Le Jour où la terre s’arrêta (Robert Wise, 1951) : la souveraineté est-elle un concept intergalactique ? Une analyse de Barbara Delcourt

Ce film, devenu l’un des opus fondateurs de la science-fiction et qui a fait l’objet d’un remake sans grand intérêt sorti en 2008, porte bien la marque de son temps.  Il est en effet le produit des angoisses bien réelles liées à la course aux armements et, en particulier, au développement des armes atomiques par les deux superpuissances de l’époque. C’est d’ailleurs en raison de la course aux armements que des extra-terrestres vont débarquer à Washington. Leur porte-parole, nommé Klaatu, prendra l’apparence et l’identité (« M. Carpenter ») d’un être humain pour délivrer un message dépourvu de toute ambiguïté :

Jourterreim1l’usage de l’atome à des fins non pacifiques est lourd de menaces pour la survie de toute espèce dans la galaxie, et ne pourra dès lors être toléré, et ce alors même qu’un usage scientifique est au contraire valorisé puisqu’il a permis aux émissaires de ce message radical de couvrir des millions de kilomètres. C’est donc une question de sécurité collective au sens le plus large qui soit, puisqu’elle ne concerne pas uniquement les êtres vivant sur la planète terre.  Ainsi, et dans la mesure où toute décision néfaste prise par les Terriens peut avoir des conséquences fatales pour l’ensemble du système intergalactique, ces derniers ne peuvent simplement ignorer la mise en garde qui leur est faite.

On retrouve ici sans doute la trace de la pensée de Norbert Elias invitant ses contemporains à repenser les catégories d’entendement et les échelles du politique en fonction des enjeux nouveaux que recèlent les découvertes scientifiques et les nouvelles menaces qui pèsent, non plus sur des groupes particuliers mais sur l’humanité dans son ensemble (N. Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991 et les analyses de G. Devin, « Norbert Elias et l’analyse des relations internationales », Revue française de science politique, 1995, vol. 44, n°2 et Florence Delmotte, « La sociologie historique de Norbert Elias », Cahiers Philosophiques, 2012/2, n°213).

Quant à la place du droit dans les relations internationales, Le Jour où la terre s’arrêta semble exprimer une certaine ambivalence, entre une défense, ou au contraire une remise en cause, du principe de la souveraineté —et plus généralement des principes fondateurs du droit international moderne—, selon deux axes que l’on reprendra successivement.

Un droit libéral fondé sur le principe de non-intervention : « les affaires internes de la Terre ne m’intéressent pas ! »

Selon une première lecture de ce film, le droit semble avoir un rôle décisif à jouer dans le règlement d’une question aussi cruciale que la survie de l’humanité. Ainsi, la coopération internationale en général, et l’ONU en particulier, apparaissent comme des éléments tout simplement incontournables. La force apparaît en revanche, à première vue, contre-productive, comme l’illustre cet extrait de la scène qui ouvre le film.

On le voit, Klaatu annonce d’emblée ses intentions pacifiques : « Nous sommes venus en paix, nos intentions sont bonnes ». Mais à la suite d’un tragique malentendu (les policiers et militaires présents en nombre pour « accueillir » le vaisseau spatial ont la gâchette facile, et interprètent mal un geste d’offrande de leur énigmatique visiteur), les Terriens ouvrent le feu. Sur fond de musique inquiétante (orchestrée par Bernard Hermann, qui confère ici au thérémine toute sa dimension à la fois angoissante et surnaturelle), le robot humanoïde Gort détruit alors toutes les armes présentes dans le périmètre à l’aide de ses redoutables rayons lasers. L’usage de la force, que les Terriens utilisent plus par réflexe que comme le fruit d’un calcul rationnel, s’avère donc inopportun et inefficace, un message exactement contraire à celui qui sera délivré plusieurs décennies plus tard dans le satirique Mars Attacks (Tim Burton, 1996), qui reprend et détourne le schéma en faisant des extra-terrestres des envahisseurs bellicistes qui se servent du droit pour endormir la méfiance des naïfs terriens.

Mais, dans Le Jour où…, ce n’est pas seulement la coopération mais aussi les institutions qui offrent des outils adéquats pour juguler la menace. Une fois rétabli quoique toujours convalescent, Klaatu expose ainsi à un haut représentant des Etats-Unis la substantifique moelle de sa mission, et exige de pouvoir délivrer son message urbi et orbi. La scène suivante en témoigne.

