Torture, nationaux et territoire dans la série « Scandal » (Shonda Rhymes, 2012): – Une analyse de Vincent Chapaux

Scandal-PosterOlivia Pope est à Scandal ce qu’Hannibal Smith est à l’Agence Tout Risque (The A-Team, 1983-1987) : le leader charismatique du groupe que l’on appelle lorsque la situation est vraiment désespérée. A la différence de la bande de garçon des années 1980, Olivia Pope pratique toutefois assez peu le tuning de voiture et les courses poursuites effrénées. Elle évolue à Washington D.C. où l’expertise juridique, l’investigation et la communication constituent des armes souvent plus efficaces que le fusil à pompe. Épaulée par un cabinet d’experts, elle offre ses services aux personnes qui ont besoin de faire disparaître les scandales avant même qu’ils ne surviennent.

La scène qui est reproduite ci-dessous est centrée sur Huck, collaborateur direct d’Olivia Pope et ancien membre de la CIA. Soupçonné d’être le tireur d’élite ayant mis le Président des États-Unis en coma prolongé, il est torturé sans relâche dans les caves du Pentagone, loin de l’influence d’Olivia Pope qui ignore sa situation. Huck ne doit son salut qu’au procureur des États-Unis (US Attorney) qui assiste aux actes de torture et qui les fera cesser par la force du droit.

Envisagée du point de vue de la douleur du héros et non du devoir du tortionnaire, la torture est ici présentée comme un acte excessif et condamnable. Ce type de position, autrefois classique dans les productions audiovisuelles étasuniennes, avait été discrédité par un ensemble d’œuvres produites sous l’administration du président George W. Bush au début des années 2000. En utilisant la torture dans sa fonction traditionnelle (comme marqueur de vilenie), la série Scandal semble donc renouer avec des productions qui prêchent – comme le droit international – que la torture n’est acceptable en aucune circonstance (I). La manière dont le héros justifie que les agents du gouvernement étasunien doivent renoncer à la torture doit toutefois retenir l’attention. En soulignant que les comportements visés sont interdits parce qu’ils ont lieu sur le territoire américain et à l’encontre d’un national de cet Etat, la série contribue à actualiser plutôt qu’à remettre en cause les arguments traditionnellement invoqués pour justifier les mauvais traitements infligés à Guantanamo et ailleurs. Il faut pourtant rappeler que les agents d’un Etat doivent le respect des droits de la personne à tous les individus qui se trouvent sous leur juridiction, quelle que soit leur nationalité ou le territoire où ils se trouvent (II).

I. La torture comme marqueur de vilenie dans les productions audiovisuelles étasuniennes

Les scènes de torture ne constituent pas une nouveauté dans le paysage cinématographique et télévisuel américain et les controverses récentes à leur sujet semblent moins reposer sur leur existence que sur le déplacement de leur fonction narrative. Construites à la manière des contes, la majorité des productions audiovisuelles étasuniennes se structurent autour d’un(e) sujet confronté(e) à des opposants qui l’empêchent de poursuivre sa quête. Plutôt que de dépeindre un sujet qui cède sous le poids de ses opposants, les productions étasuniennes actuelles favorisent habituellement le conte héroïque dans lequel le sujet triomphera des obstacles qui se dressent sur sa route et offrira une fin heureuse à l’histoire, justifiant non seulement le bien fondé de sa quête mais les moyens qu’il a utilisés pour y parvenir. Charpentés de cette manière, les scénarios sont intrinsèquement normatifs : les actes du héros victorieux sont automatiquement valorisés car ils se sont montrés finalement utiles pour parachever la quête. Les actes de l’opposant sont en revanche dévalorisés, ne serait-ce que parce qu’ils n’ont pas été efficaces. Identifier les marqueurs récurrents des héros ou des opposants dans la production audiovisuelle d’une société donnée revient donc à identifier les attitudes qui y sont valorisées ou condamnées.

