Un droit dans la guerre ? – Saynète du 19 février 2016

12747480_961006007269040_9056923386063851301_oLe vendredi 19 février, l’ULB organisait sur le campus du Solbosch une après-midi de rencontre avec des élèves de dernière année du secondaire. A cette occasion, plusieurs membres du Centre ont participé à une activité reprenant le concept du Tribunal étudiant pour le règlement des différends internationaux (TERDI). L’atelier se composait d’un Président, de deux avocats plaideurs, et des étudiants de secondaire, dans le rôle de jurés.

La séance se déroulait de la façon suivante : Projection d’un extrait d’une série soulevant la question suivante : « en cas de conflit armé, des règles (de droit) doivent-elles s’appliquer ? ». Ensuite chacun des deux « avocats » (des membres du Centre de droit international) plaide afin de faire valoir sa position. Ainsi, Vaios Koutroulis plaidait pour l’application de règles lors des conflits armés, alors que Laurent Weyers réfutaient cette affirmation. Les étudiants-jurés disposaient ensuite de 10 minutes pour questionner les avocats afin d’affiner les positions de chacun. Enfin, les étudiants-jurés discutaient entre eux afin d’ébaucher une position commune, et de procéder au vote.

Voici les plaidoiries:

ANNE LAGERWALL :

12747972_961005923935715_1146134973082688614_oMesdames et messieurs, je vous remercie très sincèrement d’avoir accepté d’endosser le rôle de jurés pour la délicate et importante question qui nous occupe aujourd’hui et que vous allez être amenés à trancher dans quelques minutes : Faut-il respecter le droit lorsqu’on est en guerre ? Vous allez devoir répondre à cette question mais rassurez-vous, vous serez aidés dans cette tâche par un professeur et un soldat qui vont tour à tour vous livrer leur point de vue et auxquels vous pourrez adresser vos questions avant de vous prononcer. Avant toute chose, et pour bien comprendre les enjeux de cette question, je vous livre la pièce centrale de notre affaire, un extrait de film qui montre des soldats américains déployés en Afghanistan pour y retrouver un chef taliban et le tuer. Seulement, sur leur route, ils sont repérés par des bergers…

ANNE LAGERWALL : Mesdames et messieurs les jurés, sans plus tarder, je passe la parole au professeur.

VAIOS KOUTROULIS :

Mesdames et messieurs les jurés,

Aujourd’hui vous êtes appelés à trancher une question cruciale : dans une situation de conflit armé, des règles doivent-elles s’appliquer ? La réponse est claire. Et elle est positive.

La guerre a des limites. Elle a des règles qui doivent être respectées par tous les belligérants, dans tout conflit armé. Des règles qui interdisent d’attaquer n’importe qui, n’importe comment. Une de ces règles est le principe de distinction. Ce principe nous dit qu’il est interdit d’attaquer des civils et d’assassiner des personnes capturées, des personnes hors de combat. En effet, tuer ces personnes est non seulement une violation du droit interne et international mais, en plus, un crime.

Dans le film que vous avez vu, les soldats disent qu’ils ont trois options : libérer les prisonniers, les attacher et les laisser dans le bois ou les tuer. Juridiquement, la troisième option n’existe pas. Il est interdit de tuer des personnes hors de combat. Les personnes capturées sont des personnes hors de combat. Donc, il est interdit de les tuer. Ainsi, les soldats des forces spéciales des Etats Unis, quand ils ont décidé de ne pas tuer leurs prisonniers, ils ont pris la bonne décision. Ils se sont conformés aux ordres qu’ils ont reçus et aux règles du droit international.

Mon adversaire vous dira que ces règles sont idéalistes et désuètes, inadaptées aux conflits modernes. Le principe de distinction, par exemple : on pouvait l’appliquer quand les conflits étaient menées entre deux armées bien définies, quand il était possible de savoir qui est civil et qui combattant. Mais, dans les conflits modernes, la distinction entre civils et combattants est impossible et, dès lors, la règle qui impose de faire la distinction entre eux n’est plus pertinente.

Cet argument n’est pas convaincant pour deux raisons.

Premièrement, la prémisse de l’argument est inexacte : il n’a jamais été facile de faire la distinction entre civils et combattants. A toute époque les soldats se cachaient parmi les civils ; à toute époque les civils participaient aux hostilités. Donc, quand les Etats ont créé le principe de distinction, ils étaient bien conscients qu’il allait être difficile de l’appliquer dans la pratique.

Deuxièmement, le droit de la guerre ne peut pas être inadapté ou désuet parce qu’il est toujours indispensable aux conflits modernes. Pourquoi ? Parce qu’il sert toujours son objectif. Quel est cet objectif ? Pourquoi les Etats ont décidé de s’auto-imposer des limites dans la manière de faire la guerre ?

Ce n’est pas que par idéalisme, un idéalisme pur, théorique et détaché de la réalité.

C’est aussi par intérêt.

