The Clash, formation britannique qui a sorti cinq albums devenus cultes entre 1977 et 1982, restera sans doute dans l’histoire de la musique pop comme un groupe révolutionnaire. Bien sûr, le qualificatif se justifie d’abord par le fait qu’on se situe en présence de l’un des groupes-phare (sans doute le plus connu après les Sex Pistols et, de l’autre côté de l’Atlantique, les Ramones) du mouvement punk, qui a bouleversé les codes musicaux entre 1976 et 1977. Sont ainsi dénoncés les groupes « dinosaures » alors en vogue (Genesis, Pink Floyd, Deep Purple, Yes, …), qui proposent une pop-rock techniquement élaborée, avec de longs morceaux rehaussés par d’impressionnantes vocalises et ponctués par d’interminables solos de guitare sur fond de nappes de synthétiseurs. A l’époque, l’establishment rock prétend confiner au raffinement du jazz voire de la musique classique, mais a sans doute perdu une grande partie de son énergie fondatrice.
Avec le mouvement punk, on promeut au contraire des morceaux percutants et incisifs, souvent fait de quelques accords sur lesquels est posée une voix énergique qui éructe des paroles remettant en général en cause l’ordre établi. Mais, à la différence de certains de ses contemporains (spécialement les Sex Pistols, qui resteront le groupe d’un album et d’un mouvement), The Clash réussira à révolutionner la musique plus durablement, spécialement en s’imposant comme un pionnier du brassage des styles caractéristique du post-punk. C’est l’un des premiers groupes alternant ou articulant rock blanc (Should I Stay or Should I Go), reggae (avec notamment le bien nommé Revolution rock), puis plus tard dub (One more Time/One more Dub), funk (Overpowered by Funk), musique électronique (Straight to Hell), ainsi que tonalités orientales (Rock the Casbah), voire rap (The Magnificent Seven). Mais l’aspect révolutionnaire du groupe se traduit aussi par des paroles militantes qui, au-delà du no future étriqué du manifeste punk de base, connaît plusieurs déclinaisons : la défense des classes populaires (Career Opportunies), la lutte contre le racisme (White Riot) ou, et c’est ce qui nous intéressera ici, l’impérialisme.
Alors que le premier album (The Clash) fustigeait l’impérialisme des Etats-Unis de manière générale (I’m so Bored with the USA), que le deuxième donnait lieu à une tournée aux Etats-Unis intitulée Pearl Harbor Tour, le troisième (London Calling), qui assurera définitivement au groupe une renommée mondiale, contenait déjà un morceau (Spanish Bombs) consacré à la guerre d’Espagne. Mais c’est sur le quatrième (triple) album Sandinista !, paru en 1980, que l’on retrouve, à côté d’une critique spécifique de la guerre du Vietnam (Charlie don’t surf, chanson inspirée d’une scène d’Apocalypse Now), un morceau directement consacré au principe de non-intervention : Washington Bullets.
Comme on le constatera en lisant l’intégralité des paroles reproduites ci-dessous, les Clash fustigent les interventions militaires de l’U.R.S.S. (en Afghanistan), de la Chine (au Tibet), du Royaume-Uni (via les fournitures d’armes) et, de manière plus détaillée, des Etats-Unis en Amérique latine. Musicalement, on retrouve d’ailleurs des influences reggae, mais aussi plus classiquement latino-américaines, avec un usage de percussions et de marimba qui soutiennent une voix mélancolique moins chantée que parlée. Quant aux paroles, un couplet mérite tout particulièrement l’attention pour l’internationaliste :
« For the very first time ever,
When they had a revolution in Nicaragua,
There was no interference from America
Human rights in America
Well the people fought the leader,
And up he flew…
With no Washington bullets what else could he do? ».
Ainsi, la rébellion sandiniste —qui avait renversé le régime dictatorial de Anastasio Somoza en 1979— n’a pu triompher que grâce à l’absence (« for the very first time ever ») d’intervention extérieure de la part des Etats-Unis (« interference from America »). On le voit, à l’opposé des zélateurs du droit d’ingérence humanitaire dont le discours sera largement diffusé quelques années plus tard, les Clash se réfèrent à la fois au principe de non-intervention et au respect des droits de l’homme. En ce sens, ils semblent obéir à une logique relativement orthodoxe sur le plan du droit international : la souveraineté, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le respect des droits de la personne ne sont pas opposés mais associés, spécialement à l’époque de la défense des Etats issus de la décolonisation contre l’impérialisme des grandes puissances. En tout cas, le respect de la souveraineté et du peuple nicaraguayen, corollaire direct du principe de non-ingérence, est manifestement apprécié par les Clash qui, on l’a vu, intitulent leur album Sandinista !.
En un certain sens, les Clash font ici écho à la doctrine défendue par l’Institut de droit international à sa session de Wiesbaden quelques années plus tôt, en 1975. Dans sa résolution sur « Le principe de non-intervention dans les guerres civiles », on lit à l’article 2 :
« Les Etats tiers s’abstiendront d’assister les parties à une guerre civile sévissant sur le territoire d’un autre Etat ».
