Joe Sacco, Gaza 1956, en marge de l’histoire (Futuropolis, 2010, 424 pages) Une analyse d’Anne-Charlotte Martineau

http://www.actuabd.com/IMG/breveon4946.jpg?1328256707

Joe Sacco est mondialement connu pour son talent, son engagement et son genre graphique, à la croisée du journalisme, du documentaire et de la bande dessinée. Sous la forme de « BD reportage », il raconte l’histoire des peuples et s’engage sans complaisance auprès des victimes de guerre et de violence : de la Bosnie à Gaza, en passant par l’Inde et Malte, il construit depuis plus de vingt ans une œuvre puissante, originale et profondément humaniste. Son album Gaza 1956, publié en 2009 aux États-Unis et traduit dans plusieurs langues, s’inscrit dans cette veine : en resituant à la fois l’expérience concrète des palestiniens –celle d’un continuum entre hier et aujourd’hui– et l’expérience vécue par le reporter/dessinateur lorsqu’il mène son enquête sur le terrain, Gaza 1956 offre au lecteur « un autre regard »[1] sur le conflit israélo-palestinien. Récompensé par de nombreux prix[2], cet album explore la relation entre le passé et le présent, la mémoire et l’expérience, d’une manière à la fois extrêmement sensible et rigoureuse.

Le sous-titre de l’album, en marge de l’histoire, explique à lui seul l’essentiel du projet de Joe Sacco. Ce dernier entend sauver de l’oubli les massacres de Khan Younis et de Rafah commis par les forces israéliennes en 1956, au moment de ce que nous avons convenance d’appeler « la crise du canal de Suez ». La reconnaissance de ces deux massacres était jusqu’alors limitée à une note en bas de page dans un rapport de l’ONU « qui parlait de centaines de civils palestiniens tués dans la bande de Gaza en 1956 »[3]. L’auteur a effectué trois voyages entre novembre 2002 et mai 2003 dans cette petite bande de terre coincée entre Israël, l’Égypte et la mer méditerranée, afin de rassembler des témoignages de Gazaouis ayant vécu ou ayant perdu des proches lors de ces événements. Toute la BD est donc basée sur les témoignages recueillis par Joe Sacco et son guide, Abed, ces témoignages ayant ensuite été retranscrits en images sur une période de 4 ans. La dureté de la réalité est retranscrite en noir et blanc.

http://p2.storage.canalblog.com/28/54/607733/49660883.jpg

Les premiers chapitres de la BD servent à contextualiser les deux massacres : sont évoquées l’armistice de 1949, la ligne de démarcation négociée sous l’égide de l’ONU, l’émergence des fedayins et la crise du canal de Suez. Joe Sacco rappelle le plan que la France, le Royaume-Uni et Israël avaient élaboré afin de renverser Nasser, qui venait de nationaliser la compagnie du canal de Suez. Il s’agissait d’une agression tripartite qui devait se dérouler comme suit : Israël devait attaquer la bande de Gaza et le Sinaï, prétextant vouloir en finir avec les fedayins, et larguer des parachutistes près du canal de Suez[4]. La France et le Royaume-Uni exigeraient que les forces israéliennes et égyptiennes se retirent à 15 km du canal et proposeraient à l’Égypte qu’un contingent anglo-français occupe provisoirement le canal jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée. Prévoyant que Nasser refuserait cette solution, au nom de la souveraineté de l’Égypte, la France et le Royaume-Uni en profiteraient pour intervenir militairement. Nous savons que ce plan n’a pas marché, la pression internationale ayant joué contre la France et le Royaume-Uni. Ceci n’a toutefois pas empêché Israël d’attaquer l’Égypte le 29 octobre 1956 et d’envahir Gaza le 2 novembre suivant. C’est dans le cadre de cette invasion que le massacre de Khan Younis a eu lieu. Le 3 novembre 1956, c’est-à-dire le lendemain de l’attaque sur Gaza, des soldats israéliens sont arrivés à Khan Younis. Ils ont frappé aux portes, les ont défoncées et ont emmené de force les hommes. Ceux-ci, alignés contre un mur, ont été fusillés par les soldats israéliens. Plusieurs témoins racontent leur histoire ; certains hommes expliquent à Joe Sacco comment ils s’en sont tirés, quasi miraculeusement, tandis que de vieilles femmes racontent comment elles sont sorties en fin de journée pour voir la rue principale jonchée de cadavres.