Klaatu veut donc « parler à des représentants de toutes les nations de la Terre », avant d’en appeler à « vos Nations Unies ». A son interlocuteur qui prétexte des problèmes techniques (la composition alors insuffisamment universelle de l’ONU, les difficultés d’organisation d’une réunion rassemblant les chefs d’Etat, …) et insiste surtout sur « les puissances malfaisantes aux puissantes malveillantes qui perturbent notre monde » (une claire allusion à l’ennemi soviétique), Klaatu réplique d’un ton ferme et péremptoire : « les affaires internes de la Terre ne m’intéressent pas. Ma mission n’est pas de résoudre vos petites querelles ».

Le problème est que l’homme est sceptique et cartésien, et qu’en dépit des signes évidents de la supériorité de la civilisation dont est issu Klaatu, sa mise en garde n’est pas tout à fait prise au sérieux. Il lui  faudra donc en faire la démonstration. Elle consistera, non pas à arrêter la terre de tourner (le titre est un peu curieux de ce point de vue), mais les machines de fonctionner, les voitures de rouler, les émetteurs de diffuser, pendant une demi-heure, histoire de bien faire comprendre qui est le plus fort, mais aussi le plus « humain » puisqu’il est prévu que les services prodiguant soins et secours ne soient pas affectés par l’épreuve. Mais à vrai dire, c’est un éminent scientifique (après une jolie veuve qui est d’emblée conquise par cet extra-terrestre fort bien de sa personne) qui va s’avérer le plus ouvert au message politique de Klaatu. Il comprend d’emblée l’enjeu et c’est finalement devant un parterre de scientifiques venus du monde entier que la communication sera faite. Le moins que l’on puisse dire est que leur attention tranche indubitablement avec l’attitude de la classe politique et des services de sécurité de l’Etat. On ne peut s’empêcher de faire le parallèle avec le groupe Pugwash, un mouvement international fondé par Bertrand Russel et Jozef Rotblat et inspiré par le militantisme d’Albert Einstein qui, à partir de 1957, rassemblera les scientifiques du monde entier les plus critiques à l’égard de la course aux armements et du développement des arsenaux nucléaires. Ses initiateurs se verront décerner le prix Nobel de la paix en 1995 pour leur combat en faveur du désarmement nucléaire.

Dans la scène qui clôture le film, nous retrouvons Klaatu, qui délivre un message particulièrement grave et, comme il l’annonce d’emblée, brutal.

Les principaux extraits de ce véritable programme de gouvernance intergalactique méritent d’être reproduits :

« L’univers est plus petit chaque jour et la menace d’agression, d’où qu’elle vienne, n’est plus acceptable. La sécurité doit être pour tous, ou nul ne sera en sécurité. Cela ne signifie pas renoncer à la liberté mais renoncer à agir avec irresponsabilité. Vos ancêtres l’avaient compris quand ils ont créé les lois et engagé des policiers pour les faire respecter. Sur les autres planètes, nous avons accepté ce principe depuis longtemps. Nous avons une organisation pour la protection mutuelle des planètes et la disparition totale des agressions. Une autorité aussi haute repose bien sûr sur la police qui la représente. En guise de policiers, nous avons créé une race de robots. Leur fonction est de patrouiller dans des vaisseaux tels que celui-ci et de préserver la paix. Pour les questions d’agression, nous leur avons donné les pleins pouvoirs. Ces pouvoirs ne peuvent être révoqués. Au premier signe de violence, ils agissent contre l’agresseur. Les conséquences de leur mise en action sont trop terribles pour s’y risquer. Résultat : nous vivons en paix, sans arme ni armée, ne craignant ni agression ni guerre et libres d’avoir des activités plus profitables […]. La façon dont vous dirigez votre planète ne nous regarde pas. Mais si vous menacez d’étendre votre violence, votre Terre sera réduite à un tas de cendres ».

