« Décidément, la partouze et les dollars étaient les deux mamelles des Nations Unies » (p. 133). Si l’on en croit cette affirmation pour le moins corrosive, les organisations internationales en général, et l’ONU en particulier, ne paraissent pas bénéficier d’un grand crédit auprès de Gérard de Villiers. Et, en effet, la lecture de Cyclone à l’ONU révèle une pensée à dominante réaliste, dans laquelle le droit et les institutions ne constituent au mieux que des artifices, au pire des instruments aux mains des Etats qui s’affrontent dans des relations de pouvoir. Le titre, qui met l’accent sur le désordre, voire l’anarchie, plutôt que sur la coopération et l’harmonisation, n’est donc pas innocent. Il exprime bien la conception des organisations internationales qui sera véhiculée tout au long du livre.
L’intrigue tourne autour de la représentation de la Chine à l’ONU. A l’époque de la sortie de l’ouvrage, en 1970, ce sont les autorités de Formose qui occupent toujours le siège de l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Mais Pékin semble bénéficier d’un soutien croissant, et le vote qui doit avoir lieu au cours de la 16ème session de l’Assemblée générale s’annonce bien incertain. Aussi la C.I.A. engage-t-elle Malko pour s’assurer que la majorité ne soit pas renversée au profit de la Chine communiste. Après moult péripéties et à l’issue d’un insoutenable suspense, la 19ème mission de S.A.S. sera couronnée de succès : la résolution 569, demandant le rétablissement des droits légitimes de la Chine populaire, sera repoussée par 56 voix contre 48. La majorité des deux tiers, requise pour toute « question importante » au sens de l’article 18 de la Charte, ne sera pas atteinte.
On cherchera cependant en vain dans cet opus une quelconque évaluation du problème en termes de légalité, ou même de légitimité. Les articles de la Charte ne sont pas cités et, plus généralement, jamais on ne se demande s’il est légal et légitime que Formose représente l’ensemble de la Chine, avec droit de veto au demeurant. C’est donc, comme on l’a signalé d’emblée, une optique résolument réaliste qui prévaut, une optique qui se décline selon trois axes. A l’analyse, on verra en effet que c’est non seulement la légitimité de l’ONU dans son ensemble qui est constamment mise en cause, mais aussi celle des règles de la Charte, ainsi que de la manière dont ces règles sont mises en œuvres sur le terrain.
L’ONU ? Inutile, inefficace et corrompue
La citation mise en exergue de ce billet donne le ton : l’ONU est présentée comme une organisation inutile, inefficace, et corrompue. C’est ainsi que l’essentiel de la mission de Malko consistera à contrer les tentatives de corruption ainsi que les autres moyens par lesquels les ennemis de Formose tenteront —en vain, on l’a annoncé d’emblée— d’arriver à leurs fins. Outre cette pratique, sur laquelle on reviendra, de multiples illustrations de la mise en cause de la légitimité de l’ONU jalonnent l’œuvre, et on se contentera d’en donner ici quelques exemples.
Aux termes de multiples dispositions de la Charte, l’objectif principal de l’ONU est le maintien ou le rétablissement de la paix. Manifestement, Gérard de Villiers dresse un bilan peu complaisant de l’organisation à cet égard. Evoquant son Secrétaire général (qui était, à l’époque, le birman U Thant) qui s’inquiète de la multiplication d’incidents au sein même des locaux du siège principal (les tentatives d’assassinats succèdent aux combines les plus diverses), il remarque :
« Le diplomate se dit qu’il était temps de rentrer dans son pays. Jusqu’ici, s’il n’avait empêché aucune guerre, il était au moins arrivé à faire régner la paix dans les couloirs de l’ONU » (p. 224).
L’ONU ne sert manifestement pas à grand chose, et certainement pas à éviter les conflits qui, à l’époque, ne manquent pas (guerre du Vietnam, printemps de Prague, guerre de six jours, crise du Pakistan oriental, …). Il s’agirait plutôt d’un forum au sein duquel les véritables sujets sont évités au profit d’autres questions, disons … moins cruciales :
« Malko avait échappé au bout d’une heure à une interminable dissertation sur les dégâts des sauterelles en Mauritanie pour tomber dans les bras d’un délégué marocain qui lui avait administré un cours d’arabe littéraire » (p. 27).
