L’émission télévisée « Complément d’enquête » présentée par France 2, le 25 novembre 2021, révèle que, depuis 2016, l’armée française est impliquée dans des tirs effectués par les forces de l’air égyptiennes sur des véhicules civils qui se livrent à de la contrebande, notamment, de riz, de stupéfiants, de produits de maquillage, d’armes et de cigarettes, entre la Libye et l’Égypte. Ces tirs ont lieu lorsque ces véhicules entrent dans le désert égyptien en venant de Libye. Ils sont repérés grâce à un avion léger de surveillance et de reconnaissance (ALSR) de type Merlin III loué à une société luxembourgeoise par la Direction française du renseignement militaire (DRM). Des agents français de la DRM survolent le désert à bord du Merlin III afin de signaler la position de ces véhicules aux forces égyptiennes de l’air qui envoient un avion de type Cessna équipé de missiles Hellfire pour procéder à la destruction des véhicules signalés. Entre 2016 et 2018, 19 frappes de ce genre auraient tué plusieurs centaines de personnes. Il s’agit de l’opération SIRLI dont les détails se trouvent sur le site web de l’organisme d’informations Disclose.
L’assistance de la DRM à l’Égypte est destinée à aider cette dernière dans sa lutte contre le terrorisme. Elle s’inscrit aussi dans le contexte de la vente, par la France à l’Égypte, d’abord de 24 avions de combat Rafale et de deux navires de guerres en 2015 (ibid.), puis de 30 avions Rafale supplémentaires qui fait de l’Égypte le deuxième client de la France en matière d’armement. Il ressort des informations rapportées par Disclose et répercutées par l’émission « Complément d’enquête », que les agents français de la DRM connaissaient l’usage qui était fait des renseignements qu’ils transmettaient aux forces égyptiennes. Interrogé sur le plateau de France 2, un ancien membre de la DRM reconnaît que les agents de la DRM fournissent ces renseignements à l’armée égyptienne mais uniquement dans le but de lutter contre des « combattants djihadistes ». Que les véhicules fussent conduits par des trafiquants ou par des terroristes présumés, l’enquête de Disclose démontre que les agents de la DRM savaient que leurs indications conduisaient les forces égyptiennes à détruire des véhicules civils avec leurs occupants.
Juridiquement, les frappes égyptiennes sont des exécutions extrajudiciaires, donc, des homicides qui ne peuvent se justifier ni par les nécessités du maintien de l’ordre, ni au nom de la légitime défense et qui relèvent donc du droit pénal de l’État où ils ont été perpétrés, ici, le droit pénal égyptien.
Les frappes égyptiennes sont, en outre, des violations des droits humains les plus élémentaires (droit à la vie, art. 6 du Pacte relatif aux droits civils et politiques qui lie l’Égypte depuis 1982), peu importe que les véhicules ciblés transportassent des trafiquants ou des terroristes : dans tous les cas, c’était des homicides commis en dehors de tout processus judiciaire.
À ce titre, il s’agit de faits internationalement illicites engageant la responsabilité internationale tant de l’Égypte que de la France puisqu’ils violent l’art. 6 du Pacte relatif aux droits civils et politiques, qu’ils sont imputables à l’Égypte (Articles de la Commission du droit international (CDI) de 2001, art. 1er) et que la France, par son assistance à l’Égypte, en devient complice (id. art. 16).
S’agit-il aussi de crimes de droit international ? Ce ne sont certainement pas des crimes de guerre car les actes terroristes de quelques groupes clandestins ne sont pas constitutifs d’un conflit armé : les affrontements entre terroristes et forces égyptiennes ne semblent pas atteindre l’ampleur requise (pour un conflit armé non international) et les groupes terroristes n’ont pas la qualité de « parties belligérantes » responsables et identifiables (cfr. DAVID, E., Principes de droit des conflits armés, Bruxelles, Bruylant, 2019, 6e éd., §§ 1.74 ss.).
Il s’agit néanmoins de crimes contre l’humanité car ce sont des violations « multiples » des droits humains commises « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique » contre une population civile (Statut de la Cour pénale internationale, art. 7, en tant qu’expression de la coutume internationale – TPIY, aff. IT-95-17/1-T, Furundzija, 10 déc. 1998, § 227). Même si l’Égypte s’est seulement bornée à signer le Statut de la CPI sans le ratifier, elle n’en est pas moins liée par les règles coutumières qu’il exprime.
Le critère de l’attaque contre une population civile ressort de l’aveu même du gouvernement égyptien qui annonçait, en juillet 2020, avoir détruit, en sept ans, « 10 000 voitures remplies de terroristes et de trafiquants » et tué « 40 000 personnes ». Bien que, selon Disclose, ces chiffres soient « probablement exagérés » (ibid.), ceux-ci, même réduits, n’en satisfont pas moins le critère de l’« attaque généralisée ou systématique » dirigée contre une population civile. Si les faits en cause s’apparentent bien à des crimes contre l’humanité, ces faits justifient l’exercice de la compétence universelle par la justice de tout État à l’égard des auteurs présumés de ces faits ou de leurs complices qui seraient trouvés sur le territoire de cet État (Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de la CDI, art. 9 et commentaire de la CDI).
Il est curieux de constater que les autorités françaises ne semblent pas s’en rendre compte : nécessités du commerce des avions Rafale, après quelques échecs retentissants, ou ignorance de règles de base du droit international ? Dans ce dernier cas, un petit recyclage académique des responsables ne serait pas un luxe excessif …
Eric DAVID,
Professeur émérite de droit international public,
Président du Centre de droit international, Université de Bruxelles.