En présence de ce scénario catastrophe, des robots tel celui que l’on voit descendre lentement de la soucoupe et dont on soupçonne les capacités létales (enfin, à l’époque !) sont programmés pour assurer la destruction de la source de l’insécurité, en l’occurrence la terre et ses habitants. Il y a donc, fantasme absolu, une police intergalactique chargée de faire respecter certaines normes fondamentales liées à la survie de tous et, qui plus est, s’avère incorruptible puisque les robots sont censés réagir automatiquement face à tout acte mettant en danger la sécurité intergalactique. Ni la ruse, ni la duperie ne peuvent dès lors les faire dévier de leur salutaire mission. La technologie est tout simplement mise au service du bien commun.

En exposant la teneur de cette véritable « loi fondamentale » universelle, Klaatu semble ici exprimer l’idée d’un droit international libéral, pour reprendre l’expression d’Emmanuelle Jouannet (Le droit international libéral providence, Bruylant, 2011). Le droit international, ou plus largement ici intergalactique, n’est pas là pour imposer des valeurs ou des modes de gouvernement que chaque Etat ou planète est libre de déterminer. Le messianisme n’est donc pas de mise ; au contraire, il est entendu que chaque entité peut développer le système qui lui convient le mieux, une référence implicite au principe de souveraineté. L’ordre juridique doit, en revanche, assurer la sécurité et la coexistence pacifique entre ses sujets. Dans le même temps, cette « loi fondamentale » ne peut véritablement devenir positive que si une institution la sanctionne, y compris en recourant à la coercition. C’est là déjà le souci exprimé par Kant à la fin du XVIIIème siècle (La métaphysique des mœurs) et, dans le droit fil de cette tradition libérale, reprise et déclinée par Kelsen (Théorie pure du droit) et Habermas (La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne) au XXème siècle (v. notre ouvrage, Droit et souverainetés…, Peter Lang, 2003, pp. 409 et ss.). Et de ce point de vue, on pourrait même penser que nos extra-terrestres ont lu Kant, voire Kelsen, et sont convaincus que la paix et le désarmement leur ont permis de développer des activités plus profitables.

Cette interprétation « idéaliste » semble être cohérente avec l’ambition de ses réalisateurs qui, dans le contexte de l’époque, avaient entendu produire un film critique des dérives de l’anticommunisme, du bellicisme des gouvernements et délivrer une vision plus optimiste de l’ « envahisseur » extérieur par comparaison avec les films catastrophe qui caractérisent l’époque, comme par exemple Red Planet Mars, réalisé par Harry Horner et sorti en 1952. En ce sens, Le Jour où la terre s’arrêta inspirera davantage des films comme Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1964), Point limite (Sidney Lumet, 1962), qui dénoncent les risques d’apocalypse nucléaire générés par l’absence de coopération et de communication, ou plus encore Le Géant de fer, film d’animation de Brad Bird sorti en 1999, autre œuvre à tonalité pacifiste. Est-ce à dire que Le jour où… doive être réduit à une production idéaliste insistant sur le respect du droit et de la souveraineté dans un sens ne faisant qu’exprimer la teneur de la Charte des Nations Unies ? Comme on l’a signalé d’emblée, le propos est en réalité plus ambivalent…

Une remise en cause de la souveraineté : un ordre juridique imposé de l’au-delà…

Une autre lecture est cependant envisageable, qui insiste sur une certaine remise en cause de certains principes fondamentaux du droit international, spécialement de la souveraineté au sens qui lui est traditionnellement reconnu selon la Charte.

Notons en premier lieu que si la terre est vue comme une entité politique « souveraine » du point de vue du droit intergalactique, le « droit » qu’entend faire respecter Klaatu n’est pas vraiment du droit « volontaire » (c’est-à-dire issu de la volonté de ses sujets), car il n’apparaît à aucun moment que les représentants terriens aient manifesté une quelconque volonté de se plier à ce système de garantie de survie. Au contraire, la règle et même l’ensemble du système juridique révélé par Klaatu avant qu’il ne retourne dans les cieux lointains de l’univers ­—vers l’infini et au-delà…— sont imposés, la Terre n’apparaissant nullement comme un sujet qui pourrait se prévaloir de l’égalité souveraine, et éventuellement se prétendre « objecteur persistant » à ce jus contra bellum imposé de très haut.

