Au début des années nonante, trois soldats de l’armée israélienne sont enlevés au sud-Liban par un groupe paramilitaire désigné sous le nom des Enfants du Jihad. Ils restent détenus pendant dix-sept ans, principalement en territoire syrien. La série [1] débute dans un hôtel de Francfort au moment où aboutissent les négociations entre le gouvernement israélien et les émissaires des preneurs d’otages. Deux soldats, Nimrod Klein et Uri Zach, sont libérés. La dépouille mortelle du troisième, Amiel Ben-Horin, est restituée.
La première saison se consacre en parallèle au retour de Nimrod et Uri dans leur environnement social et familial et à la reconstitution de ce qu’ils ont vécu en détention. Les épreuves endurées sont non seulement racontées par les protagonistes, au cours d’interrogatoires conduits sans ménagement par les services secrets israéliens, mais également montrées, ad nauseam, par des flashbacks éprouvants à la lisière du voyeurisme. Le spectateur accompagne les trois soldats dans leur martyre. La vision sans cesse répétée de leurs corps nus, suppliciés, meurtris de coups et de décharges électriques, abandonnés dans des caves, privés de lumière et de sommeil, les transforme en icônes de notre temps. Elle nous renvoie à la fois à l’atroce réalité de la torture, telle qu’elle est décrite par les rapports établis sous l’égide des Nations unies ou du Conseil de l’Europe, et à ses représentations les plus récentes par les médias de masse.
La nouvelle vie des ex-otages et l’enquête que mènent sur eux les services secrets nourrissent les dix épisodes de la première saison, laquelle se déroule presqu’exclusivement en Israël. À cela s’ajoutent deux autres trames scénaristiques, qui esquissent la deuxième saison : le parcours douloureux de la sœur d’Amiel, donné pour mort, et les recherches que mènent en cachette Nimrod et Uri, porteurs d’un étrange message du chef de leurs ravisseurs.
La deuxième saison reprend en grande partie les mêmes thèmes, tout en amplifiant leur dimension dramatique. La mise en scène s’accélère et le champ géographique de la série s’élargit, de nombreuses et longues séquences se déroulant au Liban et en Syrie. L’introspection intimiste de la première saison cède ainsi progressivement la place à certains archétypes des films d’action et d’espionnage. En dire plus sur le déroulement de l’intrigue nous conduirait immanquablement sur la pente glissante du spoiler.
Quels rapports cette fiction établit-elle avec le droit international et ses acteurs ?
Remarquons en premier lieu que la série ne traite jamais directement de la dimension historique, politique ou diplomatique des événements qui servent de toile de fond à l’aventure des soldats otages. Les origines du conflit au Proche-Orient, l’occupation illégale des territoires, les responsabilités des uns et des autres, les issues possibles, les impasses actuelles, ne sont jamais abordées de front. Ce non-dit, ce “non-montré”, étonnera et choquera peut-être ceux qui s’attendraient à découvrir une œuvre et une réflexion sur le conflit israélo-palestinien.
Le manichéisme de la situation qui sert de point de départ à la série aiguisera tout autant la critique : trois soldats sont enlevés, torturés, séquestrés, privés de dix-sept ans de leur vie d’homme, par des êtres présentés comme violents, fanatiques et implacables. Victimes et bourreaux sont ainsi rendus aisément identifiables par les scénaristes.
S’arrêter à ce constat serait cependant regrettable ; cela priverait le spectateur attentif d’une œuvre nettement plus riche que ne le laisse présager ce pitch sans nuance. Il est même permis de penser que c’est précisément le simplisme des postures morales initiales qui rend plus intéressants les développements subséquents de l’intrigue et les évolutions de ses protagonistes. Sur un socle réducteur, presque grossier, pousse une plante complexe, aux ramifications vénéneuses.