Intérêt parce que respecter les règles du droit de la guerre n’est pas un obstacle qui nous empêche de gagner une guerre. C’est un outil qui nous permet de l’emporter. Il est impossible – et ça les Etats le savent très bien – il est impossible de gagner une guerre dans un pays si on n’a pas le soutien de la population locale. Et il est impossible d’avoir le soutien de cette population, si on commence à tuer n’importe qui, si on tue des personnes capturées parce que ça rend une opération plus facile. Non. C’est parce que les soldats vont traiter la population locale avec humanité, parce qu’ils ne vont pas commettre des atrocités, parce qu’ils vont respecter le droit de la guerre qu’ils vont gagner le soutien de la population locale.

Admettons que les soldats avaient tué les trois prisonniers. Et, par la suite, ils réussissent leur mission et tuent le chef des Talibans. Quelle est la différence entre un groupe terroriste qui tue des civils pour atteindre ses objectifs militaires et des soldats des Etats-Unis qui tuent des prisonniers pour que leur opération réussisse ? Quelle est la différence entre Al-Qaeda qui viole le droit en décapitant les prisonniers, et les soldats des Etats-Unis qui violent le droit en tuant les leurs ? Où est la supériorité morale que les soldats des Etats intervenants ont par rapport aux groupes terroristes ?

C’est pour cela qu’il faut respecter les règles du droit de la guerre – y compris le principe de distinction – à tout moment. Les soldats des Etats-Unis l’ont fait. Ils l’ont payé. Après en effet l’un des prisonniers, l’adolescent, a averti les Talibans. Et les Talibans ont attaqué les soldats américains et les ont tous tué sauf un. Mais il fallait qu’il soit ainsi. Dans toute guerre il y a des héros. Les soldats d’ailleurs rêvent souvent de ça : devenir des héros. Mais il y a différentes formes d’héroïsme. Un héros n’est pas seulement le Rambo qui va attaquer tout seul un camp plein des soldats. Un héros c’est aussi celui qui, à un moment crucial, va faire le choix correct, mais difficile, de traiter son adversaire avec humanité, de respecter les règles de la guerre, de garder la supériorité morale de son armée – et de subir les conséquences fatales de ce choix. Les soldats que vous avez vus sont des héros. Ils se sont sacrifiés au nom de l’humanité. Et leur sacrifice facilitera leur Etat à gagner cette guerre – et d’autres guerres – dans le futur.

C’est pour cela qu’il est nécessaire d’avoir des règles dans la guerre et de les respecter.

ANNE LAGERWALL

Merci monsieur le professeur pour cet exposé. Il s’agit là d’un point de vue. Il en est d’autres et je voudrais maintenant céder la parole au soldat.

LAURENT WEYERS

Mesdames et Messieurs les membres du Jury,

Devant vous, je défendrai, non la cause du héros, mais celle du simple soldat. Celui qui, comme moi, mais aussi, je crois, comme beaucoup d’entre vous, n’est pas prêt à mourir au combat pour la beauté d’une règle de droit.

Je ne vous dirai pas, comme le professeur l’a fait, passionnément, que certaines règles doivent toujours être respectées quand on fait la guerre, car elles ont un sens, une raison d’être… C’est beau, c’est convaincant peut-être, mais c’est aussi très naïf. Ce que je vous dirai donc pour ma part, c’est que ces règles existent, certes, mais qu’elles ont bien vécu, qu’elles appartiennent à un autre temps, qu’elles sont aujourd’hui périmées, ou qu’elles sont tout simplement inadaptées aux nécessités de la guerre.

Monsieur le Professeur vous explique que, quand vous faites la guerre, l’une des règles à respecter consiste à bien distinguer entre civils et combattants.

Certes ! Oui ! Bien sûr ! Les soldats ne sont pas des monstres qui prennent sciemment des civils pour cible. Mais comment faire cette distinction ? Cela n’a jamais été facile, nous dit-on. De tous temps, les soldats se sont cachés parmi les civils. De tous temps, les civils ont participé aux hostilités. Peut-être ! Mais dans la guerre d’aujourd’hui, il n’est pas simplement difficile de distinguer entre civils et combattants, il est tout simplement devenu impossible !

C’est ce qu’illustre bien l’extrait que vous avez visionné. Le soldat dit : « Ce n’est pas un enfant ! C’est un soldat. » S’il porte une radio, ce n’est pas pour passer commande chez Domino’s Pizza. Il informe l’ennemi. Donc, il compromet la mission. Bien plus encore, il menace tout simplement la survie de ces 4 soldats. Et que vous dit le droit international humanitaire ? Peut-on mettre ces gens hors d’état de nuire ? On ne peut en tout cas certainement pas les tuer! Peut-on au moins les ligoter pour les empêcher d’aller informer les Talibans ? Et bien non, car il faudrait aussi qu’on assure leur sécurité. C’est un comble. Or, si on les laisse là, dans la forêt, ligotés, ils seront dévorés par les loups !

