Au service de la France : l’espionnage par les nuls. Une analyse de Valère Ndior

Le contenu de cette note d’information est conforme à la circulaire ULB-50-BL et a fait l’objet d’une déclassification secret défense. Elle contient des informations relatives aux saisons 1 et 2 de la série « Au service de la France ». Sa lecture doit être suivie d’un pot.

Au service de la France est une série comique diffusée sur la chaîne franco-allemande Arte depuis 2015 et dérivée de la franchise OSS 117. Les deux premières saisons se déclinent chacune en douze épisodes d’une vingtaine de minutes décrivant les activités de renseignement et d’espionnage menées par la France, entre la fin des années 1950 et le début des années 1960.

Au risque de décevoir le lecteur, la série n’accorde, à première vue, aucune place au droit international, privilégiant un traitement hautement parodique de la conduite des opérations extérieures de la France (I) et de sa coopération avec d’autres agences nationales de renseignement (II). Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas : le visionnage attentif d’Au service de la France suscite des réflexions stimulantes sur le rôle stratégique que souhaite assumer l’Etat français au sein d’une société internationale en voie de bipolarisation. Les agents du Renseignement font volontiers passer leurs intérêts et ceux de leur pays avant leurs obligations internationales (lorsqu’elles existent), au risque de porter atteinte aux droits et intérêts d’Etats tiers (III) ou de faire preuve d’ingérence dans leurs affaires intérieures (IV).

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I- Opérations extérieures de la France et phobie administrative

Alors qu’OSS 117 offre un certain dépaysement grâce aux missions menées à l’étranger par le candide Hubert Bonisseur de La Bath, l’essentiel de la trame d’Au service de la France(ASDF) se déroule dans les bureaux du Renseignement français (« le Service »), une administration parisienne délicieusement kitsch dont le personnel est soucieux d’être à la hauteur des attentes du général Charles de Gaulle – figure tutélaire, omniprésente sous la forme de portrait. La fine fleur du Renseignement français est incarnée par les agents d’élite Moulinier, Jacquard, Calot, Clayborn (la seule femme titulaire), lesquels accueillent avec une relative bienveillance le nouveau stagiaire, André Merlaux, qu’ils sont chargés de former.

Dirigé avec une rigueur sélective par le colonel Mercaillon et son adjoint le directeur Moïse, le Service ne doit son bon fonctionnement qu’à l’investissement zélé des services financiers (agent Lechiot) ou du secrétariat (Marie-Jo) qui préviennent les abus des agents par un excès de formalisme administratif. Moins potache mais tout aussi absurde qu’OSS 117, ASDFtire l’essentiel de son intérêt humoristique de non-dits et de scènes contemplatives dont la compréhension nécessite un brin de connaissance des enjeux géopolitiques des années 1950-60. Protocoles zélés et procédures archaïques tels que les codes étendu et restreint, le code taupe, le tamponnage simple ou double, le remplissage de notes de frais et de formulaires, constituent par ailleurs des facteurs d’inertie administrative qui contribuent au succès de la série. On assiste d’ailleurs dès le deuxième épisode de la première saison (S01E02, Il y a Allemand et Allemand) à la dispute des agents Moulinier, Jacquard et Calot, ce dernier reprochant aux deux premiers de ne pas avoir l’attendu pour capturer un agent nazi de catégorie A, le colonel Von Potten (au nez et à la barbe d’Otto Schmidt, un agent allemand qui cherchait également à le capturer).

  • Jacquard : On aurait pu vous prévenir mais vous savez ce que c’est. Dans l’urgence on peut pas penser à tout.
  • Calot : C’est une catégorie A.
  • Moulinier : On sait pas encore… sans doute une B.
  • Otto Schmidt [ligoté en face de Von Potten] : Vous commettez une erreur. Je suis un agent de la Bundesrepublik.
  • Jacquard : Oh ça suffit oui, tu vois pas qu’on parle ? [à Calot] Vous allez pas nous en vouloir pour une catégorie B quand même ?
  • Calot : Il n’y a pas de petite lutte contre la barbarie [quitte la pièce, vexé].
  • Jacquard : Il nous en veut, ça passera.
  • Agent allemand : Le colonel von Potten doit être restitué à l’Allemagne et jugé par la justice de mon pays.
  • Moulinier : Les boches veulent juger un nazi ? (…) Ils veulent juger notre nazi en l’occurrence. Vous n’avez pas changé. Il faut toujours que vous alliez vous servir dans l’assiette du voisin.

