Barbara Kruger – « Your body is a battleground » (1989) – Une analyse d’Anne Lagerwall

body battlegroundUne image en noir et blanc d’une personne anonyme, un slogan qui interpelle personnellement le spectateur par une affirmation assénée sur fond rouge à l’aide de caractères d’imprimerie blancs dont la police Futura Bold paraît empruntée à une presse écrite d’antan. Pas de doute. On est face à un photomontage de l’américaine Barbara Kruger dont l’œuvre consiste à détourner l’imagerie publicitaire propre à la société de consommation aux fins d’en dénoncer les structures oppressives. Le droit – et a fortiori le droit international – y semblent a priori peu convoqués. Le contexte dans lequel cette œuvre a été produite et utilisée la place toutefois au cœur d’une lutte menée par les mouvements féministes pour revendiquer le droit des femmes de disposer librement de leur corps, une lutte dont la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits montre qu’elle a encore toute sa raison d’être aujourd’hui, comme on l’expliquera dans un premier temps. Plus fondamentalement, l’affiche traduit sur un plan esthétique plusieurs considérations qui caractérisent généralement les approches critiques du droit et du droit international, attachées à une conception conflictualiste de la réalité dont elles entendent révéler les rapports de force afin de les dénoncer et à une réflexion relative au style de discours qui permet d’opérer une telle dénonciation, comme on l’abordera dans un second temps.

Le corps des femmes comme un champ de bataille juridique ?

C’est en 1989, aux Etats-Unis d’Amérique alors présidés par George H. Bush, que Barbara Kruger réalise ce photomontage. La Cour suprême est saisie d’une affaire qui oppose l’avocat général William L. Webster aux services de santé reproductive à propos d’une loi adoptée dans le Missouri aux fins de limiter les fonds publics destinés aux institutions pratiquant l’avortement. Nombreux sont ceux et celles qui craignent alors que la Cour suprême reconnaisse la validité de cette loi et revienne sur la décision qu’elle avait rendue en 1973 dans l’affaire Roe contre Wade à l’occasion de laquelle la Cour avait estimé que les lois pénalisant l’avortement (à la seule exception du cas où la vie de la femme enceinte est menacée) violait le 14e Amendement de la Constitution dont la Cour avait déduit un droit à la vie privée des femmes incluant dans une certaine mesure le droit de mettre fin à leur grossesse (Roe v. Wade, 410 U.S. 113, § 3).

battleground 2Pour rappeler haut et fort que les femmes ont le droit de choisir d’avoir ou non un enfant, plusieurs mouvements féministes organisent une manifestation à Washington, le 9 avril 1989, à quelques semaines des audiences qui doivent se tenir à la Cour suprême. C’est aux fins d’illustrer l’affiche destinée à rallier le public le plus large à cette manifestation que Barbara Kruger crée son photomontage. Le mot d’ordre du ralliement y figure clairement : « Soutenez l’avortement légal, le contrôle des naissances et les droits des femmes ».

 

