Björk Guðmundsdóttir, plus connue sous le nom de Björk, est une artiste islandaise qui est principalement connue dans le domaine de la chanson, même si elle a poursuivi parallèlement une carrière d’actrice (on remarquera notamment sa prestation dans Dancer in the Dark (Lars von Trier, 2000), qui présente l’originalité de combiner les genres de la comédie musicale et du film « judiciaire »). Sa carrière solo se développe dans les années 1990, dans un contexte où se popularise une musique électronique expérimentale, associant rythmes hip hop et ambiances sombres inspirées du post-punk. Björk connaît ainsi, parallèlement à des groupes comme Massive Attack ou Portishead, ainsi que des artistes comme Tricky, un succès notable, sa voix haut perchée et ses vocalises parfois atonales et stridentes lui conférant toute son originalité.
Björk n’est généralement pas considérée comme une chanteuse « engagée » et, en ce sens, la chanson « Declare Independence », qui figure sur son septième album studio, Volta (2007), fait figure d’exception. Dans ce morceau, Björk martèle en effet un chant patriotique en faveur de l’indépendance des peuples : « Start your own currency, Make your own stamp, Protect your langage, Make your own flag… ». Au fur à mesure que se développe la chanson et que s’intensifie un rythme martial, le ton est de plus en plus frénétique, pour confiner à l’hystérie dans le final: « Raise your flag, higher, higher! … Declare independence! Don’t let them do that to you ! ». Cet appel à l’indépendance pose évidemment question en droit international, un droit que Björk n’invoque pas en tant que tel, même si elle se référera à la « justice » dans certains des nombreux concerts qu’elle ponctuera par cette chanson (v. l’extrait de ce concert à Taipei, https://www.youtube.com/watch?v=CiGXGcCQslE).
La première interrogation qui surgit est celle de savoir à qui elle s’adresse. « Damn colonists Ignore their patronizing », scande-t-elle, renvoyant clairement à ce qu’elle considère comme des peuples coloniaux. On pourrait penser ici à la catégorie des peuples coloniaux, au sens des résolutions 1514 (XV) et 1541 (XV) de l’Assemblée générale des Nations Unies, toutes deux adoptées en 1960. D’un autre côté, le contexte tend vers une interprétation plus large: comme l’illustre sa vidéo reproduite ci-dessous (voyez les brassards portés par les personnages, qui représentant les drapeaux des deux entités en question), la chanson a dès l’origine été dédiée aux îles Féroé et au Groenland, toutes deux des dépendances danoises, comme l’Islande (la patrie de Björk) l’était antérieurement. Or, ces entités ne sont généralement pas considérés comme des « territoires non-autonomes » abritant des « peuples coloniaux » au sens juridique du terme. Si l’on reprend les instruments juridiques élaborés par l’ONU, en effet, cette catégorie a été définie très strictement comme requérant plusieurs conditions cumulatives : un territoire « géographiquement séparé et ethniquement ou culturellement distinct du pays qui l’administre » (résolution 1541 (XV), principe IV), et « plac[é] arbitrairement dans une position ou un état de subordination » (idem, principe V) en faveur de la métropole. En l’espèce, il est sans doute difficile de considérer que ces deux territoires, qui bénéficient d’un statut particulier d’autonomie au sein de l’Etat danois, sont « arbitrairement subordonnés » à ce dernier. Le statut juridique des habitants concernés n’est en tout cas certainement pas comparable à celui qui caractérisait les habitants des colonies « classiques », en Afrique et en Asie, celles qu’ont eu à l’esprit les rédacteurs des grandes résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU. En tout état de cause, ni le Groenland ni les îles Féroé ne se trouvent sur la liste des territoires non-autonomes tenue à jour par les Nations Unies (http://www.un.org/fr/decolonization/nonselfgovterritories.shtml). En fait, aujourd’hui, les territoires coloniaux sont devenus très limités en nombre, les principaux cas d’autodétermination non résolus renvoyant plutôt à des peuples sous occupation, comme les peuples de la Palestine ou du Sahara occidental.