A l’époque, et aujourd’hui encore, ce schéma, qui consiste à mettre en principe sur le même pied les rebelles et les forces gouvernementales, est contesté. En insistant sur un strict devoir de neutralité prohibant l’intervention extérieure en faveur de gouvernements en place qui répriment leurs rébellions, l’Institut a donc adopté une position progressiste. Cette position peut s’appuyer sur un certain discours : en général, on n’aime pas assumer que l’on aide des autorités à réprimer un mouvement purement intérieur, et on préfère donc disqualifier celui-ci comme un jouet de forces étrangères, ou tout simplement un groupe terroriste (O. Corten, Le droit contre la guerre, 2ème éd., Paris, Pedone, 2014, chapitre V). C’est d’ailleurs de cette manière que les Etats-Unis présentaient le gouvernement sandiniste comme un simple suppôt de Moscou. Car, si les Clash se félicitent en 1980 du respect, « pour la toute première fois », du principe de non-intervention par les Etats-Unis lors du renversement du régime Somoza une année plus tôt, on sait que la situation allait radicalement changer dans les années suivantes. Les contras, à l’origine un mouvement ultra minoritaire défendant le dictateur déchu, allaient bénéficier d’un soutien militaire et paramilitaire massif sous la présidence de Ronald Reagan, soutien qui allait être condamné par la Cour internationale de Justice dans son célèbre arrêt de 1986. Cela n’a pas empêché, dans les faits, les Washington Bullets de continuer à être utilisées par les forces irrégulières au Nicaragua, avec en fin de compte une défaite du pouvoir sandiniste aux élections de 1990.
Dans l’ensemble, donc, la résolution de l’Institut, pas plus que la chanson des Clash, n’a limité la toute puissance des Etats-Unis. Cela n’a pas empêché ces deux acteurs de maintenir leurs positions respectives. En 2011, l’Institut de droit international rappelait sa résolution de Wiesbaden sur les guerres civiles et étendait le principe de non-ingérence aux situations de troubles intérieurs (résolution de Rhodes sur l’« assistance militaire sollicitée »). Quant aux Clash, ils ont persisté dans leur attitude rebelle, à la fois politiquement et musicalement, et ce jusqu’à ce que leur statut de rock stars planétaires la rende de plus en plus artificielle. Dès 1982 (si on met à part la furtive sortie d’un dernier album après la séparation), ils tiraient leur révérence, leurs membres (Joe Strummer et Mick Jones principalement) s’engageant dans de nouveaux projets artistiques, si pas aussi révolutionnaires, encore largement novateurs (avec notamment Big Audio Dynamite, et ses samples de films intégrés dans une musique joyeuse et bigarrée) …
Olivier Corten
Washington Bullets |
Oh! Mama, Mama look there
Your children are playing in that street again
Don’t you know what happened down there?
A youth of fourteen got shot down there
The Kokane guns of Jamdown town
The killing clowns, the blood money men
Are shooting those Washington bullets again
As every cell in Chile will tell
The cries of the tortured men
Remember Allende and the days before
Before the army came
Please remember Victor Jara, in the Santiago stadium
Es verdad, those Washington bullets again
And in the Bay of Pigs in 1961
Havana fought the playboy in the Cuban sun
For Castro is a color is a redder than red
Those Washington bullets want Castro dead
For Castro is the color
That will earn you a spray of lead
Sandinista
For the very first time ever
When they had a revolution in Nicaragua
There was no interference from America
Human rights in America
The people fought the leader and up he flew
With no Washington bullets what else could he do?
Sandinista
An’ if you can find a Afghan rebel
That the Moscow bullets missed
Ask him what he thinks of voting communist
Ask the Dalai Lama in the hills of Tibet
How many monks did the Chinese get?
In a war torn swamp stop any mercenary
An’ check the British bullets in his armory
Sandinista
Sandinista
Que?
Sandinista
Pour aller plus loin :
Présentation de Washington Bullets : http://en.wikipedia.org/wiki/Washington_Bullets_(song )
Article sur les Clash et Sandinista !, incluant Washington Bullets : http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Flondonsburning.org%2Fart_dallas_observer_03_02_00.html&title
Tout à fait excellent! Merci! Il y a tant à dire sur les significations et implications socio-politiques du mouvement punk qui s’est décliné en de nombreuses variantes et sensibilités: du brut (Sex Pistols ou Deviants) au plus culturellement coloré (The Clash et le ska en spin-off), de l’américain (Ramones, Blondie, Stooges,…) au britannique, de plus violent (Oï!) au plus pacifique (Talk Talk, The Cure, Stranglers). Mais je n’évacuerais pas si vite les dinosaures du hard rock / prog rock du sujet de cette étude: eux aussi on décrit, en des termes certes plus énigmatiques ou symboliques, l’évolution du monde qui leur était contemporain: Deep Purple dont le Child in Time refère à la Guerre froide, Pink Floyd et son mur (certes pas encore de Berlin, mais combien symptomatique de la révolution culturelle britannique), Rainbow (Can’t Happen Here et les craintes des 80’s)… Si le punk a décomplexé le rock engagé et donner naissance à des U2 (Mothers of the Disappeared, MLK, Sunday Bloody Sunday, Seconds), Peter Gabriel (Biko), The Police (et Sting en solo avec ses « Russians ») et autres Simple Minds (Mandela Day), il ne l’a pourtant pas inventé. Avec ses paroles simplistes et ses références récurrentes, le blues a décrit le quotidien des Afro-américains dans l’Amérique encore fort ségrégationiste du XIXème siècle. En cela, il a contribué à faire du rock un vecteur de revendications transnationales et universelles. Superbe chronique et passionnante thématique en tout cas! Bravo.
Merci pour l’appréciation et pour le commentaire! Au vu de la richesse de ce dernier, j’ose espérer un billet de votre part dès que possible. Manifestement, les idées ne manquent pas. Si le coeur vous en dit, n’hésitez pas!
Avec grand plaisir!