C’est dans un univers fictif que se déroule l’œuvre désormais emblématique qu’est « One Piece » d’Eiichirō Oda. Si One Piece est le manga le plus vendu au monde, c’est que son contenu interpelle un public très varié. Là où un·e enfant comprendra l’œuvre comme étant le récit des (més)aventures de l’équipage de Luffy, autoproclamé futur roi des pirates, un œil plus avisé relèvera de nombreux liens avec notre réalité politique et juridique, notamment internationale. Après tout, la piraterie n’est-elle pas elle-même l’un des plus anciens crimes réprimé par le droit international[1] ?
Certains thèmes abordés dans l’œuvre évoquent donc des éléments chers au droit international. Il faut toutefois se méfier des comparaisons trop hâtives. En effet, à vouloir voir le droit international partout, on risque de le voir là où il n’est pas. Les lignes qui suivent se consacreront plus particulièrement à une comparaison bien connue des lecteurs de One Piece : la ressemblance entre le Gouvernement Mondial, organisation regroupant plusieurs États de l’univers One Piece, et l’Organisation des Nations Unies (ci-après : ONU). Sur quoi ce parallèle se fonde-t-il ? Le Gouvernement Mondial miroite-t-il réellement l’ONU ?[2] Afin de répondre à ces questions, il faut tout d’abord s’intéresser à l’origine des deux organisations et ainsi qu’à leur composition.
Un avènement et une composition similaires, mais seulement à certains égards
Établie sous l’impulsion de Franklin D. Roosevelt, l’ONU est le résultat des discussions du lendemain de la seconde Guerre mondiale, échec sonnant la fin de la Ligue des Nations. Comprenant à l’origine une cinquantaine de membres, l’organisation s’est rapidement agrandie et l’ONU compte aujourd’hui un peu plus de cent-nonante États membres. De manière analogue, le Gouvernement Mondial fait suite à la disparition de l’« Ancien Royaume », dont le lecteur ne connait pas (encore) grand-chose puisque tout ce qu’il reste de cette période et du « siècle oublié » se trouve inscrit sur des « ponéglyphes », dont la lecture et l’étude ont été déclarées interdites … par le Gouvernement Mondial. Toujours est-il qu’au départ, le Gouvernement Mondial a été fondé par vingt Royaumes et réunit désormais cent-septante nations du monde de One Piece. Dans les deux cas donc, l’organisation politique est née des cendres d’une catastrophe et s’est progressivement élargie à travers le temps et le globe.
Une autre similitude est que dans les deux cas, une minorité de membres bénéficie de pouvoirs plus larges que ceux dont peut se prévaloir le reste de l’organisation. Parmi les organes de l’ONU, le Conseil de sécurité dispose d’un pouvoir contraignant important. Celui-ci est composé de quinze représentants d’États membres, et seuls cinq d’entre eux – les membres dits permanents – disposent d’un droit de véto lors de l’adoption de certaines décisions[3]. De manière similaire, à la plus haute instance du Gouvernement Mondial, le Conseil des Cinq Doyens contrôle les affaires du Gouvernement et est compétent pour prendre des décisions contraignantes à tous les niveaux.
Il faut toutefois nuancer ce parallèle entre les membres permanents du Conseil de sécurité et le Conseil des Cinq Doyens. Tout d’abord, les membres du premier siègent et prennent des décisions en leur qualité de représentants d’États. Le second, lui, est composé d’individus qui ne siègent qu’en leur nom propre, et non en tant que représentants d’une quelconque nation. En ce sens, la plus haute instance du Gouvernement Mondial ne répond pas à la logique interétatique qui caractérise le fonctionnement du Conseil de sécurité. Ensuite, le Conseil des Cinq Doyens dispose d’un éventail de pouvoirs bien plus large que le Conseil de sécurité, précisément parce que son action est guidée par les intérêts de ses membres et non par la volonté des États composant le Gouvernement Mondial. Les Cinq Doyens ont par exemple passé un pacte avec sept « Grands Corsaires », de puissants pirates – et donc en principe hors la loi – qui voient l’ensemble de leurs crimes effacés en échange d’une partie de leur butin et de leur coopération dans la lutte menée par le Gouvernement contre d’autres pirates. Ces Grands Corsaires participent même à certaines réunions du Gouvernement Mondial. Concernant le Conseil de sécurité, on l’imagine difficilement se réunir avec un groupe terroriste afin de discuter de questions de paix et sécurité, ou de coopérer avec celui-ci pour mettre un terme aux activités terroristes d’un autre groupe.
