Ce 121ème numéro de la série SAS paraît, vu son titre, spécialement accrocheur. Il l’est à tout le moins pour celui qui, affectionnant tout autant le droit international que les romans d’espionnage, se plaît à examiner comment l’on présente le premier quand on écrit les seconds. L’intrigue se construit sans surprise dans le contexte qui suit l’adoption par le Conseil de sécurité, le 3 avril 1991, de la résolution 687. Quelques années ont passé, l’embargo fait durement souffrir l’Irak, et plus encore les hommes, femmes et enfants qui y vivent. Une lueur d’espoir perce toutefois quand Hussein Kemal, le gendre de Saddam Hussein, fuit l’Irak et se réfugie en Jordanie. Hussein Kemal, qui est en même temps le superviseur des programmes d’armement irakiens, semble en effet tout prêt à collaborer avec l’UNSCOM, la commission chargée en vertu de la résolution 687 de contrôler le démantèlement de l’arsenal irakien. Or, les secrets livrés, l’embargo ne se justifierait plus et il pourrait donc être levé. Seulement voilà, Chirstopher Angleton, le chef de la station de la CIA à Amman, n’y croit pas. Selon lui, la défection d’Hussein Kemal – et la découverte des documents relatifs aux armes secrètes irakiennes qui s’en est suivie – serait seulement une mise en scène. Voici comment il explique la situation au Prince Malko Linge, le célèbre héro de la série SAS, qui vient d’atterrir à Amman et ne connaît donc pas encore tous les contours de sa nouvelle mission.
« – C’est une manip. Une manip particulièrement vicieuse de notre ami Saddam Hussein (pour) ne pas perdre la face vis-à-vis du monde arabe et faire lever l’embargo.
– Quel rôle joue Hussein Kemal dans cette perspective ?
– Dans un premier temps, l’ONU, grâce à la défection de Hussein Kemal, trouve les documents relatifs aux programmes secrets d’armement irakiens. Saddam Hussein, vis-à-vis de son peuple ou du monde arabe, ne perd pas la face. Fin du premier épisode. Second épisode, une habile campagne de presse…on met l’accent sur les souffrances du peuple irakien du fait de l’embargo…Dans les semaines qui suivent, un tas de gens de bonne foi vont nous attendrir sur le sort des bébés irakiens…Avant le vote au Conseil de sécurité, le représentant de l’Irak, M. Tarek Aziz, va prendre le monde à témoin de l’injustice flagrante qu’il y a à continuer d’affamer les petits enfants irakiens alors que l’Irak a enfin accédé à toutes les demandes des Nations Unies.
– Une seule question…pourquoi tenez-vous tellement à maintenir en vigueur l’embargo ?
– Nous y voilà, exulta l’américain ! Car nous sommes persuadés que Saddam Hussein nous cache encore l’essentiel de ses armes chimiques et biologiques…Saddam Hussein, en nous envoyant un défecteur bidon, a tenté une fois de plus de nous baiser » (sélection d’extraits pp. 55-62).
Malgré un titre pourtant prometteur, la dure réalité est que le droit international ne monopolise pas l’attention de l’auteur. Cependant, le droit international point à quelques endroits. A l’analyse, on peut même dégager de « La résolution 687 » une vision quelque peu idéalisée de l’ONU et du droit, même si le pouvoir des Etats n’en est pas, pour autant, nié.
1. L’ONU, une enceinte pertinente de règlement des conflits ?
Voici comment M. Angleton – qui n’a décidément pas sa langue dans sa poche – expose la manière dont les discussions relatives au maintien de l’embargo vont se tenir au sein du Conseil de sécurité.
« La pression pour la levée de l’embargo va être écrasante…Parmi les membres permanents du Conseil de sécurité, la France, la Russie et la Chine sont pour la levée des sanctions. La Grande-Bretagne se laissera convaincre. Les cinq membres non permanents actuels…sont eux aussi pour la levée des sanctions….Nous n’aurons aucun argument à opposer au Conseil de sécurité, dans la mesure où Rolf Ekeus (rapporteur de l’UNSCOM) dira qu’il n’y a plus rien à découvrir » (p. 60).
