En 2005, j’avais 17 ans et comme tout adolescente terminant ses études secondaires me revenait la lourde tâche de choisir « ma voie ». Cela faisait déjà un certain temps que le droit international trottait dans un coin de mon esprit et, avec la naïveté qui peut nous caractériser à cet âge, l’adaptation à l’écran de ce best-seller de John le Carré a probablement fait partie des nombreux éléments qui m’ont confortée dans mon idée. En revoyant ce film, près de dix ans plus tard, je pense mieux comprendre pourquoi : au fond, je n’ai fait que suivre le cheminement intellectuel que l’auteur (et le réalisateur) voulait que je suive.
The Constant Gardener nous raconte l’histoire de Justin Quayle, un diplomate britannique sans histoire issu d’une famille de diplomates britanniques sans histoires, en poste à Nairobi, Kenya. Sa femme, Tessa, juriste et activiste des droits humains qui menait une enquête sur les pratiques douteuses de certaines firmes pharmaceutiques, est retrouvée sauvagement assassinée sur les bords du lac Turkana, au nord du pays. Secoué par cette mort tragique ainsi que par les circonstances troublantes et les rumeurs d’adultère qui l’entoure, Justin décide de remonter le fil des événements; un parcours qui l’amènera à redécouvrir Tessa mais aussi à sortir de sa zone de confort. Car, foncièrement, ce thriller est le récit d’une émancipation où, pour reprendre l’allégorie de John le Carré, le héros sort de l’environnement claustral du jardin et ouvre les yeux, et surtout décide de prendre contrôle de son destin, dans la jungle qui entoure l’éden qu’il s’était créé.
Partiellement inspiré de faits réels —en particulier des tests de médicament menés par plusieurs firmes pharmaceutiques occidentales sur les populations africaines sans leur consentement éclairé au cours des années 1980 et 1990, ainsi que par le décès en mission de l’humanitaire français Yvette Pierpoali à qui le roman est d’ailleurs dédié— ce film est, en ce sens, un appel à la conscientisation de tout un chacun. Justin Quayle est le quidam qui, tiraillé entre un certain idéalisme (personnifié par Tessa) et un certain pragmatisme ou « réalisme » (incarné par ses supérieurs hiérarchiques), a préféré pendant longtemps se mettre des œillères, mais qui face à l’injustice fini par prendre parti.
La confrontation de ces trois mondes est, à mon sens, au cœur de The Constant Gardener et apparaît d’ailleurs très clairement dès après cinq minutes de pellicule. En visionnant cet extrait, on peut dégager et transposer trois figures de l’internationaliste : la colombe, le faucon ou… le labrador.
Tessa Quayle comme représentation d’une vision idéaliste – la colombe
Dans cette scène, par son discours à la fois légaliste et engagé, Tessa endosse clairement le costume de la défense du droit. En ce sens, elle incarne la colombe; soit une vision idéaliste du droit où la norme juridique a (ou devrait avoir) son importance dans la conduite de la politique internationale et où la coopération devrait être préférée à la force brute. Mais ce plaidoyer pour le respect du droit international est clairement moqué et dénigré par le reste de l’assemblée. Elle proteste, se lève, s’en va: « Oh, ça va maintenant! Assieds toi Tessa! ». La règle est, de cette façon, présentée comme irréaliste, au sens de naïve et sans réelle portée. En même temps, la réaction de l’auditoire contribue à construire, autour du personnage de Tessa, l’aura d’un être d’exception qui emporte rapidement la sympathie du spectateur, à l’instar de celle du héros, Justin. Celui-ci salue d’ailleurs immédiatement sa « passion » et son « courage ». Le droit n’est alors pas présenté comme une voie de facilité et de conformisme mais, au contraire, comme un outil de lutte et de révolte… terme qui, par définition, pourrait plutôt impliquer d’aller à l’encontre de la règle comme symbole d’autorité.
