans le déni de ceux qui refusent de les voir.
Hitchcock manipule ainsi, d’un air détaché, espiègle, des situations et des idées qui toutes convergent vers un seul constat : les démocraties occidentales ont adopté une stratégie de contournement et de reniement. Leur frivolité les rend aveugles ; elle les paralyse comme ce poison que le docteur Hartz verse dans le brandy qu’il offre à Iris et Gilbert. Alors que le danger grandit en Europe, on songe plutôt à ne pas manquer un match de cricket ou à ne pas gâcher une carrière judiciaire qu’un divorce pourrait compromettre.
Le film chemine ainsi jusqu’à son dernier quart, celui qui intéresse encore davantage le juriste de droit international. Miss Froy a été arrachée aux griffes des assassins, le train approche de la frontière, et bientôt elle pourra rejoindre sans crainte ses collègues du Foreign Office. Mais les forces de l’axe – appelons-les par leur nom – ont détourné une partie du convoi et ont immobilisé le wagon rempli de voyageurs britanniques dans une forêt qui pourrait ressembler à celle de Retondes. C’est la guerre des Balkans qui recommence, mais avec des allures munichoises pour le moins saisissantes.
Très vite, la petite société britannique se retrouve placée devant des choix cruciaux : guerre ou paix ? User de la force des armes ou compter sur sa force de conviction ? Traiter l’autre d’adversaire, ou le considérer comme un partenaire ? Et sur quelle base négocier ? Avec quel degré de confiance ?
Hitchcock tranche dans le vif et rejette toute idée de négociation, en tout cas, pas à n’importe quel prix, et surtout, pas avec n’importe qui. Il manifeste ainsi une méfiance instinctive envers le langage policé de soi-disant « gentlemen » qui, dans des uniformes impeccables, tiennent un discours diplomatique rassurant. Les apparences sont trompeuses, et si une gouvernante à la retraite peut cacher une espionne, un officier souriant peut cacher un bourreau. Dans ce monde de faux-semblants, le dialogue et l’esprit de conciliation lui paraissent pour le moins décalés, et les négociations tournent court.
A ce moment crucial, Hitchcock met sur le devant de la scène le personnage qui selon lui symbolise le plus la lâcheté et l’hypocrisie : un avocat sur le point d’être nommé juge et qui met tout en œuvre pour éviter d’être vu en compagnie de sa maîtresse, qui pourtant serait elle disposée à affronter le scandale pour changer de vie. La couardise qui caractérise la façon dont cet avocat gère sa vie privée s’affirme de nouveau lorsqu’il est question de se battre ou de négocier avec les services de Bandika. De tous les voyageurs, il est le seul à être armé, mais il refuse obstinément de se servir de son revolver, afin d’éviter une « escalade » vers un conflit qu’il juge néfaste par nature. Le juriste, ainsi, apparaît dans le film comme la quintessence du conservateur prêt à toutes les concessions pour maintenir les apparences d’un ordre établi. Son aveuglement lui coûtera cher.
Avant d’en arriver là, le metteur en scène a longuement préparé le spectateur. Les affidés du régime de Bandika sont depuis le début du film présentés comme des adeptes de la manière forte : meurtres, kidnapping, tentative d’empoisonnement, détournement de train. Dès lors, il est impossible pour le spectateur d’imaginer une autre issue à l’intrigue : ce sera la résistance ou la mort. Et devant cette alternative-là, les considérations juridiques et diplomatiques apparaissent avant tout comme une façon d’échapper à la réalité, au risque de disparaître, comme l’indique le titre de l’œuvre.
Il serait intéressant de savoir si le spectateur de 1938, découvrant le film à la fin de l’été, a pu faire le lien avec les événements qui, quelques semaines plus tard, aboutirent aux accords de Munich. On peut en douter, et penser que l’immense succès public du film fut plutôt le fruit d’un mariage réussi entre comédie, romance et espionnage. C’est probablement ce qui éloigna longtemps Hitchcock des faveurs de la critique, qui ne prenait pas au sérieux celui qu’elle considérait au mieux conne un brillant faiseur, roi du divertissement et du suspense. Mais en réalité, sous le masque jovial du maître de la terreur délicieuse se cachait déjà à l’époque un cinéaste en pleine possession de son art qui, sans avoir jamais été un auteur de films « à thèse », savait mieux que quiconque manier l’art du contre-pied et du sous-entendu.
Un dernier clin d’œil pour finir, et pour enrichir la liste des thèmes de droit international que charrie le septième art. Une femme disparaît contient une scène qui plaide de façon directe, et visionnaire compte tenu de l’époque à laquelle elle a été tournée, pour une préservation du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, en l’occurrence, les danses folkloriques d’Europe centrale.
Hitchcock, précurseur de l’UNESCO ? Décidément, la période anglaise du grand cinéaste révèle bien des surprises…
Antoine Buchet
Magistrat en disponibilité