Ecouter de la musique comme un juriste, ou la porosité du droit et de la culture populaire : une analyse croisée des morceaux Srebrenica (Never Again) de Genocide et Mladic de Godspeed you ! Black Emperor

Une contribution de Martyna Fałkowska et de Arnaud Louwette

« What’s political music? All music is political, right? You either make music that pleases the king and his court, or you make music for the serfs outside the walls. It’s what music (and culture) is for, right? »godspeed genocide

C’est en ces termes que s’exprime le groupe Godspeed you ! Black Emperor dans une de ses très rares interviews données à la presse. Si le punk qui sommeille en nous ne peut qu’être interpellé par cette affirmation, on ne peut nier que les deux morceaux qu’examine cette contribution sont particulièrement politiques. Tous deux sont liés par une thématique commune : celle de la guerre en ex-Yougoslavie et du massacre dans l’enclave de Srebrenica de juillet 1995, plus particulièrement. En tous points musicalement différents, Srebrenica (Never Again) du bien nommé rappeur Genocide et Mladic de Godspeed you ! Black Emperor, l’abordent chacun d’une manière distincte, le premier s’inscrivant dans un discours très explicite de dénonciation et de deuil, le second, un morceau purement instrumental, évoquant, par l’absence de paroles, le caractère indicible de ces événements qui symbolisent, aujourd’hui encore, l’horreur de ce conflit.

Srebrenica (Never Again) : un langage juridique à forte charge symbolique pour exprimer un ressenti personnel

Le très évocateur pseudonyme « Genocide » du rappeur Jusuf Dzilic n’a sans doute pas été choisi au hasard. Ayant fui la Bosnie, alors en plein conflit, à l’âge de huit ans et victime de racisme dans les pays où il a ensuite vécu comme réfugié, il a, sans grande surprise, développé un sentiment aigu d’injustice qu’il met en avant dans plusieurs de ses morceaux. Ici, animé par une volonté de dénonciation des événements macabres de Srebrenica – dont il n’a pas été un témoin direct – et par des sentiments patriotiques non dissimulés, Genocide nous offre une lecture engagée de cet épisode sombre de la guerre en ex-Yougoslavie dont on commémorera le vingtième anniversaire le 11 juillet prochain. Si sa vision ne se caractérise pas précisément par la neutralité axiologique, elle n’en est que plus intéressante dans la mesure où elle reflète et résume, en trois minutes et quarante-quatre secondes, un discours maintes fois tenu et répété par des protagonistes de la société civile – surtout les associations de familles des victimes – devant différentes instances, y compris judiciaires, tant sur le plan national qu’international.

Le récit véhiculé à travers les paroles de Srebrenica (Never Again), morceau sorti en 2010, prend d’abord un ton très factuel. À plus d’une reprise, le texte fait référence à des éléments bien établis des événements de juillet 1995 : la date exacte, le nombre de victimes, les fosses communes, les viols à répétition des femmes bosniaques, l’implication d’unités paramilitaires et le rôle joué par les casques bleus présents sur place. Ces faits bruts sont enrobés et emmêlés dans des propos très engagés axés autour d’un appel à la mémoire et à la justice (« how can we forgive and how can we forget, we can never consider it, until justice we get »), d’un témoignage du sentiment patriotique (« ready to die for our land to be shield, and never again will they destroy what we build ») et de la dénonciation de l’ignominie du massacre de Srebrenica (« 8,000 male individuals, killed in cold blood the evil despicable ; old bosnian women now livin’ with nothin’ left, take a deep breath and imagine the misery ; 10,000 kids left with no parents ; … »). S’il déplore et dénonce la brutalité et les conséquences affreuses, notamment sociales, des atrocités commises à l’égard des hommes musulmans de Srebrenica, le texte de Genocide offre quelques pistes de lecture révélant la complexité des événements. Il aborde notamment la question des responsabilités des différents protagonistes.