Si Tessa ce fait l’avocate du droit, dans la poursuite de cette tâche elle est cependant très loin d’avoir un respect sans faille pour les normes et l’establishment. Dans sa philosophie, certaines fins justifient certains moyens, en particulier lorsqu’il s’agit de défendre les droits et la dignité humaine. Elle se joue des convenances sociales, en particulier dans un monde diplomatique au protocole rigide et étriqué. Elle bouscule, gêne par son activisme, et les supérieurs hiérarchique de Justin ne manquent pas de le lui faire remarquer : « si vous n’arrivez pas à la tenir, gardez-la enfermée ». Tentant vaguement de mettre les conseils de ses collègues en œuvre, Justin se voit alors rétorquer : « si tu m’empêches de faire mon travail, je suis rien, je suis personne ». Son travail, Tessa le définit en terme de résultat et non de moyen et elle est dès lors prête à mettre sa propre intégrité physique et morale de côté ; comme lorsqu’elle promet au chef de mission à Nairobi, Sandy Woodrow, de coucher avec lui en échange d’informations. Dans une lettre à son frère elle explique alors :
« J’ai trahi son éthique [celle de Justin] de la façon la plus cynique. Et à quelle fin ai-je employé de tels moyens ? Eh bien, j’ai besoin que ce salaud m’aide à faire chanter le gouvernement de sa Majesté. Ne me dis pas que je suis une garce impitoyable. Non, dis moi que Justin comprendrait s’il savait. ».
C’est aussi en ce sens que Tessa est une représentation d’une vision idéaliste du droit : un droit qui, au-delà du respect aveugle de la souveraineté, est en définitive au service de l’humain. Lors de la conférence, elle ne s’indigne pas de la violation du territoire d’un Etat souverain, mais insiste sur la dimension humainement problématique de l’intervention : il s’agit en effet de « faire la guerre à des milliers de gens » ou « d’assassiner des innocents ». Dans l’esprit de Tessa, la règle ne doit être respectée que dans la mesure où elle sert des objectifs plus élevés et non parce qu’elle est la règle.
L’establishment diplomatique comme représentation d’une vision réaliste – les faucons
A l’opposé de Tessa, on retrouve l’establishment diplomatique anglais, dont la présence dans la scène de la conférence se fait sentir à la fois par l’assemblée et par le texte de Sir Bernard Pellegrin que Justin est chargé de « lire » et dont les dernière lignes nous enseignent que : « Par conséquent, la diplomatie, comme nous l’avons démontré, est la meilleure carte, le meilleur repère, de la civilisation pour montrer aux nations la voie la plus sûre dans les pays où le danger menace ». Cette conclusion est, évidemment, immédiatement mise en porte-à-faux par l’intervention de Tessa qui souligne, quant à elle, l’action d’un Foreign Office britannique qui n’hésite pas à « écarter [les moyens pacifiques et donc la diplomatie] pour laisser passer les chars ». La politique étrangère du Royaume-Uni est ici typiquement représentée comme une politique « hawkish », une vision réaliste des relations internationales où la règle n’a pas vraiment d’importance et peut être écartée dès lors que certains intérêts, généralement définis en termes matériels, le justifient.
Ce qui se retrouve dans ce premier extrait est, en outre, confirmé par l’ensemble de l’intrigue de The Constant Gardener. On découvre, en effet, que c’est la Grande-Bretagne qui soutient en sous-main les tests effectués par les firmes pharmaceutiques sur les populations des faubourgs de Nairobi sans leur consentement éclairé. Et pourquoi ? Pour créer 1500 emplois au Pays de Galles, gagner quelques millions de dollars et assurer la protection des intérêts économiques des entreprises britanniques. C’est donc un portrait très cynique d’une diplomatie particulièrement hypocrite qui nous est ici présentée ; une diplomatie plus particulièrement incarnée par les personnages de Sandy Woodrow et de Sir Bernard Pellegrin.
Sandy Woodrow, tout d’abord, est le chef de mission faisant fonction à Nairobi. A travers l’ensemble du film, sans avoir un mauvais fond, Sandy est dépeint comme un personnage moralement faible : il prétend être l’ami de Justin mais nourrit les rumeurs sur les infidélités supposées de Tessa tout en étant lui même très épris d’elle, et n’hésite pas à accepter d’échanger des informations contre des faveurs sexuelles. Tout est fait pour que le spectateur soit physiquement et intellectuellement répulsé par Sandy. Tessa le qualifie d’ailleurs expressément de « pervers » et de « five-star creep ». Dans toute sa lâcheté d’ailleurs, lorsqu’il s’agira de choisir entre pointer les assassins vers l’endroit où se trouve Tessa (et ce faisant sauver sa propre carrière) ou protéger la femme qu’il est censé aimer, son choix sera vite fait en faveur du premier terme de l’alternative. Sandy agit donc essentiellement dans la défense de ses intérêts, et par la même occasion ceux de la politique britannique, en expliquant que : « On est pas payé pour faire du sentiment. Vous savez Justin, c’est gens qu’on tue étaient condamné de toute façon. Regardez le taux de mortalité qu’ils ont ici. De toute façon ça n’intéresse pas grand monde.».