Des missions similaires sur papier, mais différentes dans leur mise en œuvre
Au-delà de l’avènement desdites organisations et des aspects liés à certains de leurs organes, des parallèles se dessinent également de leurs missions et objectifs, du moins en théorie. Le préambule de la Charte des Nations Unies est limpide : « Nous, peuples du monde, nous sommes résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre (…) et à ces fins à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales ». Les modes pacifiques de règlement des différends supplantent donc le recours à la force dans les relations internationales, frappé d’une interdiction de principe, afin de ne pas mettre en danger la paix et la sécurité internationales, ainsi que la justice[4]. De même, les notions de ‘paix’ et de ‘justice’ sont au cœur des activités du Gouvernement Mondial, lequel s’est doté de la noble mission de faire régner la paix. C’est ainsi que, tout comme les organes des Nations Unies se réunissent régulièrement pour traiter des questions entrant dans leur champ de compétences, le Gouvernement Mondial organise tous les quatre ans une « Rêverie », regroupant cinquante rois représentants différents États affiliés au Gouvernement Mondial, réunion durant laquelle des questions de la plus haute importance sont discutées[5] et dont la disposition rappelle, visuellement, la salle du Conseil de sécurité[6].
Cela étant, le sens que le Gouvernement Mondial donne aux notions de ‘paix’ et de ‘justice’ est loin de correspondre à celui contenu dans la Charte des Nations Unies. De nombreux incidents illustrent cette différence d’interprétation, dans la mesure où le Gouvernement Mondial entend plutôt protéger sa propre sécurité et l’ordre qu’il a établi afin de préserver ses intérêts. Par exemple, au chapitre 80, le colonel Nezumi de la Marine, bras armé du Gouvernement Mondial (nous y reviendrons), se rend dans le village de Kokoyashi, alors sous le contrôle du pirate Aarlong. Ce dernier opprime l’ensemble du village, notamment en instaurant une hiérarchie raciale, où les Hommes-Poissons – dont il fait partie – sont supérieurs aux autres humains. Il y sème la terreur en procédant à l’exécution extrajudiciaire de quiconque s’opposerait à son régime ou ne s’acquitterait pas des paiements imposés aux habitants du village s’ils désirent rester en vie. Face à une telle situation, et eu égard aux objectifs proclamés du Gouvernement Mondial, on pourrait penser que la Marine intervient au village pour le libérer et mettre fin au règne d’Aarlong, une sorte d’intervention humanitaire en somme. Cela étant, le lecteur comprend très vite que le colonel Nezumi n’en a que faire d’Aarlong et de sa bande de tyrans. Il s’intéresse en effet plutôt à Nami, une villageoise – qui, à ce stade du récit, n’est pas encore devenue la navigatrice de l’équipage de Luffy. Feignant son allégeance, elle rejoint les rangs d’Aarlong et vole le butin des pirates qu’elle rencontre afin d’amasser assez d’argent pour payer Aarlong, en échange de la liberté du village. Ces vols ont retenu l’attention du colonel Nezumi qui, consterné qu’un tel crime puisse être commis, s’est empressé d’agir au nom de ce qu’il estime être la justice[7].
Cet exemple nous permet d’aborder d’autres différences fondamentales distinguant les deux organisations. Le Gouvernement Mondial interpelle, voire poursuit, régulièrement des individus considérés comme étant des criminels, là où l’ONU s’adresse aux États dans une optique de coopération et de maintien de l’équilibre international. Cela renvoie à la dimension hiérarchique plus ou moins présente au sein de ces deux organisations. L’ONU ne se situe en effet pas au-dessus des États, il est composé de et fonctionne à travers ceux-ci. L’ONU n’a donc pas plus de pouvoirs que ceux accordés par les États. À l’inverse, le Gouvernement Mondial règne sur le monde et, partant, sur chaque individu. En ce sens, le Gouvernement Mondial possède une autorité qui ne dépend pas des nations qui la composent. Les intérêts souverains de ces dernières ne priment donc pas pour le Gouvernement – bien que la Rêverie, dont le nom est révélateur, puisse donner l’illusion du contraire.