D’une part, l’on retrouve des références explicites quant aux auteurs directs des faits : « murdered by the many paramilitary agents, in just one city with no form of defence ». Il s’agit là très clairement d’une référence aux Scorpions, l’unité spéciale de paramilitaires serbes dont on connaît l’implication directe lors des massacres des musulmans de Bosnie dans l’enclave de Srebrenica. Pendant le procès de Slobodan Milosevic devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, une vidéo établissant leur implication avait permis de faire le lien direct entre cette unité paramilitaire et les autorités serbes qui recevaient directement des comptes du commandement des Scorpions. Dans Srebrenica (Never again), Genocide fait une référence à cette implication serbe (« visions, of my people killed by serb forces ») et à la politique meurtrière érigée sur un fond religieux et ethnique (« blame it on religion, say religious hate, but the people who did this, must have had no faith »).

D’autre part, Genocide condamne, presque de manière plus forte encore, l’attitude des Nations Unies, et plus particulièrement de l’unité des casques bleus présents sur place au moment des faits. En 1993, l’enclave de Srebrenica s’était vue octroyer le statut de zone protégée par la résolution 819 du Conseil de Sécurité. Au moment des faits, le Dutchbat, contingent néerlandais de la mission des Nations Unies, alors déployé dans la région, n’avait toutefois pas été en mesure d’empêcher les massacres des populations civiles. Dénonçant cette passivité, plusieurs demandeurs individuels et associations réunissant les familles des victimes, notamment l’association des Mères de Srebrenica, ont ensuite cherché – devant divers fora et avec des succès variables – à obtenir un prononcé judiciaire de la responsabilité des Nations Unies et de l’État néerlandais, entre autres en raison du manque de préparation des troupes, de l’échec dans l’acheminement de l’aide humanitaire, et surtout en raison de l’absence de réaction en dépit d’informations sur les intentions des forces serbes à l’égard de l’enclave. Genocide, lui, va plus loin, et considère que l’absence de réaction de l’ONU rend l’organisation aussi coupable que les auteurs des massacres : « United Nations, guilty as the culprits, let guns and rockets murder our kids, they ain’t peace keepers, they’re more like bigots ». La culpabilité des casques bleus est ici mise sur un pied d’égalité par rapport à celle des personnes ayant directement ordonné et participé aux attaques.648x415_meres-srebrenica-devant-cour-europeenne-droits-homme-cedh-strasbourg-11-octobre-2012 L’inaction et le manque de compassion du contingent sont dénoncés avec véhémence: « The blue helmets, stood by no sympathy ». Si, dans l’extrait cité plus haut, Genocide qualifie les casques bleus de bigots, c’est également, sans doute, à cause de leur inaction, résultat d’un attachement excessif au principe d’impartialité des missions de maintien de la paix dans leurs rapports avec chacune des parties à un conflit.

D’un point de vue musical, le morceau est de facture plutôt classique par rapport à d’autres du même style. Nous remarquerons néanmoins qu’il s’ouvre sur un bref extrait d’un chant en bosniaque intitulé Srebrenico, grade tuge, qui peut être librement traduit par Srebrenica, la ville triste. Il nous a été difficile de retracer les origines du texte mais nous relèverons, qu’outre le récit très émotionnel des événements de 1995, les paroles font également référence au statut protégé de la ville, statut qui n’a pas empêché les massacres sanguinaires.