Le rendez-vous connaît un succès exceptionnel puisque plus d’un demi-million de personnes se joignent à la manifestation au premier rang de laquelle figurent des personnalités telles que Glenn Close, Jane Fonda ou encore Whoopi Goldberg. Malgré cette mobilisation d’envergure, la Cour suprême admettra, le 3 juillet 1989, la validité de la loi du Missouri. AbortionCette loi énonce, dans son préambule, que « la vie de tout être humain commence à la conception » et que « les enfants à naître disposent d’intérêts à la vie, la santé et au bien-être à protéger » (Notre traduction). Sur le fond, elle interdit le recours à des institutions publiques pour pratiquer un avortement et proscrit l’utilisation de ressources publiques – qu’il s’agisse de budgets, de personnels ou d’infrastructures – pour soutenir ou conseiller les femmes qui souhaitent avorter, à l’exception du cas où l’avortement a pour objet de préserver la vie de la femme enceinte. Dans son arrêt, la Cour estime que cette loi ne porte pas atteinte au droit à la vie privée des femmes. Son raisonnement consiste à souligner que la loi, dans la mesure où elle ne concerne que les établissements publics, ne restreint aucunement les possibilités pour les femmes de recourir à un avortement dès lors qu’elles peuvent s’adresser aux organismes privés (Webster v. Reproductive Health Services, 492 U.S. 490, § 2). Doté d’une logique indéniable, le raisonnement de la Cour assigne au droit au respect de la vie privée des femmes souhaitant avorter une teneur formelle désincarnée de la réalité, en ne s’inquiétant pas de ce que les institutions privées acceptent ou non de pratiquer des avortements et en précisant que la Constitution ne requiert pas des Etats fédérés qu’ils mettent à la disposition des médecins du privé des installations publiques aux fins de pratiquer des avortements. La décision de la Cour suprême – affirmant que l’Etat est libre d’interdire l’avortement au sein des établissements publics et que le droit à la vie privée des femmes est sauf dès lors qu’elles peuvent s’adresser à d’autres établissements – n’est pas sans rappeler celle qui a été adoptée, vingt ans plus tard, par la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire où il s’agissait également d’évaluer la conformité d’un appareil législatif au droit garantissant le respect de la vie privée. Saisie par trois irlandaises qui invitaient la Cour à voir dans l’interdiction d’avorter en Irlande une violation de leurs droits et libertés, la Cour a notamment estimé que leur droit au respect de leur vie privée n’était pas violé dès lors que rien ne les empêchait de recourir à un avortement à l’étranger et de bénéficier en Irlande d’informations préalables ainsi que de soins médicaux postérieurs (Cour eur. D. H., A. B. et C. contre Irlande, arrêt du 16 décembre 2010, § 241). Ces décisions illustrent toute la pertinence et l’actualité du slogan utilisé par Barbara Kruger selon lequel le corps des femmes est un champ de bataille sur lequel se joue la reconnaissance de leur autonomie. Il paraît d’autant plus pertinent et actuel pour l’Etat d’origine de l’artiste, dont plusieurs Etats fédérés se sont dotés récemment de lois particulièrement restrictives au sujet de l’avortement. La loi adoptée par le Kansas le 7 avril 2015 – le Child protection from dismemberment abortion act – est considérée par de nombreux observateurs américains comme la plus restrictive que les Etats-Unis aient jamais connu. Ces développements judiciaires et législatifs ont ravivé bon nombre de doutes, déjà émis en 1989 après l’affaire Webster, questionnant ce que le droit permet de réaliser concrètement pour améliorer le sort des femmes et favoriser leur émancipation. Cette réflexion articulée au sujet des lieux de pouvoir à investir par ou pour les femmes se mène d’ailleurs dans le domaine juridique comme dans le domaine artistique. De même que certaines auteures féministes interrogent la place occupée par les femmes dans le droit, des artistes parmi lesquelles on retrouve Barbara Kruger interrogent la place occupée par les femmes dans l’art. C’est le cas notamment du collectif Guerrilla Girls qui dénonce depuis 1984 la sous-représentation des femmes parmi les artistes exposés dans les musées et les galeries d’art, en recourant à des affiches dont la structure formelle et le sujet font écho au travail de Barbara Kruger.

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Le corps des femmes comme un lieu de domination que les images et les mots peuvent dénoncer pour favoriser leur émancipation

