Au-delà de ses caractéristiques d’une comédie satirique bouffonne parfois dénoncée comme une œuvre de jeunesse, Bananas (Woody Allen, 1971), directement inspirée d’un ouvrage de Richard P. Powell (Don Quichotte de San Marco, 1966), nous offre une série de scènes posant des questions de droit international.
L’action du film se déroule essentiellement dans le contexte d’une guerre civile qui déchire un petit Etat latino-américain, le San Marcos. On y relève notamment :
- une réflexion sur la définition de la torture ou des traitements cruels, inhumains et dégradants, avec une scène montrant un rebelle aux mains des services secrets du dictateur de San Maros, auquel on inflige un air d’opérette (Nauhgty Matietta, Rida Johnson Young et Victor Herbert, 1780) afin de le faire parler ; une farce pas si loufoque que l’on pourrait le croire, si l’on pense à la musique de metal/trash infligée à des combattants djihadistes dans le cadre de la guerre contre le terrorisme —situation que l’on retrouve d’ailleurs mise en scène dans Zero Dark Thirty, Karthryn Bigelow, 2012 ;
- une réflexion sur la notion de perfidie dans le contexte d’un conflit armé non-international, avec une scène dans laquelle les forces gouvernementales se déguisent en rebelles pour tenter de supprimer un citoyen des Etats-Unis, afin de susciter l’intervention de ces derniers contre la guérilla (une scène similaire se retrouve dans Tintin et les Picaros, Hergé, 1976, œuvre sur laquelle on reviendra ci-dessous) ;
- une réflexion sur la notion de pillage dans le cadre d’un conflit armé non-international (v. la règle exprimée à l’art. 2§2g) du Protocole II aux conventions de Genève), avec une scène montrant les rebelles se procurer des vivres, via la commande de centaines de sandwiches dans une petite épicerie rurale, commande qui est ensuite emportée manu militari sans aucun dédommagement pour le tenancier ;
- plusieurs scènes mettant en jeu le droit diplomatique, avec manifestations aux abords de l’ambassade du San Marcos aux Etats-Unis, puis tentative avortée d’enlèvement de l’ambassadeur du Royaume-Uni au San Marcos (des situations similaires se retrouvent dans certaines productions ultérieures, comme l’Enfer du devoir, William Friedkin, 2000) ;
- une évocation de la question des immunités juridictionnelles d’un chef d’Etat en exercice, avec une scène de procès du nouveau président du San Marcos, alors que celui-ci est en fonction ;
- enfin, une mise en exergue des limites du principe de non-intervention, avec une scène, qui a été reproduite ci-dessus, lors de laquelle des soldats étasuniens se préparent à intervenir militairement dans la guerre civile, à la fois en faveur des forces gouvernementales et des forces rebelles.
Peut-être pourrait-on dès lors, à partir d’une telle œuvre cinématographique, développer un exposé couvrant de nombreux aspects du droit international. Dans le cadre limité de ce commentaire, j’ai choisi de me concentrer sur le principe de non-intervention dans les guerres civiles, principe qui paraît central au vu de l’ensemble du film, lequel a indéniablement pour objet une présentation (volontairement caricaturale) des relations entre les Etats-Unis et l’Amérique latine. En même temps, et c’est cet élément qui sera traité ci-dessous, le principe de non-intervention n’est jamais évoqué par Woody Allen, alors même qu’il apparaît en creux de nombreux passages du scénario.
Pour mesurer le caractère a priori juridiquement iconoclaste de l’extrait du film reproduit plus haut, il faut commencer par rappeler ce que le droit international contemporain nous enseigne. En cas de guerre civile ou de conflit interne, les Etats tiers ont en principe un devoir d’abstention : ils ne peuvent intervenir ni en faveur des rebelles, ni en faveur des forces gouvernementales. Mais ce principe, évoqué encore récemment par l’Institut de droit international à sa session de Rhodes (2011, qui fait écho à la résolution de Wiesbaden de 1975 sur les guerres civiles ; http://www.idi-iil.org/), correspond-il aux réalités du terrain? La pratique, spécialement récente, semble pour le moins interpellante à cet égard. Dans le conflit du Mali, la France a appuyé militairement les forces gouvernementales afin de les aider à reconquérir le nord du pays, occupé par des forces dites terroristes, mais aussi par des rebelles Touaregs qui avaient unilatéralement proclamé l’indépendance de l’Etat de l’Azawad. Dans le cadre du conflit syrien, la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et d’autres Etats occidentaux ont affirmé pouvoir fournir des armes aux rebelles afin de les soutenir dans leur entreprise de renversement du régime de Bashar El-Assad. Dans les deux cas, la pratique ne s’est certes pas accompagnée de déclarations de principe attestant une opinio juris nouvelle selon laquelle le principe de non-intervention dans les guerres civiles ne trouverait plus à s’appliquer. L’opération au Mali a été présentée non pas comme une ingérence dans une guerre civile, mais comme un appui à la lutte contre des groupes qualifiés de terroristes par le Conseil de sécurité (Lettre de la France au Conseil de sécurité du 11 janvier 2013, S/2013/17, 14 janvier 2013). Dans le cas de la Syrie, les ambiguïtés des discours occidentaux, selon lesquels l’aide militaire resterait défensive, ou en tout cas « non létale » (selon les propos de William Hague, notamment : http://www.youtube.com/watch?v=hmjXE_pp8is), semblent témoigner là aussi d’une réticence à mettre en cause le principe général de non-intervention dans les guerres civiles. Et il est vrai que, si ce dernier venait à disparaître, chaque Etat pourrait s’estimer habilité à soutenir l’une ou l’autre des factions, un peu à la manière de ce que la Mission internationale et indépendante d’établissement des faits en Géorgie désigne, dans son rapport sur la guerre de 2008 dans ce pays, comme un principe d’ « égalité positive », principe selon lequel « both sides must be allowed to ask for foreign support » (http://www.ceiig.ch/Report.html, vol. II, p. 278). La Mission écarte aussitôt cette possibilité théorique car elle :
« condones the escalation of military force and is therefore not in conformity with the objectives and principles of the United Nations. It is very open to abuse » (ibid., p. 279).