Srebrenica (Never Again) contient une dichotomie intéressante avec, d’une part, une référence explicite à la notion de génocide (« Premeditated genocide my people in mass graves ») et, d’autre part, à celle de nettoyage ethnique. Le morceau mobilise ainsi un langage juridique à forte charge symbolique. S’il ne faut certainement pas voir en celui-ci une aspiration à la rigueur juridique, il est tout de même intéressant de remarquer que cette double qualification s’est reflétée et a longuement été débattue dans la doctrine et dans la jurisprudence portant sur les évènements de Srebrenica. Lorsqu’en 2001, le TPIY qualifiait ceux-ci de génocide pour la première fois, dans le cadre du procès contre le général Krstic, cette qualification n’avait pas manqué de soulever des critiques, notamment par certains internationalistes pour qui, si le massacre de Srebrenica était indubitablement un crime international, celui-ci ne devait peut-être pas tomber sous le vocable, ô combien emblématique, de génocide. Alors que ce concept devrait se limiter aux cas de destruction d’un groupe racial, national, ethnique ou religieux « comme tel », celui de « nettoyage ethnique », plus large, pourrait être associé à des crimes contre l’humanité, et couvrirait plutôt un ensemble d’actes s’inscrivant dans une politique qui vise à s’emparer d’un territoire en procédant à des déplacements forcés de populations ou des campagnes meurtrières, comme celle de Srebrenica, une distinction opérée notamment par la Cour Internationale de Justice dans l’affaire dite du Génocide en 2007 . International-Court-of-Justice-Bosnia-vs-SerbiaDans le cas de Srebrenica, le massacre a spécifiquement visé les hommes « en âge de combattre », à l’exclusion des femmes, des vieillards et des jeunes enfants. Or, un génocide aurait impliqué l’intention de massacrer tous les musulmans et non uniquement les « hommes en âge de porter les armes ». C’est pour cette raison, entre autres, que la qualification de « génocide », par préférence à celle de « nettoyage ethnique », a été mise en cause. Pour revenir à notre morceau, il est difficile de dire si Genocide utilise le concept de « nettoyage ethnique » pour désigner les massacres de Srebrenica, ou s’il l’applique à la situation des musulmans de Bosnie à l’époque de manière plus générale. En effet, les paroles « and these are words from a person that was ethnically cleansed » viennent clôturer le morceau et semblent s’appliquer plus à la personne de Jusuf Dzilic et à son expérience propre de la guerre. Plus généralement, la subtile distinction entre le génocide et le « nettoyage ethnique » ne se reflète pas, fort logiquement sans doute, dans les paroles.

Dans Srebrenica (Never Again), l’indicible horreur des évènements ayant pris place dans la ville éponyme est explicitée et décriée. Elle fait l’objet d’un traitement dont le champ lexical emprunte au registre juridique. De ce point de vue, le texte de Jusuf Dzilic évoque un certain nombre de problématiques juridiques et se fait le reflet de ces problématiques qu’il traduit de manière intuitive dans le langage populaire. Ce texte, de par sa richesse, offre à son auditeur une représentation des attentes vis-à-vis du droit international que peut véhiculer la culture populaire. A l’opposé, le morceau Mladic de Godspeed you ! Black Emperor est un morceau instrumental, dont l’absence de paroles ne laisse que peu de place à l’analyse textuelle.

Mladic : l’indicible comme objet d’étude du juriste ?

Godspeed you ! Black Emperor est un groupe de post-rock québécois créé en 1994. Engagé, anarchiste et radical, le groupe nous livre une musique à son image. Une musique politique, hors système, qui ne s’offre que rarement à la première écoute. Instrumentaux, les morceaux de Godspeed alternent entre drones et compositions complexes mêlant guitares électriques, basses, violons, et batteries agrémentés de sons extraits de l’actualité. Godspeed est un groupe secret qui ne se révèle guère que par sa musique, un groupe qui fuit généralement les médias, tout comme il refuse de s’insérer dans une logique mercantile.

gybe_web2Mladic, sorti en 2012, est un morceau anxiogène faisant la part belle aux guitares électriques, aux batteries menaçantes et aux dissonances. Il intègre des notes de rebétiko, une musique dissidente grecque du début du 20ème siècle, et représente une implacable montée en puissance de vingt minutes. Cette dernière évoque l’inquiétude, la rage et la destruction. Elle ne laisse que peu d’espoir à l’auditeur qui, s’il apprécie le genre musical, ne peut qu’être captivé par un morceau d’une profondeur rare, arrivant comme peu d’autres à transmettre une émotion de perte et de désintégration .

Le droit est une discipline linguistique, et si l’on peut aisément concevoir d’examiner les paroles qui accompagnent un fond musical, commenter dans une perspective juridique un morceau instrumental offre au juriste un défi particulier. Associé au massacre de Srebrenica, le nom de Ratko Mladic évoque immanquablement dans l’esprit de l’internationaliste les concepts de crimes contre l’humanité ou de génocide et le traitement qui en a été fait par les juristes, comme évoqué plus haut. Mais comment, en l’absence de paroles, discerner l’intention du groupe ? On serait, bien entendu, tenté de se tourner vers les interviews de celui-ci. Comme nous l’évoquions précédemment, les membres de Godspeed se font toutefois rares dans les médias, et nous n’avons ainsi pu trouver qu’une seule interview portant sur l’album dont est extrait le morceau, une interview n’apportant, par ailleurs, que peu d’éclairage sur celui-ci.