Revenons au titre de la série, Hatufim, qui en hébreu signifie “enlevés”, et qui dans les versions diffusées hors d’Israël a été traduit par prisonniers de guerre. Cette traduction laisse penser que la guerre qui ne cesse de déchirer la région depuis si longtemps constituera le centre névralgique de l’œuvre. Et le spectateur-juriste international se prépare légitimement à examiner la façon dont sera traitée cette matière première, notamment au regard de la typologie des conflits armés et des règles qui en découlent (présence ou non de forces armées reconnues comme telles, confusion entre civils et militaires, existence ou non d’un contrôle effectif sur un territoire donné, usage ou non de la légitime défense, traitement des prisonniers, etc.). Or, de guerre, et de droit de la guerre, il n’est ici jamais vraiment question. Les événements sont racontés comme un kidnapping crapuleux, dépourvu de tout lien avec un quelconque objectif militaire. L’enlèvement est suivi d’une demande d’échange de prisonniers, mais cette revendication ne s’inscrit pas réellement dans un cadre stratégique militaire. L’acte, en lui-même, participe surtout d’une volonté de nuire ; il s’inscrit dans une logique de terreur et fait de la loi du talion le maître incontesté des destinées humaines.
Il en va ainsi du côté du groupe “les enfants du Jihad” qui détient les trois soldats, mais aussi tout autant du côté d’Israël, dont les autorités agissent non dans le cadre d’une guerre, qu’elle soit ou non internationale, mais dans un cadre indistinct, à la lisière du politique, du policier et du militaire. L’institution judiciaire israélienne est quant à elle totalement absente de la négociation qui conduit à l’échange de prisonniers, alors qu’il s’agit de libérer des détenus de droit commun qu’elle a placés elle-même derrière les barreaux. C’est sur ordre du pouvoir exécutif, et de lui seul, que l’échange semble avoir été finalement conclu.
La loi résonne ainsi par son silence. La série met en scène une lutte sans merci, où tous les coups sont permis des deux côtés. Il n’est même pas fait mention d’une impérieuse nécessité politique ou militaire qui justifierait de s’écarter des règles juridiques traditionnelles, comme on aurait pu s’y attendre à une époque où prédomine la phraséologie de la “guerre contre le terrorisme”. Hatufim ne paraît pas vouloir chercher à justifier telle ou telle décision. La série n’explique pas le déchainement de violence ; elle montre, simplement, crûment, ce qui se passe. Ce n’est pas la guerre, ce n’est pas non plus la guerre contre la terreur, c’est juste la terreur. La violence occupe tout le terrain ; elle est, au propre comme au figuré, panoramique.
Autre absents de marque : les acteurs du droit international, et plus particulièrement les institutions internationales. Le spectateur doté de quelques connaissances en droit international et en relations internationales ne pourra que constater que l’importance et la persévérance des efforts consentis par l’ONU pour favoriser une solution pacifique aux conflits ne sont guère mises en valeur. Dans une région où des casques bleus sont déployés depuis plus de trente-cinq ans, l’organisation internationale apparaît sous un jour qui en dit long sur le peu d’estime que lui portent les belligérants.
Tout d’abord, les militaires mandatés par l’ONU sont décrits comme des “jardiniers”, qui déclenchent par erreur des alarmes et obligent Tsahal à effectuer des patrouilles inutiles. Notons en passant que le “jardinage” en question consiste, conformément à la résolution 1701 (2006) du Conseil de sécurité, à déminer les abords de la Ligne Bleue pour pouvoir installer des piquets bleus matérialisant la frontière entre Liban et Israël.
Ensuite, les voitures portant le sigle de l’organisation sont utilisées comme couverture par des opérations terroristes. Enfin, un officier de la FINUL, prénommé Claude – Français comme il se doit – endosse l’uniforme du fonctionnaire corrompu, qui profite de sa mission de paix – le contrôle des transports routiers – pour se livrer au trafic d’armes au profit des Jihadistes.
