Dans la nuit du vendredi 13 au samedi 14 avril derniers, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France ont mené des frappes militaires en Syrie, visant principalement trois sites qui seraient utilisés par Damas pour la fabrication d’armes chimiques (une allégation contestée par la Syrie comme par la Russie). L’attaque aurait fait des dégâts matériels considérables, mais apparemment aucune victime. Elle est intervenue au moment où, au sein du Conseil de sécurité, les débats s’enlisaient concernant le remplacement du Mécanisme d’enquête conjoint de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et de l’ONU, dont le mandat avait expiré en novembre dernier. Plusieurs projets de résolution tendant à établir de nouveaux mécanismes d’enquête avaient échoué en raison tantôt du véto de la Russie (face à un projet présenté par les Etats-Unis), tantôt du nombre insuffisant de votes positifs (en faveur de deux projets présentés par la Russie). Le différend portait donc à la fois sur des éléments factuels (essentiellement l’attribution d’attaques chimiques aux autorités syriennes) et sur les procédures à mettre en œuvre pour assurer un établissement impartial des faits et des responsabilités. Dans ce contexte, un communiqué du 13 avril mentionnait le souci du Secrétaire général de laisser œuvrer l’OIAC sur le terrain, en évitant toute escalade :
« Selon lui, la gravité des récentes allégations ‘nécessite une enquête approfondie faisant appel à une expertise impartiale, indépendante et professionnelle’. À cet égard, il a réaffirmé son plein appui à l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) et à sa mission d’établissement des faits chargée d’enquêter sur ces allégations. ‘La mission d’établissement des faits devrait bénéficier d’un accès complet, sans aucune restriction ou entrave à l’exécution de ses activités. Je prends note que le gouvernement syrien l’a demandée et s’est engagé à la faciliter’, a-t-il ajouté, notant que la première équipe de l’OIAC était déjà en Syrie et qu’une deuxième était attendue vendredi ou samedi » (https://news.un.org/fr/story/2018/04/1011071).
Devant ce qui a néanmoins été considéré comme un blocage persistant au sein de l’ONU, Washington, Londres et Paris ont choisi l’utilisation de la force, tout en affirmant que cet usage était resté limité. A l’heure où nous écrivons ces lignes, les débats ont repris au sein du Conseil de sécurité, les trois puissances intervenantes affirmant vouloir replacer l’ONU au centre de la prise de décision, … tout en n’excluant pas de nouvelles frappes unilatérales si elles estiment que cela s’avérait opportun (http://www.bbc.com/news/world-middle-east-43769282).
A première vue, le respect des règles de la Charte sur l’utilisation de la force ne paraît pas avoir été, et c’est un euphémisme, une priorité des chancelleries occidentales (voir l’analyse de Mary Ellen O’Connel : https://www.ejiltalk.org/unlawful-reprisals-to-the-rescue-against-chemical-attacks/). On semble plutôt se placer sur le terrain à la fois de la realpolitik et sur celui d’une légitimité de type moral, émancipée de la légalité au sens strict. Essentiellement, il s’agirait en effet à la fois de punir et de dissuader le régime d’Assad d’utiliser les armes chimiques, et de fixer ainsi une « ligne rouge » dont on sanctionnerait désormais militairement le franchissement. Cette sorte de nouveau concert de Grandes Puissances se justifierait à la fois par l’horreur des crimes commis par Assad et ses alliés et par l’impuissance des Nations Unies, laquelle devrait pouvoir être surmontée au nom d’une « juste cause » définie unilatéralement par les Occidentaux. Une analyse des discours justificatifs avancés par les présidents Trump et Macron, ainsi que par la première ministre britannique, Theresa May, semble bien confirmer un rôle très réduit, pour ne pas dire inexistant, de justifications de type spécifiquement juridique. En même temps, la prise en compte d’autres discours et documents mène peut-être à une appréciation plus nuancée, Londres et Paris ayant développé des arguments plus spécifiquement en lien avec le droit international public. Dans l’ensemble, et c’est sur ce point que nous insisterons dans les lignes qui suivent, le discours justificatif reste cependant marqué par une profonde ambiguïté (I), ce qui peut s’expliquer à la fois par les difficultés considérables de fonder la licéité de ces frappes au regard du droit international positif (II) et par les risques suscités par ce type de précédent à plus long terme (III).