II- La coopération entre agences de renseignement 

Ces errances administratives servent aussi de prétexte à l’évocation d’évènements ayant rythmé les relations extérieures de la France et dont la survenance est attribuée aux bévues des agents, notamment lorsqu’ils opèrent en terrain étranger ou entrent en interaction avec des agents de pays alliés (par exemple l’Allemagne, de façon regrettable selon certains agents – S01E02, Il y a Allemand et Allemand). Entre autres exploits, le trio infernal Moulinier-Calot-Jacquard ne déclenche rien de moins que la construction du mur de Berlin dans la nuit du 12 au 13 août 1961, après un impair commis à l’occasion d’une simple mission d’acclimatation en Union soviétique (S02E09, Tovaritch Merlauxet S02E10, C’est beau la Pologne), ou la crise des missiles de Cuba, en octobre 1962 (S02E01, Opérations exotiques). La saison 2 montre d’ailleurs un certain nombre d’incursions en territoires étrangers comme Cuba, l’URSS ou l’Allemagne, à la faveur de missions liées aux crises internationales de l’époque.

Si la perspective adoptée par le scénario est franco-française, ASDF met en scène à plusieurs reprises des mécanismes plus ou moins formalisés de coopération entre agences nationales de renseignement, généralement précédés de réunions propices à de nombreuses vexations d’ordre culturel ou géopolitique, comme le montre l’épisode S01E05, Le prunier, au sujet de la vie privée des chefs d’Etat.

  • Moïse : Ah, Merlaux ! (…) Nous étions en train de nous féliciter de l’excellente collaboration de nos services, qui ne s’est pas démentie depuis notre victoire sur la barbarie, à laquelle il ne faut pas oublier que nos amis ont apporté leur petite pierre. (…) Et sinon, comment s’annoncent vos élections présidentielles ?
  • Agent CIA 1 : Très bien. Richard Nixon sera élu.
  • Moulinier : Ha ha, ce Kennedy est bien trop jeune, on dirait un gamin ! Les gens ont besoin d’hommes mûrs, des hommes d’expérience, réfléchis…
  • Jacquard : …comme le général !
  • Agent CIA B : …ou le maréchal.
    [silence gêné]

Ainsi, les agents du Service sont amenés à recevoir des homologues de la CIA américaine pour organiser la visite du président Kennedy en France (S02E08, John, Jacky, Yvonne et le Général), à demander l’appui technique d’un agent du Mossad israélien qui a prêté un détecteur de mensonges à la France (S01E10, Le code taupe) ou à déterminer avec leurs homologues allemands les modalités de poursuite d’anciens officiers nazis, l’articulation des compétences étatiques en la matière semblant être déterminée de façon plus pragmatique que juridique (S01E02, Il y a Allemand et Allemand). Le KGB est quant à lui présenté comme « ennemi », notamment dans la saison 2 durant laquelle l’agence de renseignement soviétique joue le rôle de principal antagoniste.

L’évolution des relations entre ces agences de renseignement reflète celle des rapports entre Etats à l’époque. Initialement cordiales, quoique ponctuées de menues provocations, les relations entre les agences française et américaine deviennent beaucoup plus conflictuelles dans la saison 2, faisant écho à la distension des liens entre le général de Gaulle et le président Kennedy au début des années 1960 (S02E08, John, Jacky, Yvonne et le Général). Et pour cause, les problématiques de l’armement nucléaire de la France, de l’autonomie croissante de cette dernière en matière de défense, de son désengagement de l’OTAN ou de sa critique de l’intervention américaine en Asie, notamment au Vietnam, opposent les deux Etats au début des années 1960. Il faut en outre rappeler qu’opposée à la politique de non-prolifération, la France refuse en 1963 de signer le traité d’interdiction partielle des essais nucléaires, puis le traité de non-prolifération en 1968, envenimant les relations entre les deux pays. Face à ce qui est perçu comme de la défiance de la France à l’égard des Etats-Unis, les agents de la CIA soupçonnent dans la série les agents du Service d’être inféodés au mouvement communiste.