Dans les productions étasuniennes, la torture était traditionnellement un marqueur de vilenie. Systématiquement associée à l’opposant, toujours refusée par le héros, elle était perpétuellement condamnée sur le plan narratif (et donc moral). Ainsi, par exemple, dans L’arme fatale (Lethal Weapon, Richard Donner, 1987), le héros, incarné par Mel Gibson, est amené à user de la violence pour régler certains conflits. Mais les assassinats qu’il commet sont présentés comme nécessaires et, d’une certaine façon, inévitables. Les groupes qui s’opposent au héros de leur côté ne font pas preuve d’une aussi grande mansuétude et n’hésitent pas à torturer le héros. Il s’agit même là d’une étape narrative fondamentale qui sert à construire l’identité héroïque, masculine et presque christique du héros, car son aptitude à infliger la douleur n’a d’égale que sa capacité à l’endurer.

La torture n’est pas toujours le fait d’individus isolés ou de groupes non étatiques. Dès les années 1980, on la voit pratiquée par des agents du gouvernement. Mais elle ne perd pas pour autant sa fonction de marqueur de vilenie. Il s’agit alors en effet de récits dans lesquels les agents du gouvernement sont les opposants d’un héros qui refuse le système —le plus souvent au profit d’une justice privée. Ainsi dans Nico (Above the Law, Andrew Davis, 1988), le héros (Steven Seagal) et les membres de la CIA recourent à la violence, mais seuls ces derniers pratiquent la torture, suscitant la désapprobation (musclée) du héros.

Cette tendance à associer la torture de manière exclusive aux opposants et non aux héros se fissure au lendemain des attentats du 11 septembre. Une place est alors faite aux héros tortionnaires. Le modèle du genre est Jack Bauer, héros de la série 24 heures chrono (24, Robert Cochran & Joel Surnow, 2001 et suiv.) Recourant à la torture de manière régulière, Jack Bauer n’en perd pourtant jamais son statut de héros, même si les actes qu’il commet le torturent (moralement) par la suite. La question de savoir dans quelle mesure la série a servi à justifier la torture peut être débattue. Il est toutefois indéniable qu’elle a été mobilisée dans le débat public américain. L’ex-président Clinton se réfère par exemple explicitement à Jack Bauer pour exposer son point de vue sur la torture.

A la différence de 24 heures chrono, la série Scandal traite la torture de manière traditionnelle, puisque que ce sont les héros qui refusent d’y recourir et les opposants qui s’y adonnent. Mais cela remet-il fondamentalement en cause les arguments utilisés pour justifier la torture dans les années 2000 ?

2. L’importance très secondaire du territoire et de la nationalité dans l’applicabilité des droits de la personne

Dans l’extrait qui figure en haut de ces lignes, l’argument du personnage responsable de la torture est limpide : les mauvais traitements sont légitimes parce qu’ils n’ont pas lieu sur le territoire étasunien (« this is not American soil ») et qu’ils sont infligés à un individu au statut particulier (« this is an enemy combatant »). Le procureur obtiendra la libération du suspect en démontrant l’inverse : « you are back on American soil. Stop torturing this United States citizen ». Si elles s’opposent sur son application, les deux parties semblent donc, au final, s’entendre sur la règle : les mauvais traitements auraient été légitimes s’ils ne se produisaient pas sur le territoire et/ou à l’encontre d’un citoyen des États-Unis. Il s’agit d’une idée assez répandue notamment à cause de la triste publicité que connaît la prison de Guantanamo Bay, cette base étasunienne située à l’extrémité méridionale de l’île de Cuba et qui détient des prisonniers exclusivement non étasuniens.

En réalité, ces prétendues exceptions à l’interdiction de la torture ne trouvent pas de fondement en droit. Nous ne nous positionnerons pas sur le plan du droit étasunien, d’une part parce qu’il ne peut de toute façon pas permettre aux États-Unis d’échapper à leur responsabilité internationale et, d’autre part, parce qu’il s’agit d’une polémique complexe portant essentiellement sur l’applicabilité du cinquième amendement de la constitution américaine. On peut juste noter en passant que les mémos basés sur le droit interne étasunien et qui ont servi de fondement juridique aux actes de torture perpétrés sous l’administration Bush ne vont pas jusqu’à dire que l’interdiction de la torture est levée à l’étranger ou envers des non nationaux (Ces mémos ont par contre servi à légitimer de nombreux actes violents au motif que la douleur (incontestable) qu’ils suscitaient ne dépassait pas un seuil considéré comme tolérable).

