Ricardo Levins Morales, né sur l’île de Porto Rico, vécut ensuite à Chicago, dans le New Hampshire, à Boston, avant de s’établir finalement à Minneapolis, où il vit encore aujourd’hui. Initié par ses parents à l’art de la contestation populaire, il se fit très tôt expert dans le secteur des dessins et caricatures politiques. Comme il l’écrit sur la page de présentation de son site internet : « Je suis un artiste activiste…ou est-ce plutôt un activiste artiste ? » Puis, poursuit-il : « (…) c’est impossible de distinguer vraiment l’un de l’autre. » Et, de fait, son œuvre intitulée Environmental Justice – conçue voici déjà plus d’une dizaine d’années – incarne bien le combat que mène le mouvement de justice climatique, à savoir d’œuvrer à ce que les risques résultant du réchauffement climatique soient le plus également répartis. Le malheureux hasard des choses veut toutefois que les hommes, femmes et enfants des communautés les moins nanties y soient justement le plus vulnérable, eux qui, pourtant, contribuent le moins à la survenance du problème. Or, dans cette œuvre, ce sont bien de tels hommes, femmes et enfants que l’artiste représente en train de faire face, courageusement, à une vague géante sur le point de les engloutir. La montée du niveau des mers constitue en effet un sujet de grande préoccupation, particulièrement pour les petits Etats insulaires et les Etats côtiers de faible élévation. Le Premier ministre de Vanuatu employait récemment à cet égard des termes qui n’allaient pas sans rappeler certains des traits du pinceau de Morales, déclarant qu’ « à cause du changement climatique, les océans (étaient) désormais les mains qui nourrissent mais aussi les mains qui mangent » Third International Conference on SIDS, September 2014, Apia, Samoa. De telles craintes sont loin d’être infondées si l’on en croit le dernier rapport d’évaluation du GIEC dans lequel celui-ci se dit certain que le niveau des mers continuera à croître tout au long du 21ème siècle, qu’au mieux, il s’élèvera de 26 à 55 cm d’ici à 2100, mais qu’il pourrait aussi monter jusqu’à 82cm dans le pire de scénarios. IPCC 2014 : Climate Change 2014 : Synthesis Report., p. 12 et 16. Autant dire, dans ce dernier cas, que certains Etats ne seraient plus très loin de disparaître purement et simplement. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’œuvre de Morales laquelle, cependant, fait bien autre chose que de seulement (dé)peindre les fâcheuses réalités qu’emmène le changement climatique. Son art, expliquait Morales lors d’une interview donnée en 2010, est « médicinal ». Chacune de ses œuvres agit telle une « aiguille d’acupuncture, sous la forme d’un message, d’une histoire, qui aide à libérer de l’énergie. » Sa méthode est de trouver « des métaphores qui déchaînent l’imagination. » Quant à son but, il est de combattre l’idée selon laquelle les structures sociales dominantes – qu’il appelle « systèmes globaux oppressifs » – seraient « profondément inaltérables. » Pour la retranscription intégrale de cette interview, voy http://historianseye.commons.yale.edu/ Ces explications permettent de replacer dans leur contexte les quelques mots qui accompagnent le tableau faisant l’objet du présent commentaire. Un geste de défi, écrit-on, « contre l’attaque des toxines oppressives et des oppressions toxiques menaçant de submerger (leurs) lieux de vie ». En somme, Environmental Justice est l’œuvre d’un artiste engagé qui raconte une certaine version de l’histoire du réchauffement climatique, une version de cette histoire dans laquelle les modes de vie et le confort des uns menacent la survie des autres, où certains, donc, pour mieux vivre, acceptent que d’autres meurent. Morales cherche, par l’art, à préparer un terrain qu’il espère devenir fertile pour le changement des structures dominantes. En révélant sa version de l’histoire, il veut réveiller les consciences endormies et faire se dresser celles qui se pensent impuissantes pour qu’une fois réveillées et revigorées, elles s’activent et œuvrent à faire que s’inverse le cours que les « systèmes globaux oppressifs » ont jusqu’ici assigné aux choses. Mais, plus qu’une impulsion, l’artiste indique aussi la voie à suivre. En effet, il livre une certaine représentation des problèmes posés par le changement climatique, une représentation sur la base de laquelle, il l’espère, pourvu qu’un public suffisamment large se la partage et y adhère, d’autres règles, un autre système, un autre