
Monsieur le Doyen, chères et chers collègues, chères et chers diplômées et diplômés, je suis particulièrement heureux et honoré de prendre la parole aujourd’hui, même si c’est pour traiter d’une question aussi délicate…
Mais, pour être honnête, c’est une question qu’on me pose depuis longtemps, dans des termes qui ont, il est vrai, beaucoup varié au fil des époques. Lorsque, il y a bien des années déjà, je terminais mes études en droit international, on me lançait souvent, d’un ton ironique : « mais le droit international, ça existe vraiment ?! ». Ma regrettable inclinaison à la paresse me poussait à répliquer, pour éviter de longs, oiseux et périlleux débats : « ça dépend du point de vue », … ce qui suscitait au mieux condescendance, au pire exaspération. Aujourd’hui, lorsqu’on me demande quel est mon métier et que je dois bien avouer que je professe le droit international, on me demande encore « mais le droit international, ça existe vraiment !? ». Plus d’ironie, toutefois, mais une pointe d’inquiétude dans la voix. Et, lorsque, invariablement guidé par la paresse, je réponds toujours que « ça dépend du point de vue », c’est presque de l’angoisse, voire de la panique que je perçois dans les yeux de mon interlocuteur. En somme, lorsqu’il était presqu’évident que le droit international existait (je vous parle du début des années 1990, la décennie de la proclamation officielle d’un « nouvel ordre mondial fondé sur le règne du droit »), on voulait me faire dire qu’il n’existait pas ; et aujourd’hui, alors qu’il n’existe peut-être plus, on me demande prestement de proclamer son existence, voire ma foi en sa capacité à sauver le monde. Bref, ne nous voilons pas la face, la situation est plutôt préoccupante.
Mais rassurez-vous, il me faut aujourd’hui arrêter d’enchaîner les pirouettes et m’atteler à répondre plus directement à la question. En toute modestie, je le ferai en comparant l’existence du droit international à celle de Dieu avant, devant la prévisible impossibilité de trouver une réponse claire et univoque, d’en poser une autre, elle aussi on ne peut plus classique : « Que faire ? » . Le tout en une quinzaine de minutes à peine…
D’abord, oui, prouver l’existence du droit international, c’est un peu comme prouver l’existence de Dieu. Dans les deux cas, après tout, il ne s’agit peut-être que de religion. En tout cas, il y a celles et ceux qui y croient, et qui mettront l’accent sur ses réalisations, au prix d’un récit à la fois évolutionniste et mythologique qui irait de ses origines lointaines et obscures jusqu’à un accomplissement, certes (encore) incomplet mais destiné, si l’on persévère, à le devenir. Le droit de la paix, le droit de la décolonisation, les droits de l’homme (et même les droits des femmes) ; les progrès du droit pénal international, prohibant non seulement les crimes de guerre mais aussi les crimes contre l’humanité et les actes de génocide ; l’avènement et le développement d’institutions, y compris judiciaires, amenées à dompter et à juguler progressivement les excès. La bouteille est, de ce point de vue, (encore) à moitié pleine. Et puis, il y a aussi celles et ceux qui ne croient pas au droit international … mais qui l’utilisent quand même pour justifier leurs actions. L’invasion de l’Ukraine, en 2014 puis en 2022, au nom d’une « légitime défense » conçue comme le droit d’attaquer tout qui menacerait des intérêts vitaux qu’on est le seul à définir ; les massacres de civils à Gaza, comme au Congo ou au Soudan, depuis des années voire des décennies, perpétrés au nom des nécessités militaires et de la lutte contre le terrorisme. Bref, de la même manière que Dieu a justifié les croisades, l’extermination des populations indigènes, l’esclavage et la colonisation, le droit international peut légitimer aujourd’hui les pires exactions, l’appel à des valeurs universelles tendant à occulter la poursuite d’intérêts particuliers. La bouteille semble alors, à l’analyse, complètement vide.
Que faire, dans ce contexte quelque peu instable et certainement inquiétant ?