Quoiqu’il en soit, il est clair qu’en droit international, les États doivent le respect des droits de la personne à tous les individus sous leur juridiction, quelle que soit leur nationalité ou le territoire sur lequel ils se trouvent. Bien entendu, les individus qui sont sous la juridiction d’un État sont le plus souvent ceux qui se trouvent sur son territoire. Mais ce n’est pas toujours le cas. Un État reste par exemple responsable des violations des droits de la personne commises par un des ses agents en territoire étranger. Le comité chargé de l’application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (auquel les États-Unis sont parties) le déclare dès 1981. Le comité était alors confronté à la situation d’un Uruguayen qui avait subi des mauvais traitements imputables à son gouvernement d’origine, mais sans que l’on puisse déterminer avec précision si l’ensemble de ces mauvais traitements avaient eu lieu sur le sol uruguayen. Sans ambages, le Comité déclare qu’il serait inconcevable d’interpréter le Pacte dans le sens d’un droit des États à commettre sur le territoire d’un autre État des violations qu’ils ne pourraient pas commettre sur le leur (Lopez Burgos c. Uruguay, 1981).

De manière plus générale, un État peut être tenu responsable de violations des droits de la personne dans un territoire qu’il ne possède pas mais sur lequel il exerce un contrôle effectif. Ainsi l’a établi la Cour internationale de Justice dans l’affaire concernant la construction d’un mur en territoire palestinien occupé. Il s’agissait en effet d’une situation d’occupation (que certains mobilisaient pour plaider l’inapplicabilité des droits de la personne) et de rapports d’un État (Israël) avec des personnes qui n’étaient pas ses nationaux. La position de la Cour fut pourtant claire. Se basant en partie sur la jurisprudence précédente, elle affirma qu’Israël devait respecter les droits de la personne en territoire palestinien occupé (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, 2004, para. 108).

La juridiction étant le critère central, les questions de nationalité ou de territoire sur lequel la violation des droits de la personne se déroule sont secondaires. La question du territoire continue toutefois de poser des problèmes d’applicabilité, notamment dans le cas de conflits armés non caractérisés par une occupation prolongée du territoire (voy., au sujet de l’applicabilité de la Convention européenne des droits de l’Homme lors de la guerre en Yougoslavie, Cour Eur. Dr. Hô, Affaire Bankovic et autres c. Belgique et 16 autres États contractants, 2001] ou dans le cas d’une présence militaire ou civile internationale sous contrôle d’organisations internationales (voy. par exp. au sujet de la présence militaire et civile internationale au Kosovo, Cour Eur. Dr. Hô, Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège, 2006). Outre ces situations particulières, et en ce qui concerne les prisonniers aux mains d’agents d’un État partie au Pacte international relatif au droits civils et politiques (167 États parties) ou à la Convention contre la torture (153 États parties), les choses sont en tous les cas très claires : le fait d’être en dehors du territoire national ou de détenir des individus non nationaux ne délie pas de l’obligation de ne pas commettre d’acte de torture.

Vincent Chapaux


Pour aller plus loin

  • « Application of Fifth Amendment to Overseas Torture of Alien », American Journal of International Law, Vol. 95, No. 3 (Jul., 2001), pp. 641-643.
  • Boyd-Barrett, Oliver, Herrera, David, Baumann, Jim, Hollywood and the CIA. Cinema, defense, and subversion, London/New York, Routledge, 2011.
  • Klein, Pierre, « Responsabilité pour les faits commis dans le cadre d’opérations de paix et étendue du pouvoir de contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme : quelques considérations critiques sur l’arrêt Behrami et Saramati », Annuaire français de droit international, 2007, Volume 53, pp. 43-64.
  • Luhr, William, « Mutilating Mel : Martyrdom and Masculinity in Braveheart » in Mythologies of Violence in Postmodern Media, Detroit, Wayne State University Press, 1999, pp. 227 à 249.
  • Gid Powers, Richard, « Zero Dark Thirty » [Movie Review], The Journal of American History, June 2013, pp. 303 à 305.

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