On est donc dans le royaume de la rhétorique, et même d’une logorrhée creuse, prévisible et totalement inutile.
« Son regard repartit de l’autre côté de l’avenue. En cette minute précise, les délégués participant à l’Assemblée générale prenaient un repos bien mérité après avoir avalé la diatribe de l’Albanie sur la Chine communiste. Le Guatemala se préparait à répondre vertement avec un discours de quarante-cinq minutes entièrement élaboré au State Department » (pp. 71-72).
Dans ce contexte, il va de soi que chaque délégué ne dispose d’aucune marge de manœuvre, le comportement de chacun devant rigoureusement obéir à un scénario opposant invariablement les blocs en cette période de guerre froide. Le colonel Tanaka, l’un des personnages centraux de l’intrigue, s’en rendra bien compte à plus d’une reprise :
« C’était de sa faute. Une fois de plus, il avait sous-estimé l’adversaire. Cela avait déjà coûté une guerre au Japon. Tanaka était si absorbé dans ses pensées qu’il commença à applaudir le discours de l’Albanais, entraîné par le Hongrois devant lui. Il s’arrêta sous l’œil horrifié de son chef de délégation et baissa la tête : il ne manquait plus que ça » (pp. 205-206).
Plus généralement, les diplomates en poste à l’ONU sont dépeints sous un angle peu amène. Lorsqu’ils ne profitent pas des petits ou grands avantages du système, ou qu’ils ne se livrent pas aux mascarades de discussion déjà évoquées, ils semblent tout simplement … ne rien faire. Car nombre d’institutions au sein des Nations Unies ne fonctionnent tout simplement pas, comme l’illustre cette péripétie de l’action :
« Retrouvons-nous dans la salle du Conseil de tutelle, proposa Tanaka. Nous serons tranquilles … Et pour cause. Il n’y avait plus que deux territoires sous tutelle… Pago-Pago et un obscur carré de forêt vierge en Indonésie. Le Conseil ne se réunissait jamais » (p. 216).
Comme ce dernier extrait le laisse entendre, au-delà de l’ONU, ce sont les règles et principes de la Charte qui sont mises en cause.
Des règles artificielles et inadaptées
On sait que, en application du principe de l’égalité souveraine proclamé à l’article 2 de la Charte, il n’existe aucune hiérarchie entre Etats sur le plan du droit international. Sur un plan plus institutionnel, et pour revenir à l’intrigue dans laquelle s’inscrit la mission de Malko, chaque Etat dispose d’une voix au sein de l’Assemblée générale. Ce cadre juridique obligera donc S.A.S. à compter et recompter les majorités qui changent au gré des retournements de position ou de veste obtenus par des procédés plus ou moins avouables.
Plusieurs réflexions émises par de Villiers laissent entendre qu’il n’est guère séduit par la logique juridique qui fonde l’activité de l’organisation. En particulier, l’idée que les Etats-Unis ou l’U.R.S.S. aient, sauf le cas particulier du vote au Conseil de sécurité (non pertinent en l’espèce), le même poids que tous les Etats de la planète, semble le laisser pour le moins perplexe. Dès la première page de texte, on lit :
« John Sokati se retourna et vint s’arrêter devant une table autour de laquelle étaient assis une demi-douzaine de Noirs, conscient de son importance. Peu lui importait que la plupart des êtres civilisés prennent le Lesotho pour un insecticide. Il était un homme important, portant des complets à quatre cents dollars et une montre en or grosse comme une pépite » (p. 7).
De même, « [p]ersonne ne savait exactement où se trouvait le Lesotho parmi les fonctionnaires internationaux, certains doutaient même très sérieusement de son existence, mais le Lesotho avait une voix à la sacro-sainte Assemblée générale » (p. 11).