De plus, pour mener à bien ses objectifs, le Gouvernement Mondial dispose de sa propre force armée : la Marine, telle que mentionnée plus haut. Celle-ci est chargée d’assurer la justice et de maintenir l’ordre en traquant les pirates, ou du moins ceux que le Gouvernement souhaite voir disparaitre. Cela diffère des Nations Unies puisque cette organisation ne dispose pas d’une telle armée. Pourtant, la Charte des Nations Unies en prévoyait la possibilité à son article 43. Ce dernier n’a cependant jamais été mis en pratique, même si plusieurs auteurs ont plaidé pour la création d’une telle force armée[8]. Les moyens à disposition des deux organisations en vue d’assurer la mise en œuvre de leurs décisions diffèrent donc. Qu’en est-il alors de ceux qu’on appelle les Casques bleus ? Le Conseil de sécurité peut envoyer des forces armées pour mener des opérations dites de maintien de la paix. Cependant, ces forces doivent être distinguées de celles la Marine. Là où les secondes sont composées d’individus directement sous la direction du Gouvernement Mondial, les premières regroupent des forces issues des différents États membres et se déploient avec le consentement de l’État concerné. La logique est donc toute différente, et les raisons pour lesquelles les forces sont mobilisées le sont également. À titre illustratif, le Conseil de sécurité ne pourrait pas y faire appel afin de détruire toute une île et d’exterminer ses habitants car ceux-ci travailleraient clandestinement sur des dossiers sensibles. C’est pourtant ce qu’a fait le Gouvernement Mondial lorsqu’il a chargé la Marine de détruire l’île d’Ohara étant donné que cette dernière abritait des archéologues dont les recherches portaient sur les ponéglyphes – dont l’étude est, pour rappel, interdite et punissable[9]. Le Gouvernement Mondial possède donc un aspect exécutif somme toute autoritaire et répressif qui est absent du système onusien, bien que les forces de maintien de la paix envoyées par l’ONU peuvent être chargées d’un mandat robuste comprenant le recours à la force et commettent parfois des actes réprimables en toute impunité[10].
La comparaison entre le Gouvernement Mondial et l’ONU a donc ses limites. Au final, leurs principales différences renvoient à un même élément, à savoir la logique interétatique qui sous-tend l’action de l’ONU ne caractérise pas le fonctionnement du Gouvernement Mondial. C’est pourquoi leurs décisions et la mise en œuvre de celles-ci se distinguent fondamentalement. Cela se devine en réalité de la lecture même du nom desdites organisations. L’ONU n’a d’ailleurs jamais eu pour ambition d’être un gouvernement mondial, comme l’a rappelé son Secrétaire général, António Guterres, lorsqu’il a affirmé que « [l]e monde n’a pas besoin d’un gouvernement mondial mais bien d’une gouvernance mondiale (…) »[11].
[1] Voy. M. Scharf et M. Taylor, « A Contemporary Approach to the Oldest International Crime », Utrecht Journal of International and European Law, vol. 33, n°84, 2017, pp. 77 – 89.
[2] Scan du chapitre 908.
[3] C’est-à-dire les décisions qui ne portent pas sur des questions de procédure (conformément à l’article 27, §3 de la Charte des Nations Unies).
[4] Article 2, §§3-4 de la Charte des Nations Unies.
[5] Scan du chapitre 908.
[6] Image issue du site officiel des Nations Unies, disponible sur : https://www.un.org/ungifts/fr/salle-du-conseil-de-sécurité-0.
[7] Scans du chapitre 80.
[8] Voy. par exemple J. E. Rossman, « Article 43: Arming the United Nations Security Council », New York University Journal of International Law and Politics, vol. 27, n°1, 1994, pp. 227 – 264.
[9] Scans des chapitres 393 et 394.
[10] Voy. à ce sujet : R. Freedman, « UNaccountable: A New Approach to Peacekeepers and Sexual Abuse », European Journal of International Law, vol. 29, n°3, 2018, pp. 961 – 985.
[11] Communiqué de presse, SG/SM/20264, 21 septembre 2020, disponible sur https://press.un.org/fr/2020/sgsm20264.doc.htm.