I. L’ambiguïté de l’argumentation juridique des Etats intervenants
Pour tenter d’identifier une argumentation juridique des Etats intervenants, nous pouvons nous référer à trois documents suivants : le discours du président Trump prononcé le 13 avril annonçant les frappes, une déclaration à la presse du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et un document officiel établi par les autorités britanniques et portant explicitement sur la licéité des frappes. Ces documents ont des statuts différents, mais ce sont les seuls que nous avons pu nous procurer à ce jour. Quoi qu’il en soit, il en résulte une certaine ambiguïté sur le fondement juridique qui serait susceptible de justifier l’opération militaire du 14 avril. Trois arguments différents semblent en effet se dégager des discours précités : celui des représailles armées, dans le chef des Etats-Unis, celui d’une autorisation implicite du Conseil de sécurité, dans le chef de la France, et celui d’un droit d’intervention humanitaire dans le chef du Royaume-Uni.
Il n’est pas évident de déduire du discours de Donald Trump une argumentation spécifiquement juridique. Cette ambiguïté ressortait déjà du discours justificatif américain développé lors des frappes d’avril 2017, en réaction au bombardement à l’arme chimique de Khan Cheikhnoun (voy. notre analyse https://cdi.ulb.ac.be/frappes-militaires-americaines-syrie-6-avril-2017-incidences-droit-international-contribution-de-nabil-hajjami-maitre-de-conferences-a-luniversite-paris-nanterre/) Toutefois, et en l’espèce, le président se réfère clairement à l’interdiction de l’utilisation des armes chimiques, dont il s’agirait d’assurer le respect :
« Following the horrors of World War I a century ago, civilized nations joined together to ban chemical warfare […]. The purpose of our actions tonight is to establish a strong deterrent against the production, spread and use of chemical weapons. Establishing this deterrent is a vital national security interest of the United States […] So today, the nations of Britain, France and the United States of America have marshaled their righteous power against barbarism and brutality » (https://www.washingtonpost.com/news/post-politics/wp/2018/04/13/full-transcript-of-trumps-address-on-syria-airstrikes/?noredirect=on&utm_term=.b185727a9a7d).
Au fond, le discours étasunien semble renvoyer à la thèse des « représailles armées ». Il s’agit d’une idée très ancienne selon laquelle un ou plusieurs États pourraient unilatéralement employer la force pour obtenir la cessation d’une violation grave du droit international commise par un autre État. En poussant plus loin l’interprétation, on pourrait peut-être aussi y déceler une référence à la légitime défense des Etats-Unis eux-mêmes, qui pourraient à titre préventif utiliser la force pour juguler une menace contraire à leurs « intérêts vitaux », pour reprendre l’expression du président Trump.
Plus mesurée sans doute, l’argumentation de la France a été exposée par son Premier ministre et par son ministre des Affaires étrangères. Dans une déclaration adressée à la presse le lendemain des opérations, ce dernier a souligné que :
« […] l’utilisation des armes chimiques constitue la violation d’une norme fondamentale du droit international et du droit humanitaire. L’emploi de ces armes de terreur transgresse des conventions parmi les plus anciennes : le Protocole de 1925 qui prohibe l’usage à la guerre des armes chimiques. Il viole la Convention internationale d’interdiction des armes chimiques signée à Paris en 1993, à laquelle Damas a adhéré en 2013. La fabrication et l’utilisation de ces armes représentent une menace pour la paix et la sécurité internationale. Ceux qui y contreviennent se placent d’eux-mêmes au banc des nations. L’escalade chimique n’est pas acceptable parce que le régime syrien avait pris l’engagement de démanteler intégralement son arsenal. En septembre 2013, le conseil de sécurité avait pris acte de cet engagement et décidé par sa résolution 2118 que la Syrie devait s’y tenir, sous peine d’encourir des mesures relevant du chapitre VII de la Charte des Nations unies. Le chapitre VII a un sens clair : c’est le recours à des mesures militaires pour contraindre ceux qui menacent la paix et la sécurité internationale […]. Cette action est légitime. Elle vise à mettre un terme à une atteinte grave au droit ».