Extrait à voir sur: http://youtu.be/TttmWvwecfI
Cette absence, ce vide, qui exclut de la série tant le droit international que la principale organisation internationale qui en est le vecteur, est sans doute le reflet d’une certaine ignorance, ou d’un désintérêt des scénaristes pour des ralentisseurs d’actions, mais elle exprime également l’impuissance des normes et des structures juridiques dans les régions du monde qui sont rongées par la violence. On peut aussi y voir la marque d’un désespoir profond, tenace, ou plus précisément la preuve d’une absence totale de perspective dans cette région. Même si la série semble vouloir nous montrer une société israélienne moderne, développée, laïque, même si l’on pénètre dans des villas lumineuses, agréables à vivre, dans des entreprises prospères, et dans des bars bondés où les gens font la fête, il ne s’agit que d’une façade derrière laquelle se hérissent des barbelés, présents partout dès que les personnages s’éloignent d’un centre ville.
À l’ombre d’un décor ensoleillé, et malgré l’unité que le peuple semble manifester derrière son armée, une administration israélienne toute-puissante, flirtant sans cesse avec le totalitarisme, traite ses citoyens comme des objets de laboratoire. La série se fait très critique envers un Etat décrit comme possédé par une vindicte inépuisable. Le soupçon et le goût du secret conduisent des fonctionnaires zélés à méconnaître en permanence les droits et libertés individuels. On s’interroge ainsi sur les garants de l’Etat de droit, voire sur l’existence même d’un gouvernement, tant les politiques apparaissent comme des marionnettes, manipulées par un étrange attelage de “communicants” et de “barbouzes”. La situation n’offre guère d’horizon au-delà des barbelés, et s’il n’y a pas, à proprement parler, de prisonniers de guerre, on en vient à se demander si ce n’est pas toute la société israélienne – tout comme ses adversaires – qui demeure prisonnière de la guerre, enfermée dans une logique mortifère qui contamine l’ensemble des rapports humains.
Qu’ils soient entre les mains de geôliers, ou soumis à la pression d’une société soupçonneuse, les personnages sombrent tous, à des degrés divers, dans une sorte de déréliction, un sentiment d’abandon, une absence de normes, une perte d’identité, aussi, car nul ne sait exactement qui il est et surtout, en qui il peut avoir confiance. Le doute, la méfiance, une sorte de paranoïa institutionnalisée, envahissent la société tout entière. Certes, dans une série où les services secrets, et leurs luttes intestines, occupent une large part, il est normal de vivre dans l’ère du soupçon. Mais dans Hatufim, le mensonge, la manipulation, l’espionnage, dominent tous les rapports humains, entre amis, entre amants, entre parents et enfants. Les rapports amoureux, en particulier, ne sont jamais montrés comme pouvant échapper à la dureté du monde environnant. Ils font partie intégrante du conflit et sont, comme le reste, minés par la suspicion.
La première saison installe progressivement une sorte de crainte sourde, une appréhension, qui n’est pas seulement liée aux souvenirs douloureux des sévices infligés, mais qui a beaucoup à voir avec la façon dont ont lieu les retrouvailles entre les ex-otages et la société israélienne. Le choc post-traumatique prend des allures de deuil. Le temps perdu ne se rattrapera pas, contrairement à ce qu’ils imaginaient initialement à leur retour. Leurs enfants sont des inconnus, leurs amours sont érodés, ou évanouis, et leur vie professionnelle impossible à construire.
La société israélienne les accueille comme des héros, le temps d’un show télévisé, mais elle ne leur offre ni réelle reconnaissance, ni réparation digne de ce nom. La deuxième saison accentue le désordre et la confusion et s’achève sur un doute identitaire fondamental.
On s’interrogera aussi, à juste titre, sur la place de “l’autre”, dans la série. Quelle image donne-t-elle des ennemis d’Israël, ceux que l’on présente souvent schématiquement sous l’expression “population arabe” ?