La légitimité de l’ONU n’est pas ici mise en cause. En effet, M. Angleton ne conteste pas le moins du monde que le Conseil de sécurité soit l’enceinte appropriée pour mener les discussions relatives à l’embargo irakien. Si M. Angleton distingue, certes, entre les membres permanents et non permanents – ces derniers étant curieusement réduits à 5 pour l’occasion – il décrit néanmoins un processus de prise de décision, apparemment démocratique, où les Etats font valoir leurs vues, semble-t-il, sur un pied d’égalité.
Le fonctionnement du Conseil de sécurité semble donc quelque peu idéalisé. L’extrait suivant, dont il ressort que le droit de véto d’un membre permanent doit s’exercer raisonnablement, en témoigne également :
« Il nous restera bien sûr l’arme du véto. Efficace puisque les décisions doivent être prises à l’unanimité des membres permanents. Mais dévastatrice ! Le tiers-monde et une grande partie des Etats arabes vont nous accuser de vouloir maintenir l’embargo pétrolier uniquement pour faire plaisir à nos alliés saoudiens » (p. 60).
Un peu plus loin, il conclut : « Nous ne pouvons pas crier à la manip si nous ne réussissons pas à la prouver. » (p. 62)
L’ONU est donc reconnue dans son rôle. Quant à la procédure de prise de décision au sein du Conseil de sécurité, elle produit les effets attendus et elle est donc efficace. Efficace, peut-être, mais contre-productive… En effet, elle laisse peu de marge de manœuvre aux Etats-Unis pour faire triompher leur position, pourtant la mieux informée. Comme nous disions, cette analyse idéalise sans doute légèrement le processus de prise de décision au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. Le moins que l’on puisse dire est en tout cas que, depuis lors, les Etats-Unis ont sensiblement changé leur position, quant au rôle et au statut de la preuve, en ce qui concerne la possession d’armes de destruction massive.
2. Les résolutions du Conseil de sécurité, instruments efficaces pour sanctionner les violations du droit international ?
Pour rappel, la résolution 687 édictait une série de mesures économiques à l’encontre de l’Irak pour astreindre cet Etat à la destruction de son arsenal d’armes chimiques et biologiques (voy spécialement §§ 8-13 de la résolution). Si l’on en croit M. Angleton, ce dispositif est redoutablement efficace.
« Nous sommes donc persuadés, continua-t-il, que Saddam Hussein a caché son petit trésor quelque part. Et qu’il n’hésitera pas à s’en servir. Après avoir perdu un million d’hommes contre l’Iran, il a remis cela contre le Koweit. Maintenant, il serait parfaitement capable de terroriser le Golfe. Il n’y a qu’un frein à ses ambitions : l’embargo. S’il ne parvient pas à le faire lever, il sait qu’il devra livrer ces armes secrètes, sinon son pays sera exsangue. Donc, nous devons maintenir coûte que coûte l’embargo… » (p. 62).
Pour autant, Saddam Hussein ne se laisse pas décourager, et tente par conséquent de contourner l’obstacle. Pour arriver à ses fins – c’est-à-dire ne pas perdre la face vis-à-vis du monde arabe, garder son arsenal intact et faire lever l’embargo – il en est cependant réduit à devoir imaginer une mise en scène particulièrement audacieuse. En dépit des apparences, le droit international constitue donc bel et bien un cadre limitant la marge de manœuvre des acteurs. Si cette limite n’apparaît peut-être pas de manière immédiate et évidente, elle s’impose finalement, telle une force tranquille, avançant à son propre rythme…
3. La force tranquille du droit international
Pour beaucoup, le droit international n’existe pas, parce qu’il n’est pas, ou à tout le moins est peu, respecté, ou encore parce qu’on peut trop facilement le contourner. Ce n’est pas, toutefois, dans cet opus de la série, le point de vue qui semble prévaloir. Au contraire, les règles, dispositifs, procédures, mis en place par le droit international, s’imposent à tous les Etats, même aux plus puissants, et limitent effectivement leur marge de manœuvre sur la scène internationale.