http://lapige.be/wp-content/uploads/2014/04/49660597.jpg

La deuxième partie de l’album se concentre sur un autre massacre perpétré par les forces israéliennes dans la bande de Gaza, toujours en 1956 et dont Joe Sacco a pris connaissance lors de ses recherches à Khan Younis. Le 12 novembre 1956, des soldats israéliens sont arrivés tôt le matin à Rafah ; depuis leurs jeeps, ils ont demandé à tous les hommes valides de sortir de leurs maisons et de se diriger vers l’école de la ville. Des centaines de Palestiniens sont donc sortis de chez eux, interrogateurs, et ont remonté la rue principale en évitant les tirs des soldats israéliens qui les sommaient de courir plus vite. Arrivés devant l’école, ils sont entrés un par un dans son enceinte. Joe Sacco insiste alors pour dire : « nous voici à la partie de l’histoire qui reste gravée dans tous les cerveaux, même les plus engourdis par l’âge » (p. 242). À l’entrée de l’école, de part et d’autre du portail, étaient postés des soldats armés de bâtons qui frappaient les Palestiniens, lesquels s’empressaient d’entrer dans la cour pour fuir les coups de feu arbitraires tirés dans la rue. Or, le sol était couvert de barbelés derrière lesquels un grand fossé avait été creusé, de sorte que ceux qui ne sautaient pas au-dessus des barbelés d’un pas assez grand tombaient dans le fossé où ils étaient achevés à coup de fusil. Plusieurs témoins racontent à Joe Sacco comment les soldats israéliens ont rassemblé les hommes palestiniens dans la cour en les forçant à s’asseoir, le visage penché vers le sol. Pour les tenir tranquilles, les soldats israéliens tiraient à un mètre à peine au-dessus de leurs têtes. Puis ils ont procédé à un contrôle systématique de tous les hommes présents, cherchant à identifier parmi eux les combattants. En fin d’après-midi, comprenant qu’ils n’auraient pas fini le tri avant la nuit, les soldats israéliens ont accéléré la cadence des contrôles et triaient les hommes du regard. Finalement, les hommes restant ont été sommés de rentrer chez eux le plus rapidement possible, sous peine d’être fusillés. Craignant de repasser par le portail, les Palestiniens ont escaladé les murs, dont l’un d’eux s’est effondré, avant de se réfugier dans leurs maisons. Les soldats israéliens sont repartis avec la moitié des hommes en car, pour en faire des prisonniers, et ont entassé les morts dans un champ désertique en bordure de la ville.

http://www.ccr4.org/IMG/arton288.jpg 16022010163254000000GAZA6BD6PLANCHE

L’album ne se limite pas seulement au passé : le présent tient une grande place dans la narration et le dessin. Joe Sacco se met en scène en train de faire ses recherches à Rafah, au moment où de gigantesques bulldozers blindés rasent les maisons des Palestiniens et où le blocus affecte la vie de tous les jours. Il souligne que « le passé et le présent ne peuvent pas être si facilement dissociés ; ils font partie d’un processus impitoyable… » (p. 7). La destruction des maisons à Rafah fait des sans-abris et exaspère une population de plus en plus désœuvrée et amère. Les témoins que Joe Sacco interroge ne cessent de le ramener aux misères du présent. Pourquoi s’interroger sur un événement passé alors que les massacres continuent à un rythme encore plus effréné ? Ces interrogations, qui ébranlent le personnage de Joe Sacco, conduisent le lecteur à réfléchir sur la dureté de la condition palestinienne depuis plus de 50 ans.

Joe Sacco propose une sorte de contre-histoire du droit international de l’occupation. En effet, il n’échappera pas au lecteur que le droit international est omniprésent dans l’album mais que les protagonistes ne sont pas ceux que nous connaissons habituellement. Tandis que les États, les hommes politiques et les commandants militaires sont relégués à l’arrière-plan, ce sont les petites gens qui sont mis en avant. Ce sont eux qui invoquent le langage du droit international humanitaire, ses règles et ses institutions ; ce sont eux qui nous introduisent, par exemple, au travail de l’UNRWA (l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient). Vue sous cet angle, la démarche de Joe Sacco s’apparente à celle de Balakrishnan Rajagopal dans International Law from Below, dans la mesure où il s’agit, de part et d’autre, de donner voix aux mouvements de résistance populaires du Tiers-Monde[5].

Ce que Joe Sacco cherche avant tout à montrer, c’est que « les Palestiniens semblent n’avoir jamais le luxe de digérer une tragédie avant que la suivante ne leur tombe dessus » (p. 7). Aucun répit ne vient interrompre le flot d’injustices et de catastrophes qui les frappe, de sorte que plusieurs générations cohabitent et partagent la même haine dirigée contre l’occupant[6]. Mais bien que Joe Sacco aille à la rencontre des subalternes et leur donne une voix, il n’est pas pour autant tendre avec eux. Il n’hésite pas à mettre en avant les contradictions des Palestiniens et à leur poser des questions épineuses. L’un des personnages évoluant autour de Joe Sacco est Khaled, un combattant du Fatah recherché par Tsahal, qui tient un discours parfois raisonné, parfois extrémiste (pp. 65-70). Un chauffeur de taxi proclame haut et fort qu’il faut davantage d’attentats-suicides (p. 298). Au travers de ces échanges, l’auteur montre l’ampleur du conflit qui, jour après jour, paraît de plus en plus irréductible et irréversible. Chaque tragédie crispe les uns et les autres un peu plus encore, et chacun se retranche davantage dans ses positions.