On a vu qu’elle apparaissait d’abord sous les traits des bourreaux, ceux qui kidnappent, maltraitent et détiennent durant de longues années trois simples soldats qui n’ont d’autre qualité que d’être israéliens. Torturent-ils pour obtenir des informations ? Sans doute, mais au début seulement, car plus tard ils se décrivent eux-mêmes comme voulant “jouer” avec leurs otages, plus pour tromper l’ennui que pour les faire parler. La figure du tortionnaire sadique, adepte de la violence gratuite, s’impose donc. L’un d’eux, qui devient un personnage de premier plan dans la deuxième saison, nous est présenté comme un parfait prototype de combattant froid et ultra-violent, mais pas totalement “illuminé”. Il est même doté d’une clairvoyance et sait percer à jour les manipulations et les contradictions de son ennemi. Dans un passage saisissant, il explique avec une inquiétante lucidité ce qui sépare sa violence de celle de l’Etat d’Israël : “Quelle que soit l’injustice dont vous faîtes preuve, vous pensez toujours avoir plus d’éthique que les autres. Vous tuez de loin, depuis le ciel d’où tombent vos bombes, et vous pensez alors que vous avez les mains propres.”
L’archétype de l’ennemi d’Israël, selon la série, est aussi un religieux ; il fréquente les mosquées, lieu de prière mais aussi de recrutement, et se sert des textes sacrés pour justifier ses actes. Ce stéréotype s’accompagne des figures traditionnelles de l’islam obscurantiste, tel qu’on le conçoit dans les médias : femmes voilées, Mollah à l’autorité sereine mais implacable, combattants fanatisés serrant sur leurs cœurs des kalachnikovs. Cette vision grossière sera ensuite nuancée, et la religion, comme la figure de la femme musulmane, occuperont une autre place, devenant parfois le seul havre de paix et d’amour sincères.
La série met aussi en scène, de façon très poignante, le désespoir et les désillusions de ces populations hostiles à Israël : petits commerçants survivant à peine, veuves abandonnées, enfants élevés dans la clandestinité. Obligées de se terrer et de creuser des tunnels pour subsister, les familles arabes que nous montre la série ont pour seul rêve les photos d’une plage au coucher du soleil, une idée simple d’un bonheur qui semble à jamais disparu. Elles sont ainsi clairement montrées comme des victimes, tout autant que les otages, car elles aussi vivent sous une forme de pression carcérale permanente. Les liens qui se forment entre certains membres des deux factions adverses ne sont pas seulement une illustration du “syndrome de Stockholm”. Ils sont aussi la marque d’une communauté de destin, mais plutôt pour le pire que pour le meilleur.
Dans cette région déchirée par la violence, le spectateur-juriste international aimerait que le droit puisse définir une nouvelle géographie, physique et humaine, et permettre aux rapports de droit de prendre enfin le pas sur les rapports de force. Il s’agirait, non d’imaginer un rapprochement utopique entre des peuples que trop de choses séparent, mais au moins de garantir une coexistence pacifique, sur des bases juridiques stables et équitables. À cette recherche d’une certaine harmonie, Hatufim oppose une partition sans cesse dissonante. À l’issue d’ultimes rebondissements, la deuxième saison se conclut ainsi sur une note désaccordée. Un homme se regarde dans un miroir et ne sait plus qui il est. Dans un pays qui a fait de sa reconnaissance une condition préalable à toute négociation, cette impossibilité de se reconnaître soi-même sonne comme un terrible aveu d’échec.
Antoine Buchet
Magistrat en disponibilité
Immi Tallgren, LL.D.
Research Fellow, Université de Helsinki
[1]Créée pour la télévision israélienne, et diffusée en 2010 dans son pays d’origine sur Aroutz 2, la première saison a été diffusée sur Arte en mai 2013. La deuxième saison, diffusée en Israël en 2012, demeure encore inédite sur les chaines francophones européennes. Le créateur de la série a annoncé qu’il préparait une troisième saison.
[2]La FINUL (force intérimaire des Nations unies au Liban) a été déployée en 1978. Son mandat a été révisé plusieurs fois depuis lors – la dernière fois en 2006. Sa présence est régulièrement renouvelée.