Tout d’abord, les Etats-Unis, qui sont pourtant convaincus, malgré les apparences, que l’Irak dissimule encore une grande partie de son arsenal, apparaissent complètement démunis. Leur seule option serait d’opposer leur véto à la levée de l’embargo, mais cela supposerait de recueillir des preuves concrètes de ce qu’ils avancent. Le droit international poserait donc comme règle que le droit de véto doit s’exercer raisonnablement, sur la base d’éléments concrets qui le justifient, une règle au respect de laquelle les Etats-Unis eux-mêmes ne pourraient pas, et ne voudraient pas, se dérober.
L’Irak, quant à lui, essaie par contre résolument de contourner les obligations qui lui ont été imposées en vertu de la résolution 687. Néanmoins, cela ne témoigne pas, là non plus, de la faiblesse ou de l’inexistence du droit international. Au contraire, les mesures adoptées en vertu de la résolution 687 sont en fait tellement efficaces que l’Irak n’a d’autre choix que de se soumettre…ou à tout le moins de faire semblant de se soumettre, en orchestrant la fausse défection de Hussein Kemal. Si on mesure la force et l’existence du droit international à l’aune de l’inventivité dont Saddam Hussein fait preuve pour obtenir la levée de l’embargo, et des sacrifices qu’il doit consentir, ni l’une, ni l’autre, ne paraissent très affectées.
4. Le droit international, un outil efficace au service des Etats ?
Le droit international est donc dépeint comme un corps de règles et d’institutions qui contraignent efficacement les Etats, et qui limitent effectivement leur marge de manœuvre sur la scène internationale. Pour autant, le droit international ne réduit pas les Etats au rang de sujets passifs et, à ceux qui savent le manipuler adroitement, il peut aussi très bien servir.
« – …vous n’avez jamais réussi à le tuer ? s’étonna Mako.
– Nous n’avons jamais cherché à le tuer. Les Saoudiens auraient été furieux…Mais nous étions parfaitement au courant des préparatifs d’invasion du Koweït, par exemple.
– Et vous avez laissé faire ?
– Nous les avons encouragé, laissa froidement tomber le chef de station de la CIA. Il fallait une bonne fois pour toutes « taper » Saddam Hussein avant qu’il ne devienne trop dangereux avec des armes nucléaires et chimiques. Le Koweït, c’était parfait comme prétexte.
Un ange qui passait tomba raide mort devant tant de cynisme. Décidément, les Etats étaient bien des monstres froids » (p. 65).
L’intérêt des Etats-Unis, tel que décrit par Christopher Angleton, n’a donc jamais été d’éjecter Saddam Hussein de son « trône ». Il s’agissait seulement de le museler, mais de veiller, toutefois, à ce que ses ambitions puissent être contenues. Dans ce contexte, le développement d’un important arsenal d’armes chimiques et biologiques, semble-t-il, a commencé à leur déplaire. Mais le droit international ne permet à un Etat d’en « taper » un autre parce qu’il fait quelque chose qui ne lui plaît pas. Qu’à cela ne tienne, laissons alors l’Irak faire un faux pas, encourageons-le même si nécessaire, nous « taperons » ensuite à bon droit, et ferons enfin adopter une résolution par le Conseil de sécurité pour surveiller, à l’avenir, l’Irak d’un peu plus près. Comme cela transparaît dans la délicate analyse de M. Angleton, le droit international impose donc aux Etats-Unis une certaine retenue, mais il leur donne aussi les outils nécessaires – les prétextes – pour parvenir à leurs fins. Comme le dit M. Angleton, les Etats sont bien des monstres froids. Ainsi parlait aussi Zarathoustra.
Laurent Weyers
Assistant au Centre de droit international de l’ULB