Est-ce là une conclusion que l’on peut tirer de Bananas ? Au vu de l’extrait reproduit ci-dessus, on pourrait le penser. Les soldats de l’armée étasunienne, qui s’apprêtent à débarquer au San Marcos, ignorent manifestement tout de la situation politique locale, et s’interrogent : vont-ils soutenir le gouvernement dans ce conflit ? « certains d’entre nous seront pour, d’autres seront contre », leur répond un collègue : cette fois, la C.I.A. « ne prend aucun risque ». Sans doute peut-on voir dans cette réplique une référence à certains précédents contemporains de la sortie du film. Pour se limiter au cas de l’Amérique latine, les Etats-Unis ont ainsi tantôt (et le plus souvent) soutenu des régimes autoritaires à se maintenir au pouvoir, comme au Guatemala (1954) ou en république Dominicaine (1965), tantôt soutenu des forces d’opposition dans leur tentative de conquérir le pouvoir, comme à Cuba (baie des cochons, 1961). Comme l’illustre ce dernier précédent, et comme cela s’est particulièrement vérifié dans le cas de la guerre du Vietnam qui faisait rage au moment de la parution du film, cette pratique ne s’est pas toujours avérée très efficace, non seulement sur le plan de la politique étrangère, mais aussi sur la scène intérieure. Une vigoureuse opposition aux Etats-Unis s’est élevée contre cet interventionnisme, considéré par beaucoup comme fondamentalement injuste. Précisément, pour en revenir à notre film, Fielding Mellish (Woody Allen), afin de la séduire, s’engage avec Nancy (Louise Lasser) dans des actions militantes contre la dictature du San Marcos et contre l’appui qui lui est fourni par les Etats-Unis, notamment en participant à une chaîne humaine formant un cordon entourant l’ambassade de ce pays. Cette action est dûment réprimée par les forces de l’ordre des Etats-Unis mais, en dépit de l’intensité de son engagement, Fielding est bientôt éconduit par sa belle, qui ne lui trouve pas suffisamment de qualités de leader. C’est alors que Fielding décide de se rendre au San Marcos, s’engage (accidentellement, après que les hommes de main du dictateur en place aient tenté de l’assassiner, déguisés en rebelles, comme on l’a mentionné plus haut) dans la guérilla, aide celle-ci à conquérir le pouvoir puis, après moult péripéties, devient le nouveau président du pays. C’est à ce titre, mais affublé d’une barbe postiche afin de masquer sa véritable identité, qu’il fera un voyage officiel aux Etats-Unis pour obtenir une aide financière, et qu’il reconquerra Nancy, fort de son nouveau statut. Démasqué par le F.B.I., il est jugé comme un imposteur, les Etats-Unis voulant éviter à tout prix qu’un gauchiste subversif (le F.B.I. a retrouvé trace de sa participation à des manifestations anti-américaines avant son départ au San Marcos, notamment aux abords de l’ambassade) devienne le lider maximo d’un nouvel Etat d’Amérique latine, avec le risque du déploiement de nouvelles fusées soviétiques, comme le mentionne ouvertement l’un des responsables des services secrets des Etats-Unis. Finalement, l’exécution de sa peine est suspendue à la condition qu’il ne retourne pas au San Marcos, et il peut couler des jours heureux auprès de Nancy (Woody Allen et Louise Lasser étant à ce moment, pour la petite histoire, mariés hors l’écran).