Face à cet engrenage, Joe Sacco a pris le pari de comprendre « pourquoi et comment… la haine a été plantée dans les cœurs » (p. 7). Pour mener à bien cette entreprise, les rapports de l’ONU ne sont pas d’une grande aide ; ils font même « partie du problème »[7]. Cela est visible lorsque l’auteur confronte les témoignages recueillis avec ce qui est dit des deux massacres dans les documents officiels. Joe Sacco s’est rendu aux archives de l’ONU à New York et a récupéré le rapport du directeur de l’UNRWA, rédigé pour l’Assemblée générale pour la période du 1er novembre à la mi-décembre 1956. Voici ce qu’indique le rapport : « Des désaccords existent quant au décompte des victimes et à la cause de leur mort. Les autorités israéliennes dénoncent une résistance à leur occupation, exercée notamment par les réfugiés palestiniens. De leur côté, les réfugiés affirment que toute résistance avait cessé au moment des incidents et que de nombreux civils non armés ont été tués lorsque les troupes israéliennes ont traversé la ville et le camp à la recherche d’hommes armés » (p. 125). Autrement dit, le rapport de l’ONU présente deux versions incompatibles de l’« incident » de Khan Younis, de sorte que le juriste est amené à parler en termes de « possiblement » et de quelques « probablement ». Il lui devient difficile de prendre position. Mais les recherches menées par Joe Sacco suggèrent que les combats avaient clairement cessé, que les hommes palestiniens n’étaient pas armés et qu’ils n’ont offert aucune résistance. Cette représentation est corroborée par l’enquête menée par le journaliste et ancien soldat israélien présent à Khan Younis en 1956, Merk Gefen (pp. 126-127).

En somme, la BD de Joe Sacco nous invite à réfléchir à la façon dont le droit international participe à la dépersonnalisation du conflit israélo-palestinien et à son caractère insolvable. Contre sa réduction à une compatibilité de la vie quotidienne (c’est-à-dire, le calcul du nombre de morts, de roquettes lancées sur Israël, de missiles tirés sur Gaza, de logements détruits, de colonies créées par Israël, etc.), Gaza 1956 nous invite à remonter l’histoire au travers d’un travail sérieux et minutieux de description[8]. C’est à ce même genre travail de description que les internationalistes ont été récemment conviés par Anne Orford. En tant que choix normatif et esthétique, dit-elle, « the turn to description [offers] a means of countering the tendency of the dominant mode of critique to flatten everything, so that the world and all the people in it turned out to be describable in terms of an extremely limited set of characteristics »[9].

Anne-Charlotte Martineau
Senior Research Fellow au Max Planck Institute Luxembourg


  1. Séverine Bourdieu, « Le reportage en bande dessinée dans la presse actuelle : un autre regard sur le monde », Contextes, vol. 11, 2012.
  2. Notamment le Prix Eisner du meilleur auteur (reportage) en 2010, le prix France Info de la Bande dessinée d’actualité et de reportage en 2011 et le Prix « regards sur le monde » du festival d’Angoulême en 2011.
  3. « Entretien avec Joe Sacco : dans la bande dessinée de Gaza », Les Inrocks, 22 février 2010. Ce massacre avait aussi été évoqué par Noam Chomsky.
  4. Ce plan est décrit dans les accords de Sèvres conclus secrètement par les trois États. Tous avaient un intérêt à voir tomber le président égyptien : la France acceptait difficilement que Nasser ait soutenu la rébellion en Algérie ; le commerce du pétrole anglais était handicapé par la nationalisation faite du canal du Suez et finalement Nasser soutenait les fedayins palestiniens qui attaquaient régulièrement les civils israéliens.
  5. Balakrishnan Rajagopal, International Law from Below. Development, Social Movements and Third World Resistance, Cambridge, CUP, 2003, 343 p.
  6. Dans un entretien, Joe Sacco affirme : « I guess my major bias would be… that the Palestinians have been historically wronged ». http://www.tcj.com/tcj-301-joe-sacco-on-footnotes-in-gaza/ Voir aussi le compte-rendu de Gaza 1956 par Amandine, disponible sur : http://lesideesdamandine.com/2014/05/04/gaza-1956-joe-sacco/
  7. Selon l’expression consacrée de David Kennedy dans « The International Human Rights Movement: Part of the Problem? », Harv. Hum. Rts J., vol. 15, 2002, p. 15.
  8. Ce travail n’est pas neutre : dans son avant-propos, Joe Sacco explique que sa reconstruction des massacres de 1956 est le fruit d’une activité narrative et interprétative, laquelle « s’accompagne d’une inévitable dose de réfraction » (p. 5).
  9. Anne Orford, « In Praise of Description », LJIL, vol. 25, n° 3, 2012, p. 622.

Laisser un commentaire