D’abord concevoir le droit international comme un champ de bataille, un sport de combat[1] dans lequel s’affrontent des équipes qui tendent à l’interpréter et à l’appliquer en fonction d’objectifs souvent opposés. Chaque règle, chaque principe, chaque décision de justice, loin de régler définitivement une cause (que ce soit celle de la paix, des droits humains ou encore de la lutte contre l’anthropocène) sont autant d’occasions de débattre, le droit ne prenant sens et corps qu’en fonction des rapports de force dans lesquels il s’inscrit. Mais, pour rentrer dans l’arène et livrer bataille, il faut être initié.e, non seulement aux codes et aux règles, mais aussi à la tactique, au sens même du jeu. C’est pourquoi, chères diplômées, chers diplômés en droit, vous pouvez maintenant monter sur le terrain et défendre vos causes, à l’intérieur même d’un champ juridique que vous connaissez. Tantôt vous pourrez faire preuve à la fois de maîtrise et d’imagination pour faire évoluer le droit. Qui aurait pu imaginer, il y a encore une dizaine d’années, que le droit à la vie ou le droit à la vie privée pourraient servir un jour à énoncer des obligations strictes et chiffrées à charge des États dans la lutte contre le dérèglement climatique ?[2] Tantôt, cependant, vous pourrez vous replier dans une attitude non plus progressiste mais conservatrice, pour vos opposer cette fois aux vents réactionnaires qui tendent à balayer des acquis juridiques que l’on croyait définitifs, qu’il s’agisse des droits des femmes ou, plus généralement, du droit de la non-discrimination, celui-là même qu’a défendu avec tant d’énergie et de persévérance votre regretté professeur dont la mémoire est honorée aujourd’hui, Sébastien Van Droogenbroeck. En somme, entrer sur le terrain du champ juridique international, c’est choisir un camp, protéger des valeurs, poursuivre des causes. La liberté va ainsi de pair avec une responsabilité à laquelle on ne peut échapper.
Et à cet égard, tout juristes que vous soyez, vous êtes aussi citoyennes et citoyens, et à ce titre aptes à configurer ou influencer le jeu non seulement depuis le champ juridique lui-même, mais depuis ses marges, de l’extérieur, à partir cette fois du champ politique. De ce point de vue, la société civile peut utiliser les armes de la consommation, en boycottant les acteurs qui participent à de graves violations du droit international, ou encore manifester dans les rues, de manière à influencer les gouvernements en les mettant devant leurs responsabilités. En dernier recours, ces mouvements peuvent même recourir à de la désobéissance civile, soit à un non-respect pacifique d’une règle de droit au nom de la défense des principes les plus élémentaires de justice. Qu’il me soit permis de citer à ce stade Françoise Tulkens, professeure émérite de cette maison et ancienne vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme. Pour elle, lorsqu’elle est exercée comme ultime remède et de manière pacifique, la désobéissance civile « est une paradoxale désobéissance à la loi dans le cadre de la légitimité du droit »[3]. On pourrait d’ailleurs décliner l’expression autrement, en relevant que, exceptionnellement, une « obéissance à la loi pourrait paradoxalement outrepasser le cadre de la légitimité du droit ». Car une obéissance inconditionnelle à des règles ou décisions juridiques manifestement arbitraires peut, parfois, mener à saper les fondements même de l’idée de droit.
Voilà, chères diplômées, chers diplômés, qui vous met devant des responsabilités toutes particulières, en vous ouvrant des voies que vous serez amené.es à explorer en tant que juristes comme en tant que citoyen.nes. Dans cette perspective, et à défaut de vous fournir des réponses à toutes les questions que pose l’(in)existence du droit international, j’espère vous avoir encouragé à vous en poser de nouvelles. Et, surtout, à agir pour la défense d’un monde plus juste.
[1] Olivier Corten, « Le droit international comme sport de combat » in Le discours du droit international. Pour un positivisme critique, Pedone, 2009, pp. 37-44 et Le champ juridique international, Livres de poche de l’Académie de droit international, 2025.
[2] Diane Roman, La cause des droits. Écologie, progrès social et droits humains, Dalloz, 2022.
[3] François Tulkens, « La désobéissance civile est un remède ultime », Le Soir, 6 octobre 2022.