III- Une vision franco-centrée de la société internationale

La France tente-t-elle, via les activités du Service, de remettre en question le leadership des Etats-Unis et de renforcer son influence stratégique sur la scène internationale ? C’est en tout cas ce que laissent penser la série et le panneau lumineux suspendu au-dessus des membres du Service pour représenter, en temps réel, l’état de la société internationale (les diodes vertes virent au rouge en cas de survenance d’une crise susceptible d’affecter la France). A titre d’illustration, le positionnement stratégique de la France dans le domaine nucléaire est au cœur de la saison 2 et présage une série d’essais qui entraînera le pays dans des différends internationaux bien connus des étudiants en droit international (CIJ, affaire des Essais nucléaires, Australie c. France et Nouvelle Zélande c. France, 20 décembre 1974). Au cours de la même saison, trois personnages entament une expédition à travers le désert afin d’acheminer en fourgonnette la bombe atomique « Gerboise verte » vers Reggane, en Algérie (S02E06, Elle est pas verte, Gerboise verte). La détonation de la bombe a lieu le 25 avril 1961 et déclenche des radiations qui vont durablement affecter la santé des populations locales. Aussi ASDF offre-t-elle, sous des abords humoristiques, une critique sans concession du rôle assumé par la France en tant qu’acteur des relations internationales des années 1950-1960, sans souligner ses obligations en tant que sujet du droit international.

En effet, le droit international est absent du scénario, en écho au manque de considération dont font preuve les agents du Service pour cette contrainte administrative supplémentaire. L’ONU n’est même pas mentionnée, ce qui assez cohérent avec le peu d’estime qu’avait le général de Gaulle pour l’institution (voir la conférence de presse du 4 février 1965 https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00105/conference-de-presse-du-4-fevrier-1965.html). Privilégiant les intérêts stratégiques de la France, le Service recourt à toutes les ficelles de l’espionnage sans égard pour le droit international. Les passeports étrangers et les visas sont allègrement falsifiés afin de se rendre à l’étranger (S01E04, L’Algérie c’est la France) ; les questions liées au respect de l’intégrité territoriale des Etats tiers ne sont abordées que sous l’angle de la discrétion doivent faire preuve les agents, par exemple lors d’une opération d’exfiltration à Cuba avant le déclenchement de la crise des missiles (S02E01, Opérations exotiques) ; le recours à la torture est justifié par des impératifs sécuritaires avec quelques nuances discutables (« Tout aveu extorqué entraîne la nullité de la procédure. Sauf dans le département algérien » – S01E02, Il y a Allemand et Allemand). Le recours à la violence contre des individus soupçonnés de se livrer à des activités d’espionnage ou au terrorisme est banalisé dès le début du premier épisode, rappelant que la convention contre la torture ne sera signée qu’en 1984. Le contexte de l’époque se prête pourtant à une réflexion sous l’angle du droit international, le Comité international de la Croix rouge ayant dès les années 1950 accusé la France de se livrer à des actes de torture dans le cadre de la répression de la révolte algérienne, au mépris du droit international humanitaire (https://www.icrc.org/fr/doc/resources/documents/misc/algeria-history-190805.htm).

Dans ce contexte, le jeune stagiaire André Merlaux, cultivé et ouvert sur le monde, fait preuve d’éthique et incarne le progressisme : il encourage les velléités d’indépendance des pays africains, parle plusieurs langues, abat en quelques heures des taches auxquelles ses collègues consacrent des journées et interpelle sa hiérarchie sur la survenance d’évènements affectant la géopolitique.

IV- Les revendications de territoires non autonomes – souveraineté bien ordonnée commence par soi-même

A l’inverse de Merlaux, ses supérieurs hiérarchiques sont adeptes du statu quo, cherchant avant tout à restaurer la grandeur passée de la France et à préserver son empire colonial alors qu’un vent de changement menace de faire disparaître nombre de leurs privilèges (plusieurs primes de mission deviennent obsolètes telles que la prime VG42 héritée du régime de Vichy et destinée à couvrir les frais de déplacement des fonctionnaires vers cette ville). Plus encore, le Service ambitionne de renforcer la « mission civilisatrice » de la France. Les agents optent pour une posture paternaliste lorsqu’ils sont confrontés aux représentants de colonies françaises aspirant à l’indépendance, tels les trois émissaires du Dahomey (devenu indépendant en 1960, et ayant pris le nom de Bénin en 1975) qui viennent à leur rencontre dans le troisième épisode de la première saison « Un peu de soleil ». Ainsi, les colonies de la France sont présentées comme « les enfants » de la France (S02E07, Quel rapport avec l’Afrique ?) qui, même une fois leur indépendance obtenue, ne sauraient prendre en main leur destin sans une intervention extérieure.

