En mémoire de Jean Salmon

Lors des funérailles de Jean Salmon, Eric David a pris la parole au nom du Centre de droit international pour rappeler diverses facettes de celui qui a tant œuvré à la création du Centre et qui l’a dirigé de 1964 à 1996. Avec la permission d’Eric David, nous publions ci-dessous son texte pour tous ceux et celles qui n’ont pas eu l’occasion d’y assister.


Au clos du Rouge Cloître, Jean Salmon y était comme un de ces repères intemporels que l’on connaît et dont on sait la présence rassurante. Même s’il ne venait plus qu’épisodiquement au Centre de droit international, on savait qu’on pouvait l’appeler et qu’il répondrait aux questions qu’on lui poserait avec un esprit logique et un bon sens qui lui étaient propres. On y était tellement habitué qu’on finissait par le croire éternel car l’habitude crée un sentiment d’éternité comme lorsqu’on vit à côté d’un fanal éclairé nuit et jour. Il est donc difficile de se dire qu’il faut désormais en parler au passé. Mais, Jean, comme tout être humain est une somme de souvenirs qui ne disparaissent pas. Jean nous laisse un magnifique héritage – celui d’un homme-orchestre où s’entremêlent plusieurs personnages : le professeur, l’inspirateur, l’administrateur, le scientifique, le militant et l’ami. Rassurez-vous, pour vous en parler, je vous épargnerai les deux parties et leurs sous-parties mais je ne vous épargnerai pas un tableau aussi complexe que La ronde de nuit.

Le professeur : c’était la clarté des exposés de Jean, ses emportements pour battre en brèche des idées reçues et des erreurs médiatiques, son sens didactique, tantôt, pour expliquer, dessins à l’appui la différence entre plateau continental et zone économique exclusive, tantôt, pour décortiquer, à l’aide de tableaux synoptiques, les phases de conclusion d’un traité, tantôt encore, pour montrer le poids du jeu des contradictions politiques et de l’idéologie ainsi que le rôle de l’accord comme synthèse des oppositions dans l’édiction des normes internationales.

L’inspirateur : du simple article à la thèse de doctorat en passant par un thème de colloque, Jean était un thesaurus d’idées, de thèmes à traiter, de territoires juridiques nouveaux à explorer et défricher. Par exemple, bien avant que le sujet ne devienne aujourd’hui une antienne de l’info et des préoccupations politiques, les aspects juridiques du réchauffement climatique avaient été, durant un an, le thème du séminaire de droit international public approfondi de la 3e licence en droit dans les années 70.

L’administrateur, contrairement à pas mal d’académiques – moi, en particulier – Jean pouvait se dédoubler et devenir l’infatigable gérant d’institutions où il devait s’occuper de tâches aussi exaltantes que se battre pour des budgets, remplacer du personnel absent, résoudre des problèmes d’horaires d’examens ou rencontrer des parents d’étudiants ; ainsi, celles et ceux qui ont connu Jean, le savent bien, il fut Secrétaire de l’Institut d’Études européennes (1963-1967), Directeur du Centre de droit international (1964-1996), Président de la Faculté de droit de l’ULB (1977-1980), initiateur de l’Association des Amis d’Henri Rolin (devenu le Fonds H.R.).

Le scientifique : une œuvre considérable : plus de 200 articles qui ne sont pas seulement des commentaires d’arrêts mais qui sont aussi des analyses transversales de règles et de théorie du droit international : les « mains propres », les antinomies, les lacunes, les rapports entre fait et droit, les notions à contenu variable pour n’en citer que quelque uns. S’y ajoutent des ouvrages devenus aujourd’hui des incontournables comme le Manuel de droit diplomatique et le Dictionnaire de droit international public devenu un des ouvrages les plus cités par la doctrine. Si, comme l’aurait dit Camus, « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » ; il n’est pas douteux que ce dictionnaire devrait contribuer au bonheur du monde, ce qui justifierait à lui seul une existence humaine.

Par son caractère monumental, cet ouvrage reflète aussi un autre trait de la personnalité de Jean Salmon. Son caractère mégalo-pharaonique. Il suffit de songer à des projets tels que l’index de la RBDI, l’Atlas de droit international ou la Chronique de la pratique des chambres législatives en matière de droit international. Si les deux premiers – l’index et l’atlas – n’ont pas vu le jour malgré le travail substantiel de chercheurs et de générations d’étudiants mobilisés à cet effet, en revanche, la Chronique – que Jean a créée en même temps que la Revue – survit aux vicissitudes du temps.