Si on met à part la dimension de comédie romantique qui sera développée par le réalisateur ultérieurement (notamment dans Annie Hall, 1977, puis Manhattan, 1979), on constate que l’interventionnisme des Etats-Unis est un élément central du film. L’objectif politique défendu par Washington n’est jamais explicité mais, fondamentalement, il s’agit de soutenir indifféremment les autorités ou les rebelles, à travers une grille de lecture exclusivement axée sur la guerre froide (jamais la teneur de la politique de l’une ou l’autre partie au San Marcos n’est interrogée, seule sa possible alliance avec le bloc communiste représentant un facteur pertinent). Quant aux modalités utilisées à cette fin, elles sont assez diverses : non seulement l’armée des Etats-Unis intervient-elle simultanément des deux côtés lorsque la guerre civile se développe mais, plus tard, un tribunal des Etats-Unis juge un président en exercice et l’empêche de rentrer au pays. Jamais le droit international, qu’il s’agisse du principe de non-intervention dans les guerres civiles ou du respect du principe des immunités, n’est pour autant évoqué. Bananas s’inscrit ici dans la lignée de nombreuses productions étasuniennes ayant des conflits (internes ou internationaux) pour objet, qui n’évoquent la Charte des Nations Unies, ou plus généralement le droit international, que de manière tout à fait exceptionnelle ou marginale. La seule dimension juridique pertinente est, ici aussi, le droit interne, comme l’atteste la scène —particulièrement burlesque, et qui n’est pas sans évoquer une critique du Maccarthysme, dans la lignée de Un Roi à New York, Charlie Chaplin, 1957— du procès de Fielding à la fin du film. Pour le reste, la conduite des acteurs dans les relations internationales ne semble guidée que par leurs seuls intérêts : purement personnels, dans le cas de Fielding dont l’action est avant tout motivée par sa (re)conquête amoureuse, ou plus politiques, comme pour les Etats-Unis, dont le comportement est entièrement dicté par la lutte anticommuniste. Quant aux acteurs de la scène politique de San Marcos, ils ne s’intéressent pas davantage au droit, loin s’en faut. Le dictateur déchu (le général Vargas) s’empresse de s’enfuir dans un grand hôtel de luxe à Miami (dans l’extrait du film reproduit plus haut, il téléphone de son avion à l’hôtel Fontainebleau, actuellement 1504 chambres et 9 piscines, http://www.hotelamiami.net/127685-fontainebleau-miami-beach) lorsque les rebelles sont sur le point de l’emporter, alors que le chef de ces derniers (Esposito) se révèle comme nouveau despote dès son accession au pouvoir, aussitôt accompagnée d’exécutions sommaires et d’un nouveau régime politique aussi arbitraire qu’absurde (le suédois est proclamé langue nationale, le changement de sous-vêtements toutes les demi-heures est immédiatement instauré, et tous les enfants ayant moins de 16 ans ont désormais —juridiquement— 16 ans). Ainsi, Bananas pourrait avoir été une source d’inspiration de Tintin et les Picaros (Hergé, 1976), qui contient bon nombre d’éléments scénaristiques communs, et qui peut être considérée comme une version édulcorée —parfois non exempte d’une certaine niaiserie— de Bananas : là aussi, des Occidentaux (Tintin et ses amis) interviennent dans une guerre civile frappant le petit Etat latino-américain du San Isidoros, aident les rebelles, dont le chef —le général Tapioca— se révèle être tout aussi despotique que son prédécesseur lorsqu’il accède au pouvoir, Tintin et ses amis laissant le pays à son sort en rentrant au pays lors de la dernière scène (à l’instar de Fielding et de Nancy à la fin du film).
Faut-il, dans le cas de Bananas, percevoir une dénonciation par l’absurde d’un monde dans lequel le droit international —et plus spécialement le principe de non-intervention— serait totalement absent ? On pourrait être tenté de le penser, au vu de la scène de l’avion, mais aussi de son contexte : les soldats arrivent manifestement trop tard et n’influent dès lors en rien sur l’issue du conflit. Les rebelles ont pris le pouvoir sans leur appui (même s’ils ont, certes de manière marginale et totalement à l’insu de Washington, été aidé par un ressortissant des Etats-Unis), ce qui jettera sur eux une certaine suspicion (après leur prise de pouvoir, les dirigeants rebelles constatent que leur nouveau gouvernement n’est reconnu ni par l’Union soviétique, qui y voit des marionnettes du géant américain, ni par les Etats-Unis, qui les suspectent d’accointances communistes). Mais, d’un autre côté, le jugement et la neutralisation du nouveau président du San Marcos lorsqu’il est en visite aux Etats-Unis semblent représenter une victoire, puisqu’on a finalement réussi à écarter du pouvoir un élément subversif, croqué visuellement comme une sorte de nouveau Fidel Castro (uniforme kaki, casquette, longue barbe, cigare, …). En tout cas, le film ne manque pas de faire réfléchir l’internationaliste à la fois sur les limites du principe de non-intervention au regard des évolutions de la pratique et, sans doute, sur l’absurdité qu’il y aurait à en proclamer la disparition au nom d’un certain pragmatisme. Une réflexion qui peut s’avérer particulièrement utile dans le contexte international actuel.
Olivier Corten