Cette argumentation a été reprise presque in extenso par le Premier ministre Edouard Philippe devant l’Assemblée nationale, le 16 avril 2018. Il y énonçait, notamment, que :
« En vertu du chapitre VII de la Charte, qui autorise l’emploi de la force si nécessaire, le Conseil de sécurité s’était pourtant déjà engagé à adopter des mesures coercitives, notamment militaires, face aux violations multiples et répétées, par le régime, du droit international et de ses propres engagements. Je voudrais notamment vous rappeler les termes de la résolution 2118, votée à l’unanimité le 27 septembre 2013, à la suite, déjà, des attaques chimiques syriennes du mois précédent : le Conseil de sécurité « décide, qu’en cas de non-respect de la présente résolution, y compris de transfert non autorisé ou d’emploi d’armes chimiques par quiconque en République arabe syrienne, il imposera des mesures en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies » ».
Comme les Etats-Unis, la France présente son action comme une sanction de la violation préalable du droit international de la part de la Syrie. Mais, au-delà de la théorie des représailles armées qui pourraient être menées par chaque Etat individuellement, on trouve ici une référence au multilatéralisme, avec une mention du chapitre VII de la Charte des Nations Unies donnant au Conseil de sécurité la responsabilité principale dans le domaine du maintien de la paix. Les déclarations ministérielles mentionnent plus spécifiquement la résolution 2118 (2013), dont il s’agirait d’assurer le respect. Dans ce contexte, et même si ce n’est pas entièrement clair (la référence à la légitimité pourrait renvoyer à des considérations plus morales que juridiques), peut-être la France reprend-elle l’idée selon laquelle le Conseil de sécurité aurait implicitement autorisé les Etats membres à user de la force pour assurer le respect de ses résolutions. On retrouverait donc ici une argumentation similaire à celle qui avait été développée par Paris pour justifier les frappes contre la Yougoslavie en 1999 (A.F.D.I., 1999, p. 885), ou par Washington pour justifier la guerre contre l’Irak en 2003 (S/2003/351, 20 mars 2003).
Le Royaume-Uni a quant à lui avancé un autre argument encore, comme il ressort de ce document publié par les autorités britanniques et qui, cette fois, est très précisément destiné à exposer une argumentation juridique.
« The UK is permitted under international law, on an exceptional basis, to take measures in order to alleviate overwhelming humanitarian suffering. The legal basis for the use of force is humanitarian intervention, which requires three conditions to be met :
(i) there is convincing evidence, generally accepted by the international community as a whole, of extreme humanitarian distress on a large scale, requiring immediate and urgent relief ;
(ii) it must be objectively clear that there is no practicable alternative to the use of force if lives are to be saved ; and
(iii) the proposed use of force must be necessary and proportionate to the aim of relief of humanitarian suffering and must be strictly limited in time and in scope to this aim (i.e. the minimum necessary to achieve that end and for no other purpose).
4.The UK considers that military action met the requirements of humanitarian intervention in the circumstances of the present case […] »
Les autorités britanniques reprennent ici la même ligne de raisonnement que celles qu’ils avaient déjà avancée pour justifier les frappes en Yougoslavie en 1999 (BYBIL, 1998, p. 593). Dans le cas plus spécifique de la Syrie, ils avaient déjà publié un document très similaire en août 2013, à la suite de la première grave crise résultant de l’utilisation d’armes chimiques (https://www.gov.uk/government/publications/chemical-weapon-use-by-syrian-regime-uk-government-legal-position/chemical-weapon-use-by-syrian-regime-uk-government-legal-position-html-version). Il ne s’agit pas ici de se prévaloir d’une théorie des représailles armées, de légitime défense, ou d’autorisation du Conseil de sécurité, mais de se fonder sur un droit coutumier d’intervention humanitaire qui, à certaines conditions, offrirait une justification juridique propre et autonome.