droit, plus justes que ceux qui prévalent aujourd’hui, pourront voir le jour. Autrement dit, l’œuvre de Morales comporte non seulement une dénonciation de la logique sur laquelle repose aujourd’hui le régime climatique international mais également une proposition concernant la logique sur laquelle le faire reposer à l’avenir. Il faut en effet reconnaître que le régime international à ce jour en vigueur ne semble pas en mesure d’engranger des résultats à la hauteur des dangers que le réchauffement climatique nous fait encourir, et l’impasse actuelle n’est sans doute pas étrangère à l’injustice qui caractérise certains des aspects de ce régime. En effet, tous les Etats n’étant pas exposés au problème de la même manière, tous ne ressentent pas le même empressement à réagir. Et, quant aux mesures à prendre, tous les Etats n’ayant pas contribué – et ne contribuant pas – au problème de la même manière, peu s’entendent sur la manière de répartir les efforts. Donc, si l’action jusqu’à ce jour entreprise est insuffisante pour contenir le réchauffement de la planète à un niveau empêchant une perturbation dangereuse du système climatique, c’est parce qu’ayant ensemble convenu d’adopter une convention-cadre, il y a de cela plus de vingt ans, les Etats n’ont ensuite jamais réussi à développer une vision commune des principes qui devraient guider la prise de mesures plus concrètes. On comprend à cet égard que les négociateurs aient du mal à se rallier à une telle vision commune, noyés comme ils doivent l’être dans un flot de considérations contradictoires que, du reste, la montée du niveau des mers ne doit pas aider à résorber. L’œuvre d’Isaac Cordal (intitulée Les politiciens discutant du réchauffement climatique), que l’on peut admirer à Berlin, l’illustre d’une certaine manière. Pour avancer, il faudrait donc d’abord d’abord œuvrer à la construction d’une vision commune. Cependant, les considérations de justice climatique fournissent-elles le matériau nécessaire pour cristalliser un tel rapprochement ? Certes, la 21ème Conférence des Parties, qui aura lieu à Paris d’ici quelques semaines, s’entoure d’une réelle effervescence, mais cela augure-t-il pour autant l’adoption d’un nouvel accord sur le climat fondé sur une meilleure prise en compte de telles considérations ? L’avant-projet d’accord qui avait été adopté à Genève en début d’année 2015 contenait en tout cas encore un très grand nombre de pistes, options et variantes concurrentes et témoignait donc à première vue plutôt de l’absence d’une vision commune partagée par tous les Etats. L’avant-projet évoquait bien sûr à certains endroits l’équité, la responsabilité historique des pays industrialisés, les responsabilités différenciées, la nécessité d’un transfert de ressources financières aux pays en développement, la mise en place d’un régime d’indemnisation, etc. Il y était même évoqué d’établir un tribunal international de justice climatique. Cependant, ces différentes notions et ces différents mécanismes ne resteront-ils pas pour la plupart sans autre portée que celle que les Etats, à travers leurs Intended Nationally Determined Contributions (INDCs), auront bien voulu leur accorder ? On sait qu’en effet, le résultat de la Conférence de Paris sera largement tributaire des contributions volontaires qu’auront (ou qu’ont déjà) soumises les Etats. Mais, si les Etats-Unis, pour ne prendre que cet exemple, semblent estimer que leur contribution – une réduction de leurs émissions de GES de 26-28% d’ici à 2025 par rapport au niveau de 2005 – est « fair and ambitious » (U.S. Cover Note, INDC and Accompanying Information), l’Inde sera-t-elle du même avis, elle qui se place désormais au 3ème rang mondial des plus gros émetteurs de GES mais qui, par tête d’habitant, sort par contre allègrement du top 100 ? Pour conclure, sans doute Morales pense-t-il avec raison que c’est en construisant d’abord une compréhension partagée du problème climatique que d’autres règles, de meilleures règles, peuvent ensuite voir le jour et le résoudre. De là, cependant, à dire qu’une telle compréhension partagée existe d’ores et déjà – et qu’on peut espérer la voir à l’œuvre lors des négociations climatiques qui doivent avoir lieu à Paris en cette fin d’année, au point d’influer significativement sur le cours des choses – il y a sans doute encore un grand pas à franchir…et bon nombre d’autres œuvres d’art à concevoir.
Laurent Weyers
Assistant au Centre de droit international de l’ULB