Donc : Option 1 : « On les libère, on escalade la montagne, mais les Talibans les auront retrouvé en moins d’une heure ». Ah ! Mais alors, ne serait-il pas plus simple de se tirer tout de suite une balle dans la tête ?

Mesdames et Messieurs les membres du Jury,

Des règles et principes existent donc qui prétendent encadrer la manière dont nous, soldats, faisons la guerre. Mais, de tous ces principes auxquels se réfère le droit international humanitaire, la vérité est qu’il n’y en a vraiment qu’un seul qui vaille en temps de guerre, qui prime sur tous les autres, celui de la nécessité militaire.

C’est cela qu’exprime le soldat qui dit : « ce sont les affaires de personne ce qu’on fait ici. On fait ce qu’on fait. On fait ce qu’on doit faire. C’est la guerre ».  Et bien je ne l’aurais pas mieux dit moi-même…

Certaines règles existent, oui, et nous faisons en sorte de les respecter… quand cela est possible. Mais, à la fin de la journée, ce qui compte, c’est que la mission ait été accomplie, c’est d’avoir fait avancer la cause que nous défendons, c’est d’avoir fait en sorte que 20 de nos camarades ne seront pas encore tués demain ou la semaine prochaine parce qu’à trop vouloir respecter les règles, on donne à nos ennemis l’arme qui tue nos frères… Et ce qui compte, c’est aussi que nos soldats, qui se battent pour nous, qui se battent pour vous, reviennent sains et saufs à la maison, embrasser leurs femmes, chérir leurs enfants.

Ne vous méprenez pas ! Quand on fait la guerre, la première question à laquelle il faut répondre est celle-ci : c’est eux ou c’est nous ? Tout le reste en dépend : Puis-je utiliser cette arme ? Puis-je tuer cette personne ? Puis-je prendre ce bâtiment pour cible ? C’est oui dans tous les cas quand les nécessités de la guerre le requièrent.

Non ! Cela ne fait pas de nous des terroristes ! Nous avons un but, nous avons une cause que nous défendons : les droits de l’homme…et de la femme, la démocratie, l’Etat de droit. Eux, ils se battent pour d’obscures raisons, ou tout simplement parce qu’ils aiment se battre. Notre combat est juste. Et quand cela se peut, nous le menons le plus justement possible. Ne vous en déplaise, Monsieur le Professeur, il y a bien d’autres choses pour nous distinguer des autres, des terroristes, des Talibans, qu’un respect aveugle et naïf de vos règles et principes qui appartiennent au temps de nos ancêtres.

Mesdames et Messieurs les membres du jury, le professeur vous a raconté la fin du film, ce qui se passe après l’extrait que vous avez visionné. C’est curieux ! A sa place, j’aurais tenté par tous les moyens de le dissimuler car cela ne va pas vraiment dans son sens. Et bien non, il vous dit tout, que les soldats ont tous été tués, sauf un, seulement grièvement blessé celui-là. Et, encore plus curieux, il vous dit qu’ils ont fait ce qu’il fallait. Ils ont fait ce qu’il fallait ? Ils ont presque tous été tués ! La mission a échoué ! Le chef Taliban n’a pas pu être tué ? Probablement, à cause de cela, il aura encore ensuite commis d’autres atrocités !

Ils ont fait ce qu’il fallait ?! Décidément, il y a ce que disent les professeurs, ceux qui réfléchissent dans leur coin à ce qui est beau, à ce qui est juste. Puis il y a ceux qui, comme moi, parlent d’expérience, ceux qui ont vécu la guerre, qui savent que le beau et le juste, c’est à l’école, dans les syllabus, dans les livres, ou à l’écran, dans les films.

D’ailleurs, Professeur, vous devez savoir que ce film relate en fait une histoire qui est vraie ? Que, donc, quand l’écran de votre télévision s’éteint, que vous parlez de vos règles et de vos principes, l’histoire continue pour certains, pour les familles de ces trois bons soldats qui étaient (j’ai envie de dire malheureusement) si respectueux des règles de droit international humanitaire. Alors, Professeur, est-ce cela que vous iriez dire aux familles de ces soldats ? Qu’ils ont fait ce qu’il fallait parce qu’ils ont respecté les règles ?

ANNE LAGERWALL :

Merci soldat. Mesdames et messieurs les jurés, vous avez entendu les différents arguments avancés et il vous appartiendra dans quelques minutes de trancher cette question : Doit-on respecter le droit lorsque c’est la guerre, oui ou non ?

Mais avant de vous décider et comme je vous l’avais annoncé, vous pouvez à présent poser toutes les questions que vous souhaitez au professeur et au soldat. Vous pouvez également partager votre point de vue en expliquant les raisons pour lesquelles il vous semble que cette question doit être tranchée plutôt par l’affirmative ou plutôt par la négative. La parole est maintenant aux jurés…

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