A ce stade, on peut tirer deux conclusions intermédiaires. D’une part, et à l’exception notable du Royaume-Uni, il n’est pas évident d’identifier avec précision quels seraient les arguments spécifiquement juridiques propres à justifier les frappes : les considérations de moralité et de légitimité au sens large semblent l’emporter sur un raisonnement de type technique. D’autre part, et si tant est que l’on interprète ces discours sous l’angle du droit positif, on constate que les arguments invoqués, explicitement ou implicitement, manquent de cohérence. Les trois puissances n’ont pas développé une argumentation juridique commune, mais semble avancer à cet égard en ordre dispersé. En ce double sens, leur justification est marquée par le sceau de l’ambiguïté, ce qui peut s’expliquer par divers facteurs, dont en premier lieu la fragilité de l’argumentation elle-même au regard des interprétations généralement partagées des règles prohibant l’usage de la force.
II. Les difficultés d’établir une base juridique propre à justifier les frappes
Aucune des justifications évoquées ci-dessus ne correspond à l’interprétation généralement partagée des règles prohibant l’usage de la force au sens de la Charte des Nations Unies (voy. aussi, outre celle de Mary Ellen O-Connel déjà citée, l’analyse de Marc Weller, http://www.bbc.com/news/world-middle-east-43766556).
Concernant les « représailles armées », elles ont été explicitement exclues par l’Assemblée générale de l’ONU (Résolution 2625 (XXV), principe I, 6ème alinéa), ainsi que par la Commission du droit international dans ses travaux sur la responsabilité internationale (art. 50 du projet d’articles de 2001). La Cour internationale de Justice a également condamné fermement l’argument, et ce à plusieurs reprises. Dans l’affaire du Détroit de Corfou, elle a proclamé que « le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé par elle que comme la manifestation d’une politique de force qui ne saurait trouver aucune place dans le droit international » (CIJ, Détroit de Corfou, Rec. 1949, p. 35) tandis que, dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires du Nicaragua, elle a affirmé que « […] si les Etats-Unis peuvent certes porter leur propre appréciation sur la situation des droits de l’homme au Nicaragua, l’emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée pour vérifier et assurer le respect de ces droits (CIJ, Activités militaires et paramilitaires, Rec. 1986, 134-135, par. 268). Quant à la légitime défense, elle ne peut être invoquée qu’en cas d’ « agression armée » (article 51 de la Charte), et non pour juguler une menace vague et indéfinie (Olivier Corten, Le droit contre la guerre, 2ème éd., Paris, Pedone, 2014, chapitre 7).
En ajoutant la mention du chapitre VII de la Charte et de résolutions du Conseil de sécurité, la France ne renforce par ailleurs pas son argumentation juridique. La résolution 2118 (2013) ne contient aucune autorisation, que ce soit explicitement ou de manière implicite, de recourir à la force. Les deux derniers paragraphes montrent au contraire que le Conseil se réserve lui-même la responsabilité d’en assurer le respect :
« 21. Décide, qu’en cas de non-respect de la présente résolution, y compris de transfert non autorisé ou d’emploi d’armes chimiques par quiconque en République arabe syrienne, il imposera des mesures en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies;
22. Décide de demeurer activement saisi de la question ».
Aucune trace, donc, d’une possibilité pour chaque Etat membre d’évaluer lui-même le respect de cette résolution et de prendre, le cas échéant, des mesures militaires sans avoir obtenu une autorisation à cette fin. Une lecture des débats ayant précédé l’adoption de la résolution le confirme (S/PV.7038, 27 septembre 2013). On se trouve d’ailleurs ici dans un cas de figure assez similaire à celui qu’on avait observé en 2003, lorsque les Etats-Unis avaient prétendu ne faire que sanctionner l’Irak pour le non-respect de résolutions adoptées antérieurement par le Conseil de sécurité (référence supra). L’argument, on s’en souvient, avait été fermement condamné par une énorme majorité des membres des Nations Unies (MNA, S/PV.4726, 26 mars 2003, p. 7), dont en particulier la France (S/PV.4726 (Resumption 1), 26 mars 2003, p. 31).