L’œuvre « Your body is a battleground » est représentative du travail de Barbara Kruger en ce qu’elle met en scène un corps humain d’une façon qui souligne la domination dont ce corps fait l’objet pour mieux la dénoncer. L’artiste s’en prend tout particulièrement au regard que posent les hommes blancs et la société de l’information qu’ils contrôlent sur les minorités sexuelles et raciales, leurs corps et leurs comportements. Le regard posé sur les femmes est critiqué en ce qu’il leur dicte ce qu’elles doivent faire de leurs corps et leur ordonne de correspondre à certains canons esthétiques, moraux et politiques dont les médias et la publicité se font les relais plus ou moins conscients. L’interpellation adressée à la société de consommation et, à travers elle, à la société capitaliste est d’autant plus puissante qu’elle prend appui sur une imagerie qui leur est propre et qui est retournée à leur encontre, une imagerie que Barbara Kruger connaît bien puisqu’elle a travaillé pendant plusieurs années comme graphiste au sein des revues Mademoiselle et House and Garden notamment. Le photomontage « Your body is a battleground » est réalisé à partir d’une photographie représentant le visage d’une femme qui paraît issue des magazines des années 1950. Avec une coiffure soignée et un maquillage impeccable, son visage incarne un certain idéal féminin qui est toutefois visuellement et brutalement mis en cause par sa division en un double positif/négatif renvoyant aux diverses tensions qui traversent la société ainsi que les individus qui la composent (bien/mal ; féminin/masculin ; …). Cette dualité participe à créer une rupture qui souligne aussi qu’il ne s’agit pas là d’une réalité, mais bien de sa représentation.

Le regard est un sujet central de l’œuvre de Barbara Kruger par un autre aspect. Ses œuvres entendent happer l’attention du spectateur par des images fortes accompagnées de slogans péremptoires, dans le but de briser le calme dans lequel les normes sociales s’imposent insidieusement à chacun. Dans l’œuvre en question, le slogan choisi – « your body is a battleground » – constitue une invitation directe et individuelle voire une sommation à réagir à cette affirmation et à quitter la passivité qui caractérise généralement les membres de la société face aux images qu’on leur présente dans les médias et dans l’espace public. Cette façon de projeter une réalité conflictuelle et de dénoncer les rapports de force qui s’y jouent à l’aide d’un langage particulièrement stylisé, peut être rapproché de l’engagement des approches critiques du droit et du droit international contemporaines qui, de différentes manières, ont adopté des discours de rupture à l’égard de représentations jugées dominantes qui se traduisent sur le fond (en appréhendant le phénomène juridique comme le produit et le véhicule de contradictions entre des intérêts antagonistes, comme l’a fait Charles Chaumont parmi d’autres) comme sur la forme (en contournant ou détournant les canons de l’écriture scientifique, comme l’a fait David Kennedy parmi d’autres). C’est à travers cet exercice de déstabilisation, par le biais d’un questionnement des structures de domination à l’œuvre dans la société, articulé dans un discours provocateur dans sa substance comme dans sa forme, que le travail de Barbara Kruger et le travail de juristes critiques présentent un point commun.

Le travail de l’artiste s’attaque toutefois plus directement à la société capitaliste à travers ses modes de consommation, un aspect qu’on ne retrouve pas de manière principale dans le travail des juristes critiques. Si l’on devait tenter de transposer cette composante de l’œuvre de Barbara Kruger au domaine juridique, cela pourrait amener à réfléchir le droit, son enseignement et la recherche scientifique menée à son sujet comme des produits de consommation soumis au paradigme concurrentiel propre à l’économie de marché. De la même manière que le corps des femmes est dominé par des standards imposés par les hommes à travers la société de l’information qu’ils contrôlent, les études de/du droit seraient soumises à des modèles imposés par les acteurs les plus puissants de la société du savoir (universités dominantes, sociétés savantes, instituts d’évaluation,…) à travers les événements phares qu’ils organisent et dont ils assurent la publicité (publication du ranking des universités, remise de prix divers, organisation de colloques internationaux, séminaires pédagogiques…) Et de la même manière qu’on peut dénoncer la réification dont les femmes font l’objet dans les médias et la publicité, on pourrait déconstruire la standardisation dont le droit et son enseignement font eux-mêmes l’objet de façon à garantir l’autonomie de penser et d’agir de ceux et celles qui travaillent dans le milieu académique.

Anne Lagerwall
Professeure au Centre de droit international de l’ULB

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