Par exemple, dans le septième épisode de la saison 2, le Directeur Moïse ordonne à l’agent Moulinier de manipuler les élections présidentielles d’un Etat africain (non identifié), faisant manifestement œuvre d’ingérence dans les affaires intérieures de ce dernier au mépris des principes inscrits dans la Charte des Nations Unies. D’abord surpris, Moulinier obtempère en raison de la nécessité de créer une « vraie belle démocratie » en Afrique. L’objectif assumé de la mission confiée à Moulinier est de compromettre le processus démocratique afin de choisir lui-même un nouveau chef d’Etat adéquat et de prévenir toute extension de la zone d’influence soviétique au continent africain.

  • Moïse : Je vous rappelle qu’un de vos nouveaux Etats n’a toujours pas de président.
  • Moulinier : Les élections ont lieu dans quinze jours.
  • Moïse : C’est ça. Donc il ne vous reste que quinze jours pour décider qui ils vont élire.

Plus globalement, la question du droit à l’autodétermination est récurrente dans ASDF, notamment dans la saison 2. Les velléités d’indépendance de l’Algérie, dont il est souligné à plusieurs reprises, à l’excès, qu’elle est un département français, perturbent les ambitions des cadres du Renseignement. Ceux-ci jonglent, d’un épisode à l’autre, avec la gestion des impératifs de lutte contre le terrorisme (qu’ils ont en grande partie engendré par leurs bévues : S02E08, Autodéterminés), les tractations avec le FLN et l’organisation du référendum sur l’autodétermination du 8 janvier 1961. La quête de l’autonomie prend un tournant inattendu lorsque des indépendantistes québécois venus en France sont éconduits par le Service, alors qu’ils sollicitaient son appui pour faire pression sur les autorités canadiennes. Vexés, les indépendantistes décident d’aller à la rencontre de membres du FLN algérien afin de procéder à un échange d’expériences (S02E03, Quand l’eau est à 12°, on doit s’attendre à ce qu’elle soit froide) et finissent par créer le FLQ : Front de libération du Québec, fondé en 1963 et accusé de s’être livré à des actes terroristes au Canada. Alors que les agents du Service recroisent leur chemin à la fin de la saison 2, ils encouragent involontairement leurs actions indépendantistes.

  • Moulinier : Mais… vous leur avez dit quoi Calot ?
  • Calot : Je leur ai promis que la France allait aider à libérer le Québec de l’impérialisme canadien (…) Je me suis engagé aussi à ce que le Général dise « Vive le Québec libre ».

Cette phrase sera effectivement prononcée par le Général de Gaulle quelques années plus tard, le 24 juillet 1967, déclenchant une crise diplomatique entre la France et le Canada. Mais, loin d’engendrer un scandale, cet aveu de l’agent Calot suscite tout au plus un rire circonspect de ses collègues (même si l’on remarque que l’agent Jacquard, familier de la question algérienne, n’est pas amusé).

Dans cet exemple, comme dans d’autres, une vision paternaliste des relations internationales est mise en avant par la série. Prise dans un contexte de bipolarisation des relations internationales se structurant autour des Etats-Unis et de l’URSS, la France apparaît avant tout déterminée à obtenir une part du gâteau et à se positionner en tant qu’acteur stratégique majeur. Les agents du Service l’affirment à plusieurs reprises : leur objectif est davantage de limiter l’influence croissante des deux superpuissances en Europe et sur les autres continents, protégeant ainsi les intérêts de la France, que d’assurer le maintien de la paix et de la sécurité internationales. A cette fin, cette France fictionnelle déploie tous les mécanismes que lui offre le renseignement sur son territoire et à l’étranger, non sans porter atteinte à la souveraineté d’Etats tiers…

…mais faisons fi de ces considérations internationalistes, c’est l’heure du pot.

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