Reste l’argument britannique du « droit d’intervention humanitaire ». S’il est depuis longtemps débattu, un tel droit ne se retrouve ni dans la Charte, ni dans aucune des résolutions de l’Assemblée générale qui en interprètent les termes (Olivier Corten, Le droit contre la guerre, op.cit., chapitre 8). En fait, les Etats ont toujours été très majoritairement réticents à en accepter la teneur, pour des raisons évidentes liées aux risques d’abus qu’il y aurait à laisser les Etats déterminer unilatéralement si une « juste cause » pouvait les fonder à déclencher une guerre à des fins humanitaires. Le Royaume-Uni lui-même a longtemps condamné l’argument, que ce soit par exemple pour dénoncer le renversement du régime des Khmers rouges par le Vietnam en 1979 (BYBIL, 1981, p. 375), ou de manière plus générale, comme en témoigne cet extrait de la position britannique :
« […] the overwhelming majority of contemporary legal opinion comes down against the existence of a right of humanitarian intervention, for three main reasons : first, the UN Charter and the corpus of modern international law do not seem specifically to incorporate such a right ; secondly, state practice in the past two centuries, and especially since 1945, at best provides only a handful of genuine cases of humanitarian intervention and, on most assessments, none at all ; and finally, on prudential grounds, that the scope for abusing such a right argues strongly against its creation » (Planning Staff of the Foreign and Commonwealth Office, « Is Intervention ever justified ? », July 1984, B.Y.B.I.L., 1986, pp. 618-619).
La France a également affirmé, à l’occasion du déclenchement de l’opération Turquoise au Rwanda, qu’elle « n’agira[it] qu’avec un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies. Le Gouvernement a considéré qu’une action de ce type, qui répond à un devoir humanitaire, devrait être, malgré l’urgence, autorisée par la communauté internationale […] » (AFDI, 1994, p. 1032).
Quelques années plus tard, dans le cadre de la crise yougoslave, la Cour internationale de Justice s’était déclarée « fortement préoccupée par l’emploi de la force en Yougoslavie; qu[i], dans les circonstances actuelles, […] soulève des problèmes très graves de droit international » (CIJ, Licéité de l’emploi de la force, Rec. 1999). Rappelons que cet emploi avait été en partie justifié sur le fondement d’un prétendu « droit d’intervention humanitaire » (v. la position britannique, exposée plus haut).
Dans le sillage de l’intervention de l’OTAN au Kosovo, les Etats ont longuement débattu de l’opportunité de faire évoluer le droit international sur ce point, et se sont entendus sur la notion de « responsabilité de protéger » (Nabil Hajjami, La responsabilité de protéger, Bruxelles, Bruylant, 2013). Cette nouvelle formule ne recouvre cependant aucunement un droit unilatéral d’intervenir militairement pour faire respecter les droits de la personne. La résolution 60/1, adoptée par l’Assemblée générale à l’occasion des 60 ans de l’organisation, n’évoque une « action collective résolue » que « par l’entremise du Conseil de sécurité, conformément à la Charte, notamment son Chapitre VII » (par. 139 de la résolution). Cette formulation pour le moins prudente s’explique par la position d’une très large majorité des Etats membres, le Mouvement des non-alignés ayant, à plusieurs reprises, réaffirmé sa « […] rejection of the “right” of humanitarian intervention, which has no basis either in the UN Charter or in international law » (NAM, 27 January 2005, para 16).