L’œuvre scientifique et méthodologique de Jean a trouvé une postérité dans celle de ses successeurs au nom desquels je m’exprime, qu’il s’agisse du commentaire de la Convention de Vienne sur le droit des traités ou de l’Introduction critique au droit international, publiés en français et en anglais : on y retrouve minutie, rigueur et distanciation critique. Lors de la réponse à l’adresse qui lui était adressée par la Faculté lors de son accession à l’éméritat en 1996, Jean avait évoqué le passage de flambeau d’une génération à une autre. C’est très exactement ce qu’illustrent les écrits scientifiques de ses successeurs.

Le professeur, l’inspirateur, l’administrateur, le scientifique et, sans vouloir faire un inventaire à la Prévert, il faut aussi parler du militant pour le respect du droit international et des droits humains.

Le militant du respect du droit international, ce sont, d’abord, sur un plan professionnel, les brillantes plaidoiries de Jean à la CIJ, dans trois procédures consultatives (Sahara occidental en 1974, légalité d’emploi des armes nucléaires en 1994, le mur israélien en territoire palestinien occupé en 2003) et dans une demi-douzaine d’affaires contentieuses. Il s’agissait, certes, d’une activité d’avocat international mais une activité où Jean n’embrassait pas n’importe quelle cause. Ainsi, lorsque la République fédérale de Yougoslavie lui a demandé son assistance dans l’action intentée contre elle par la Bosnie, Jean a décliné cette invitation en prétextant le caractère intenable de l’argumentation yougoslave mais aussi pour ne pas défendre un État qui traînait derrière lui de sérieuses casseroles en matière de respect des droits humains.

L’activisme humaniste de Jean ne s’est pas limité à des activités professionnelles de conseil. Cet activisme s’est aussi étendu à des événements internationaux qui ont défrayé l’actualité : l’intervention américaine au Vietnam, le coup d’État de Pinochet au Chili, le soutien des réfugiés chiliens en Belgique et cet inlassable engagement en faveur des droits de la Palestine. Pour cette dernière, Jean me rappelait, un jour, le témoignage de réfugiés palestiniens qu’il côtoyait lorsqu’il était conseiller juridique de l’UNRWA au Liban (1958-1961), témoignage émouvant où ces réfugiés lui montraient du doigt, depuis le territoire libanais, par-delà la ligne démarcation entre Israël et le Liban, un terrain dont ces réfugiés disaient, les larmes aux yeux : « Vous voyez, là-bas, c’était le champ que je cultivais ».

Homme-orchestre ai-je dit, il n’y a pas que le droit international dans la vie et Jean le savait bien. Derrière le savant, il y avait, bien sûr, l’être humain dans ses aspects affectifs pour son épouse, Denise, ses enfants, Yvain, Renaud et Aude, ses petits-enfants. Il y avait aussi l’ami et le bon vivant. L’ami, qui, tantôt, défendait bec et ongles, les qualités scientifiques de ses poulains – la « scuderia » Salmon, une équipe liée par les mêmes valeurs morales et les mêmes exigences de rigueur et de précision. Jean avait le sens de la répartie et malheur à celle ou à celui qui n’y prenait garde : les attaques frontales dirigées contre les protégés de Jean se heurtaient à des réponses dont la rigueur et l’humour laissaient le contradicteur sans voix.

Le bon vivant : les plaisirs culturels et ceux de la table faisaient partie de Jean : l’amour de la littérature, du théâtre, de la danse, des sites architecturaux et naturels (le Ventoux depuis Brantes) ainsi que l’appréciation des grands crus étaient au programme de sa vie. Je pense au Mercurey qu’avec des amis, il mettait lui-même en bouteille et je me souviens de son refus d’un vin blanc dans un restaurant de Genève, un vin que, personnellement, je trouvais fort buvable – mais je ne suis pas un éminent œnologue –, un refus qui rencontra l’approbation amicale du serveur.

On ne peut pas résumer une vie en quelques phrases. Toute vie est un roman, une dramaturgie complexe, un paysage infini, une bibliothèque pour paraphraser un proverbe africain, mais la vie laisse des traces indélébiles dans la mémoire des proches et de tous ceux ou de toutes celles qui ont approché l’homme de son vivant : ses étudiants, ses collègues, ses amis, ses parents. La mémoire de Jean survit dans ses écrits, les traces de ses combats et ses réalisations académiques : le master spécialisé en droit international (jadis, licence spéciale en droit international) et le Centre de droit international. Ces bornes universitaires sont un fabuleux héritage qui exclut toute forme d’oubli.

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