Après le Lesotho, c’est l’Etat des Maldives qui fait l’objet des railleries de villieresques, quelque 130 pages plus loin :
« Malko écoutait aimablement le délégué des îles Maldives parlant des problèmes posés par les pirates dans sa contrée bénie de Dieu et des hommes […]. Soudain, son nom retentit dans le micro. Il abandonna le Maldive, très impressionné par sa popularité. Lui, on ne l’appelait jamais. Et pour cause : les trois quarts des délégués ignoraient même que son pays existât. Il était toujours obligé de préciser que les Maldives n’étaient pas une marque de sardines en boîte, mais une nation indépendante et presque indivisible » (p. 139).
Manifestement, la règle par laquelle n’importe quel Etat formellement indépendant dispose d’un siège, avec tous les privilèges qui s’ensuivent, est dénoncée comme totalement absurde. Les règles de vote au sein de l’Assemblée générale sont d’autant plus étonnantes que, même s’ils ne le font jamais en pratique, leurs délégués ont la compétence d’engager leur Etat, et ce même à l’encontre des instructions qui auraient pu avoir été données par ces derniers. En d’autres termes :
« … les délégués mandatés officiellement pour voter sont tout puissants. S’il prend la fantaisie à l’un deux de voter contre les instructions de son gouvernement, le vote est valable. Imaginez que le représentant des USA devienne maboul et vote pour l’admission de la Chine. Le président pourra bien piquer une attaque : sa voix sera comptée contre nous. Même si on le fait enfermer chez les fous à la fin de la séance » (p. 20).
Bref, la simple lecture de la Charte en montre toutes les limites et les excès possibles. Et ce n’est pas l’observation de la pratique qui risque de redonner de la légitimité au système…
Des règles constamment détournées et dénaturées dans la pratique
Revenons à ce stade à la question de la représentation de la Chine. Au début de l’ouvrage, on apprend que le délégué du Lesotho, qui avait préalablement été soudoyé par les Etats-Unis pour voter dans le sens qui s’imposait, périt dans un mystérieux incendie. Cette péripétie mène les services secrets américains à craindre un retournement de vote du Lesotho, et à sa suite de celui d’autres Etats sur lesquels ils peuvent théoriquement compter. Le dialogue suivant permet de le comprendre :
- « … le State Department a en main la vingtaine de voix qui nous assurent une majorité. Le Lesotho en fait partie. Imaginez que des gens mal intentionnés s’arrangent par différents moyens, y compris le fric, pour retourner le vote de ces gens-là. Le State Department aurait bonne mine. Ce vote, c’est leur cauchemar annuel […] ;
- Je vois, fit Malko qui commençait à s’amuser. Vous avez l’impression qu’on est en train de vous prendre à votre jeu. D’influencer les votes en sens inverse ;
- Al Katz frappa du plat de la main contre le bureau : ‘vous voyez une autre raison de donner des dizaines de milliers de dollars à un bougnoule pareil !’ » (pp. 19-20).
Au fil de l’enquête promptement menée par Malko, on apprend que le Japon est favorable au renversement de la majorité. Une position dictée non par de quelconques critères juridiques ou éthiques, mais pas les intérêts économiques: si la Chine entre à l’ONU, les restrictions commerciales tomberont immanquablement à court terme, et les entreprises japonaises pourront librement écouler leurs produits dans cet immense marché (pp. 54-55). Tokyo a donc engagé le colonel Tanaka, qui tentera d’accomplir sa mission « avec toute la ténacité de sa race » (p. 206). Concrètement, le colonel nippon utilisera tantôt la carotte (argent, services sexuels, …), tantôt le bâton (menaces, voies de fait, voire assassinat) (p. 57). Dans ce contexte, et au vu des règles absurdes qui gouvernement la vie de l’organisation, Malko n’aura guère le choix, et devra recourir essentiellement aux mêmes méthodes, ce qui lui permettra de mener à bien sa mission :
« La résolution était repoussée par 56 voix contre 48, n’atteignant pas la majorité des deux tiers requise. Six pays avaient voté d’une façon ‘inexplicable’ et il y avait eu 21 abstentions, 8 de plus que l’année précédente » (p. 254).