Au vu de ces éléments, on comprend mieux l’absence d’argument juridique clair et univoque dans le chef des puissances intervenantes en Syrie. Lorsqu’on est faible en droit, il est sans doute plus commode de ne pas être trop technique et précis dans l’interprétation des règles juridiques, mais de se retrancher derrière un discours brouillant intentionnellement les considérations morales, politiques et juridiques (Olivier Corten et Barbara Delcourt (dir.), Droit, légitmation et politique extérieure. L’Europe et la guerre du Kosovo, Bruxelles, Bruylant, 2001). Bien sûr, ce n’est pas pour autant une garantie de succès, et on relèvera que, fait relativement rare au vu de son rang de diplomate, le Secrétaire général de l’ONU a, en réactions aux frappes du 14 avril, tenu à déclarer :
« As Secretary-General of the United Nations, it is my duty to remind Member States that there is an obligation, particularly when dealing with matters of peace and security, to act consistently with the Charter of the United Nations and with international law in general » Secretary-General’s briefing to the Security Council on Syria [as delivered], 14 April 2018 (https://www.un.org/sg/en/content/sg/statement/2018-04-14/secretary-generals-briefing-security-council-syria-delivered)
Une telle déclaration se comprend d’ailleurs à la fois au regard de l’illicéité in casu de l’intervention mais aussi, plus largement, comme un souci de réaffirmer la pertinence de règles dont l’existence même paraît être menacée à plus long terme.
III. Une remise en cause de la Charte des Nations Unies comme cadre de référence ?
Au lendemain des frappes contre la Syrie, la Russie a affirmé qu’elles ne resteraient pas sans conséquences. Devant le Conseil de sécurité, Moscou a d’ailleurs qualifié l’action du 14 avril d’« act of agression » (https://news.un.org/en/story/2018/04/1007341). En théorie, les autorités russes pourraient donc soutenir la Syrie et l’aider à exercer son droit de légitime défense, y compris en visant des objectifs militaires des trois Etats intervenants, en Syrie ou ailleurs. En pratique, on n’imagine pas que cela soit le cas, même s’il est toujours difficile de mesurer les risques d’escalade générés par une politique de force répétée comme celle qui est menée en Syrie sous l’égide de Washington. Pour l’heure, la Russie semble toutefois privilégier la voie pacifique, puisqu’elle a saisi le Conseil de sécurité pour condamner l’intervention militaire occidentale au nom du droit international. Le projet de résolution n’a cependant pas obtenu la majorité requise des neuf voix nécessaires, en application de l’article 27 § 3 de la Charte (il a recueilli trois voix en sa faveur, huit voix contre et quatre abstentions). On se trouve dans une situation assez similaire à celle qui avait prévalu en 1999, après le lancement de l’intervention contre la Yougoslavie (S/PV.3989, 26 mars 1999, p. 6).
Cette absence de condamnation formelle s’explique par des raisons essentiellement politiques, et n’a évidemment aucune conséquence juridique. Le silence du Conseil ne vaut, en d’autres termes, ni approbation ni réprobation des frappes miliaires. En revanche, le refus de qualifier des frappes unilatérales a minima de contraires au droit international peut avoir des conséquences plus dommageables sur le maintien même de la Charte des Nations Unies comme cadre de référence. On a vu que l’argument juridique demeurait présent – parfois certes à la marge – dans le discours des Etats intervenants. Cela dit, à force de multiplier les précédents dans lesquels on écarte purement et simplement le droit international au nom d’impératifs moraux ou politiques que l’on définit et interprète soi-même, la norme elle-même tend à s’estomper, si pas à disparaître.
En ce sens, l’enjeu de la crise syrienne va bien au-delà de l’opportunité ou de la légitimité des frappes limitées menées contre le régime syrien le 14 avril dernier. Que ces frappes mettent ou non effectivement fin à l’utilisation d’armes chimiques dans le conflit — ce dont doutent certains observateurs (http://www.bbc.com/news/world-middle-east-43764344), spécialement après une opération similaire qui avait été menée par les Etats-Unis il y a un an presque jour pour jour — est une chose. Qu’elles contribuent à discréditer encore le droit international et l’ONU en est une autre. Car, si au nom d’une juste cause, chaque Etat peut s’ériger en justicier privé, cela vaudra non seulement pour les puissances occidentales, mais aussi pour tout Etat dans le monde, qu’il s’agisse de la Russie (laquelle n’est pas en reste, avec notamment ses interventions militaires en Géorgie en 2008 et en Ukraine en 2014), d’Israël, de la Turquie, mais aussi pourquoi pas de l’Iran ou de la Corée du Nord…
Superbe analyse très intéressante. Merci pour le partage de votre travail de recherche !
Très intéressante réflexion Professeur.