Mais peut-être Björk a-t-elle été sensible à une théorie, dite de la « sécession-remède », visant à étendre les titulaires du droit à l’autodétermination à toutes les minorités qui subissent une répression violente ? Cette théorie n’a cependant, à ce jour, été consacrée ni dans les textes (aucune nouvelle résolution assimilable à celles évoquées ci-dessous n’a été adoptée) ni dans la pratique. Précisément, la chanson de Björk paraît quelques semaines avant la proclamation unilatérale d’indépendance du Kosovo, en mars 2008, et quelques mois avant la crise géorgienne de l’été 2008 qui débouchera sur la reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie. On ne peut cependant pas dire que ces précédents aient vu émerger un consensus en faveur d’un élargissement du droit à l’autodétermination. Le Kosovo est aujourd’hui loin d’être reconnu par l’ensemble des Etats membres de l’ONU, pour ne pas parler des deux entités géorgiennes sécessionnistes. Lors d’un concert qui a eu lieu au Japon, Björk a d’ailleurs dédicacé « Declare Independence » au Kosovo, ce qui n’a pas manqué de susciter la polémique. Son militantisme a été loué par la communauté albanaise (https://www.youtube.com/watch?v=jxNM94u7MnA), alors qu’elle lui a valu en revanche l’annulation d’un concert qui devait avoir lieu à Novi Sad, en Serbie, quelques mois plus tard, officiellement pour des raisons de sécurité (http://www.nme.com/news/bjork/34703). Lors d’un autre concert, à Shanghai, en Chine, Björk scande même le nom du Tibet (https://www.youtube.com/watch?v=DLKM06AzSfI), ce qui semble moyennement avoir été apprécié par les spectateurs locaux (http://www.theguardian.com/world/2008/mar/05/china.musicnews). Elle évoquera aussi les Aborigènes en Australie ou, plus récemment lors d’un concert en Grande-Bretagne, l’Ecosse (https://www.youtube.com/watch?v=KKcw3XMpcd8), avec comme conséquence logique une prise de position publique en faveur du oui lors du référendum d’indépendance en 2014 (). Bref, la chanson semble véhiculer et représenter une conception spécialement extensive qui est loin de correspondre au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes conformément au droit international positif.
Mais, comme on l’a signalé, Björk invoque non pas le droit positif mais, plus fondamentalement, la « justice ». Reste, même dans ce cas, qu’il est délicat d’interpréter sa position. Si elle estime que les îles Féroé, le Groenland, le Tibet, le Kosovo, les Aborigènes d’Australie, ou les Ecossais doivent proclamer l’indépendance, pense-t-elle aussi que cela s’étend aux Basques, aux Bretons, aux Québécois, au Catalans, aux Flamands ou, pourquoi pas, au « peuple » de l’Etat islamique ? La légitimité de cette revendication dépend-elle de critères ethniques ou historiques, conformément aux théories nationalistes parfois portées par des courants xénophobes ? Sans doute pas, Björk ayant plutôt manifesté des convictions anti-impérialistes à tonalité progressiste (http://www.bjork.fr/independent-co-uk). Bien sûr, cela ne résout nullement le problème : si l’on est plutôt favorable à des sociétés politiques pluralistes dans lesquelles cohabitent des groupes aux identités, aux cultures et aux parcours divers, au nom de quoi conférer à l’un d’entre eux le droit de créer un nouvel Etat, … au sein duquel on trouvera d’ailleurs de nouvelles minorités qui, à leur tour, pourraient revendiquer un droit à la sécession ? C’est tout le schéma de la boîte de Pandore ou, pour utiliser une métaphore plus directement liée à certains précédents récents, des poupées russes : si l’Ukraine avait le droit de se séparer de l’U.R.S.S., la Crimée a-t-elle le droit de se séparer de l’Ukraine et, dans cette logique, les Tatars ont-ils à leur tour le droit de se séparer de la Crimée ? C’est précisément pour éviter ce cercle vicieux que les Etats ont strictement définit le droit à l’autodétermination, tout en affirmant par ailleurs le respect des droits de la personne et des minorités, essentiellement par le biais du principe de non-discrimination. On peut évidemment mettre en cause cet équilibre exprimé dans la règle de droit, mais encore faut-il dans ce cas être à même d’en proposer et d’en justifier un nouveau, fondé sur des critères de justice à (re)définir. A défaut, la simple incantation en faveur de déclarations d’indépendance apparaît au mieux comme un slogan facile, au pire comme un acte irresponsable… C’est aussi, et peut-être surtout, à cela qu’une chanson comme « Declare Independence » nous invite à réfléchir.
Olivier Corten
Declare independence |
Declare independence Start your own currency Declare independence Make your own flag Raise your flag (higher, higher) Declare independence Declare independence Damn colonists Declare independence With a flag and a trumpet And raise your flag (higher, higher) Declare independence Raise the flag |