In the dark … Godspeed You! Black Emperor.Reste le titre, ce titre si évocateur… Il n’est pas inintéressant de noter que Mladic est dans une très large mesure basé sur un autre morceau de Godspeed : Albanian . Modifié pour sa sortie sur l’album Allelujah! Don’t Bend! Ascend!, Albanian est devenu Mladic. La sortie de l’album en 2012 coïncide avec le début du procès, devant le TPIY, de Ratko Mladic qui venait d’être arrêté en mai 2011. S’il s’agit d’une coïncidence, celle-ci interpelle. Sans y voir la percolation d’un raisonnement juridique vers la culture pop, on peut raisonnablement supposer que le retentissement de l’arrestation et du procès ont influencé Godspeed. Par extension, peut-être peut-on également conclure que le droit, ou plutôt le ressenti suscité par la mise en branle de celui-ci, influence l’imaginaire collectif. Reste que ce ressenti se manifeste de manières différentes selon l’acteur qui y est confronté. Chez Godspeed, cette influence se traduit dans une musicalité évoquant l’indicible, une représentation de Srebrenica qui évoque l’horreur des faits s’y étant produits. Une musicalité qui ne franchit toutefois pas le pas d’une contamination du champ lexical juridique au champ lexical populaire – difficile dans un morceau instrumental –, et encore moins celui d’un renvoi à des normes ou à une quelconque forme de juridicité.

Dans sa critique d’Allelujah! Don’t Bend! Ascend!, le site Pitchfork soulignait à quel point l’écoute de cet album était forgée par le moment politique. De manière analogue, il est certain que nos identités de juristes conditionnent notre écoute de Mladic et de Srebrenica (Never Again). Chez l’internationaliste, l’horreur indicible des faits de Srebrenica et le nom de Ratko Mladic évoquent le droit, et ce même en l’absence de langage juridique. Mais au-delà de ce réflexe idiosyncratique, ces morceaux témoignent d’une porosité certaine entre culture populaire et culture juridique. Et si musicalement, tout oppose ces œuvres, celles-ci participent toutes deux, certes par des approches différentes, à ce phénomène de porosité.

Martyna Fałkowska
Chercheuse au Centre de droit international de l’ULB 

Arnaud Louwette
Assistant au Centre de droit international de l’ULB

Srebrenica (Never Again) Mladic
Anniversary But we aint here to Celebrate
we here to Mourn, Put your fist up and Demostrate
11 — 7 — 95 be the date,
Premeditated [Genocide] my people in Mass Graves,
8,000 male individuals,
killed in cold blood the Evil Despicable,
The World watch, Television with the Visual,
Equally Feeble, Now Hide these War Criminals,
A blood Ritual, Feelin so Noxious,
Visions, Of my People Killed by Serb Forces,
No Remorses, We Ache For Our Losses,
Fathers, Sons, Mothers and Daughters,
United Nations, Guilty as the Culprits,
Let Guns and Rockets Murder Our Kids,
They aint Peace Keepers, Their More Like Bigots,
Now Close Your eyes, Can you Picture all the Victims,
Can anybody hear the Cry from the Grave,
The Pain and the Fear that was Felt by the Slain,
Can anybody hear the cry from the Grave,
From the People that Died in the Brutal Campaign,
FIST UP!!
Never Again will we Kneel,
If Bosnia Cries, we’ll be there on the Battle Field,
Ready to die For our land to be Shield,
and Never Again will they Destroy what we Build,How Can we Forgive and How can we Forget,
We can Never Consider it, until Justice we Get,
This was Mass Murder, an Orchestrated Death,
Old Bosnian Women now Livin’ with Nothin’ Left,
Take a Deep Breath and Imagine the Misery,
Hundreds of Women Being Raped Repeatedly,
Mentally No escape from this Kind of Scenery,
The blue helmets, Stood by no sympathy,
Blame it on Religion, Say Religious Hate,
But the People who did this, must have Had no Faith,
Invade a small Village, Killin’ will not Evade,
Blood Spillin’ on their Guns, Will God Forgive their Ways,
10,000 kids left with no Parents,
Murdered by the Many Paramilitary Agents,
in just one city with no Form of Defence,
And these are Words from a Person that was Ethnically Cleansed.

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