Ce que donne à voir le film est donc l’existence d’une communauté de sécurité dont le sort repose sur une sorte d’hegemon doté de la force supérieure que lui procure notamment la maîtrise de technologies d’avant-garde. Une telle perspective dévoile une autre manière de concevoir la garantie des biens publics (comme la sécurité) qui se pense moins à travers l’égale souveraineté des sujets et davantage par la médiation d’une sorte de puissance hégémonique bégnine, en réalité il s’agit là d’un sacré vieux fantasme Made in USA. Un critique faisait ainsi remarquer que « Pas très éloigné de la figure christique, Klaatu endosse d’ailleurs le nom de Carpenter (« charpentier » en français) pour se fondre dans la masse humaine » (Damien Taymans, http://www.cinemafantastique.net/Jour-ou-la-terre-s-arreta-Le-2512.html).  Le messianisme n’est donc jamais loin, il est ici associé à un dispositif technique (les robots), dont on remarquera qu’ils ne sont plus vraiment de l’ordre de l’anticipation. Sans ouvrir le débat sur la question des drones, qui restent actuellement pilotés par l’action humaine, on a en effet récemment appris que le gouvernement norvégien finançait le développement de robots qui pourront, sans intervention humaine, prendre la décision de tirer sur leur cible.

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Ci-dessus une photo de ces sympathiques futurs gardiens de notre sécurité. La Ligue pour la paix, une O.N.G. pacifiste norvégienne, a quant à elle estimé que ce projet viole le droit international (Courrier International, 27 octobre 2014) …

En ce sens, on peut pointer un autre aspect peu orthodoxe du droit intergalactique énoncé par Klaatu par rapport au système juridique établi par la Charte des Nations Unies. Si les robots « policiers de l’univers » sont chargés de réprimer les « agressions », celles-ci semblent conçues de manière relativement souple, en tout cas au regard de ce que l’on retrouve dans la définition énoncée dans la résolution 3314 (XXIX) de l’Assemblée générale des Nations Unies en 1974. Cette dernière renvoie, on le sait, à un usage de la force présentant une certaine gravité. Or, dans son discours final, Klaatu évoque d’abord une « menace d’agression » puis un « premier signe de violence », non autrement identifiés, avant de conclure plus abruptement : « si vous menacez d’étendre votre violence, votre Terre sera réduite à un tas de cendres ». Ainsi, la simple course aux armements nucléaires constitue une violence susceptible de déclencher les foudres des robots de l’espace ; c’est d’ailleurs tout le sens de la mission de Klaatu. On pourrait voir là, de la part de la communauté politique qu’il représente, l’affirmation d’un droit à la légitime défense —voire à la guerre— préventive. Dans cette perspective, une certaine légitimation de la ligne de raisonnement défendue par les Etats sur ce sujet pourrait être décelée.

En même temps, si l’on conçoit l’ « organisation pour la protection mutuelle des planètes » dont parle Klaatu comme un pendant intergalactique de l’ONU, l’action préventive ne devrait plus être évaluée au regard des relations entre Etats, mais bien de celles entre l’organisation suprême de sécurité collective et ses membres. Dans ce cas, le schéma de ce droit intergalactique ne serait pas si éloigné de celui de la Charte, qui autorise l’action coercitive, y compris militaire, en cas de simple « menace contre la paix » (article 39), une expression suffisamment large pour couvrir un surarmement nucléaire. Si l’on s’inscrit dans cette ligne de réflexion, le film viendrait non à l’appui mais résolument à l’encontre des doctrines unilatéralistes défendues régulièrement par l’administration des Etats-Unis.

Le problème, on l’a déjà signalé, est que la Terre n’a jamais « adhéré » à l’organisation suprême intergalactique, de sorte qu’on peut difficilement concevoir qu’elle puisse être légitimement soumise à des sanctions… à moins de considérer que, en droit terrien également, l’ONU aurait le pouvoir de prendre des mesures contre des Etats non-membres.

On le voit, Le jour où la terre s’arrêta véhicule les ambivalences d’un droit international fondé tantôt sur la souveraineté et la volonté des Etats, tantôt sur la conception plus objectiviste de nécessité sociale qui dicte l’adoption de mesures au nom de la préservation de la paix voire, ici, de l’humanité ou plus largement de l’univers.

Barbara Delcourt
REPI – ULB

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