Au dessus de Sandy se trouve Sir Bernard Pellegrin – dont la fonction exacte au Foreign Office n’est pas clairement précisée – et qui est à l’origine de l’accord entre la Grande-Bretagne et les firmes pharmaceutiques. Le personnage de Pellegrin est généralement décrit comme manipulateur, sans scrupule, sans morale et un « civil servant who will bend any rules to serve his country’s interests ». Tout en saluant la mémoire de Tessa et de Justin, il est à l’origine de leur assassinat. Il symbolise indéniablement une diplomatie sans scrupule, prête à tuer, y compris ses propres ressortissants, et ce au nom des intérêts supérieurs de la nation.
Justin Quayle comme représentation de monsieur tout le monde – le labrador
Lorsqu’interpellé par la question de Tessa, Justin lui répond que « les diplomates, en principe, vont là où on les envoie », Tessa lui rétorque : « Oui, les labradors aussi ». Métaphore moins courante que celle des colombes et des faucons, les labradors sont des chiens connus pour leur docilité. Soumis et obéissants, ils ne posent et ne se posent pas de questions – apolitiques, non engagés, neutres. Justin Quayle est indéniablement un labrador ; non pas qu’il n’ait pas conscience des problèmes qui se posent mais qu’il décide de les écarter de son champ de vision pour mener une vie probablement plus simple. En ce sens, il est significatif qu’au sein de la mission diplomatique, il soit le seul à ne pas être au courant des agissements des groupes pharmaceutiques et de l’implication britannique. C’est qu’il a (implicitement) choisi de ne pas le savoir, ce que Sandy lui fait comprendre quand il lui explique que lui aussi a, au fond, trahi Tessa : « Je l’ai trahi. On l’a tous trahi. Vous en faisant pousser vos fleurs ». On retrouve dans ce dialogue l’allégorie du jardin qui, tel que susmentionné, symbolise traditionnellement l’ordre et la domestication de la nature. Ce n’est que confronté à l’événement traumatique et violent de la mort de sa femme, que Justin décide enfin de sortir du « bois » —on dirait donc ici le « jardin »— et de basculer vers le « pôle Tessa ». La scène qui suit, dans laquelle Justin tente de sauver une petite fille d’une razzia, est l’illustration ultime de l’aboutissement de son cheminement.
A l’instar de Tessa, Justin rejette ici la règle dans la mesure où elle ne va pas dans le sens de l’humain : « On s’en fiche du droit. […] Il s’agit de la vie d’un enfant, il n’y pas de règlement pour ça ! ». Et, au final, Justin mènera à bien la mission initiée par sa femme en parvenant à révéler au grand jour les manigances du Foreign Office et des entreprises pharmaceutiques, même si cela doit lui coûter la vie.
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Comme l’expliquait Rachel Weisz lorsqu’elle s’est vu remettre l’oscar du meilleur second rôle féminin pour son incarnation de la fougueuse Tessa, The Constant Gardener est effectivement « un tribut aux gens qui sont prêts à risquer leur propre vie pour combattre l’injustice ». Et d’ajouter qu’ « ils sont des hommes et des femmes plus grands que moi ». Ces individus et l’admiration que le film a indéniablement pour objet de susciter à leur égard, est un appel à la conscientisation et à la mobilisation citoyenne vers une société internationale plus juste. Une invitation à ce que les Justin deviennent des Tessa, à ce que les colombes deviennent les prédateurs des faucons. Pour autant, l’ensemble des internationalistes sont, bien entendu, loin d’être des idéalistes ou des activistes ; le scepticisme devient peut-être même la norme au sein de cette communauté professionnelle. On peut néanmoins se demander dans quelle mesure le choix d’étudier le droit international public n’est pas inséparable d’une certaine part d’idéalisme…
Agatha Verdebout
Chercheuse-doctorante au Centre de droit international de l’ULB
Pour en savoir plus sur les métaphores en relations internationales voir not. : Michael P. Marks, Metaphors in International Relations Theory, London, Palgrave MacMillan, 2011