Son Altesse sérénissime aura ainsi successivement recouru à :
- l’argent : « Il fallait évidemment des raisons hautement humanitaires, comme un énorme paquet de dollars, pour toucher la conscience d’un ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire » (p. 25) ;
- la violence :« Nerveusement, il joua avec son lacet au fond de sa poche. Il n’aimait pas voir torturer une femme mais savait que c’était le seul moyen. Par les voies légales on n’obtiendrait rien » (p. 105) ;
- le sexe : « Lorsqu’il aperçut Gail, le Ministre faillit grimper le long des rideaux. Elle s’assit gracieusement, et sa robe découvrit une bonne moitié de son ventre. Elle tendit la main au diplomate : ‘Je suis heureuse de faire votre connaissance. J’adore l’Afrique’. Le Maldive ne releva même pas, hypnotisé par les cuisses interminables. Dire qu’il avait un éloge funèbre à prononcer dans une heure […]. Ca promettait. Avec une douzaine de son espèce, on pouvait espérer une majorité à rendre jaloux le Soviet suprême. Dans le style 99,99%. Evidemment, cela risquait de coûter cher, mais il fallait bien que l’argent du Peace Corps serve à autre chose qu’à construire des latrines dans les pays sous-développés » (pp. 140-141).
Finalement, seul un certain respect de l’immunité diplomatique semble le retenir quelque peu :
« Le Noir vira au gris. Il se mit à trembler. Son regard implora Malko […]. Malko le contempla, perplexe. Il avait mis le doigt sur la clé du problème. Mais il ne pouvait quand même pas arracher les ongles d’un ambassadeur plénipotentiaire —même noir— pour le faire parler » (p. 172).
* * *
Le 25 octobre 1971, la résolution 2758 (XXVI) de l’Assemblée générale des Nations Unies a consacré le rétablissement du gouvernement de Pékin comme représentant de la Chine à l’ONU, par une majorité de 76 voix, contre 35 et 17 abstentions. Cet événement n’a pas inspiré Gérard de Villiers pour un nouvel épisode de son héros favori. Si tel avait été le cas, on peut douter que l’ONU, ou plus généralement les règles de la Charte, aient occupé un rôle différent que celui tenu dans Cyclone à l’ONU. On peut en effet fortement douter que ce changement ait été expliqué par des considérations juridiques, ou plus largement par la légitimité plus grande du gouvernement de la Chine continentale pour incarner l’un des cinq membres permanents du Conseil. Gageons que, c’est aussi en suivant une tonalité ultra-réaliste que cet événement n’aurait pas manqué d’être évoqué…
Encore doit-on préciser que le « réalisme » plutôt orthodoxe dont il est question renvoie à une théorie classique des relations internationales qui fait depuis longtemps l’objet de vives critiques. Pour les transposer à cette partie de l’œuvre de Gérard de Villiers, on pourrait reprocher à ce dernier de négliger, voire d’ignorer complètement, les réalisations de l’ONU entre 1945 et 1970. On pense non seulement au développement spectaculaire de la coopération entre Etats dans de très nombreux domaines (qu’il s’agisse de la conclusion de traités ou de l’activité des nombreux organes subsidiaires ou spécialisés dont il ne fait aucune mention), mais aussi à des thèmes comme la décolonisation, le développement des opérations de maintien de la paix (comme à Suez en 1956 ou au Congo en 1960), ou encore la protection des droits de la personne (spécialement sur la base des Pactes de l’ONU de 1966 et de leur protocoles établissant des organes de contrôle). Plus fondamentalement encore, Gérard de Villiers semble postuler que l’existence d’un cénacle de discussion permettant aux Etats d’échanger leurs points de vue est absolument sans rapport avec l’absence de conflit mondial depuis la création des Nations Unies. En ce sens, Cyclone à l’ONU exprime à la fois la portée mais aussi les limites d’une analyse radicalement réaliste du rôle des organisations internationales.