Manifestement inspiré voire influencé par l’intrigue judiciaire autour de l’ex-Président de la République serbe de Bosnie, Radovan Karadzic, Storm (traduit en français par La révélation), film de Hans-Christian Schmid, a comme toile de fond la justice internationale pénale post-Guerre froide et, plus précisément, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (ci-après « le TPIY »). Ce film nous entraîne au cœur de la justice internationale pénale et des tractations politiques et judiciaires concomitantes au procès de Goran Duric (Drazen Kühn), candidat vedette à la présidence d’une Serbie qui veut (et que l’on veut voir) accéder à l’espace européen. Après avoir été écartée d’un poste important au sein du Bureau du Procureur au profit d’un collègue masculin, Keith Haywood joué par Stephen Dillane, Hannah Maynard (Kerry Fox) hérite des rênes du procès Duric pour des événements ayant eu lieu dans le village serbe de Kosmaj. Or, lorsque le témoin sur lequel reposait l’accusation – Alen Hajdarević (Kresimir Mikic) – se donne la mort après un contre-interrogatoire ayant miné sa crédibilité, Maynard part sur les traces de ce dernier. La quête de l’avocate l’amène dès lors à réaliser que le témoin voulait rendre justice à sa soeur – Mira Arendt (Anamaria Marinca). Celle-ci se révèle être, non seulement, la véritable clé de l’affaire, mais permet également de démontrer l’existence d’un camp où étaient commises des violences sexuelles à l’égard des femmes dans le village de Vilina Kosa. S’en suit une longue cavale pour l’amener à témoigner.
Au-delà d’un simple thriller politique où les drames humains se superposent, le film se veut la critique d’une justice partielle, fragmentée soumise à des impératifs politiques et bureaucratiques. Il met en lumière l’incompatibilité des différents objectifs du projet international pénal de l’époque. Plus spécifiquement, il illustre les tensions entre les diverses prétentions auxquelles aspirait le TPIY soit celle, centrale, de lutte contre l’impunité, mais aussi, de restauration et maintien de la paix (tel que prévu dans la résolution 827 du Conseil de sécurité des Nations unies) en plus de soucis d’efficacité actualisés au vu de la stratégie d’achèvement des travaux du TPIY en vigueur lors de l’écriture du scénario. Or, si La révélation n’est pas le premier film à s’intéresser aux tribunaux pénaux internationaux (on peut penser par exemple à Résolution 819 (2005)), ce dernier a la particularité de dresser un portrait critique du traitement et de la place qu’ils réservent aux victimes.
Critique d’une vision traditionnelle de la victime dans le projet international pénal
Parmi les critiques adressées au TPIY, mais également au Tribunal pénal international pour le Rwanda (ci-après « le TPIR »), apparaissait leur traitement des victimes. Se calquant plutôt sur la procédure accusatoire des systèmes judiciaires anglo-saxons, ces tribunaux ad hoc, symboles de la renaissance de la justice internationale pénale post-Guerre froide, adoptent une vision utilitariste/instrumentaliste de la victime. En conséquence, les victimes y sont confinées au rôle (passif) de témoin : autrement dit, elles ne sont alors que des éléments de preuve destinés à établir les faits constitutifs d’un ou de crimes internationaux. Dans le contexte de conflits armés modernes où, contrairement aux traces laissées par le régime technocratique nazi, peu de preuves matérielles des atrocités subsistent, leur instrumentalisation devient nécessaire à l’accomplissement de la justice. Triées sur le volet, les témoignages des victimes choisies concordent forcément avec la stratégie (voire la vérité) soutenue par l’accusation. Les intérêts des victimes sont représentés par le Procureur et donc dissous dans ceux plus larges de la communauté internationale, voire de l’Humanité, au nom de laquelle il poursuit sa mission de justice. Les victimes sont entendues pour ce qu’elles peuvent apporter au procès. Leurs intérêts et expectatives ne sont toutefois pas pris en compte sauf, incidemment, s’ils coïncident avec ceux du Procureur. Le seul fait de voir les responsables condamnés est considéré comme une forme de soulagement ou de justice pour les victimes.
C’est cette vision traditionnelle de la place de la victime dans le projet international pénal qui prime devant le TPIY dépeint par Schmid. Ce dernier semble toutefois, comme nous le verrons dans l’extrait suivant, vouloir dénoncer la manière dont sont traitées les victimes citées à témoigner devant le tribunal.
L’extrait se déroule comme suit. Mira Arendt, témoin-clé de l’affaire Duric, disparaît de l’hôtel où elle était confinée en vue de son témoignage. Lorsqu’elles prennent conscience de cette disparition, Hannah, la procureure, et l’employée de la division d’aide aux victimes chargée d’accompagnée la témoin, opposent leurs visions du traitement des victimes : alors que l’employée de la division d’aide aux victimes dénoncent le traitement réservée à Mira et le peu de reconnaissance qui lui sera accordée en aval, Hannah prétend que le simple fait de voir leur bourreau jugé apporte satisfaction à certaines victimes. Les services policiers sont rapidement mobilisés afin de retrouver Mira qui s’est réfugié dans un restaurant auprès de son mari. Ce dernier, frustré de ne pas avoir été informé de son projet de collaborer avec le tribunal international, l’informe des menaces à son endroit, parues dans un journal serbe indiquant entre autre l’adresse de son hôtel. La famille est toutefois interpellée à sa sortie du restaurant par des policiers et ramenée vers le tribunal.
Ces scènes mettent en relief la violence du processus testimonial pour les victimes, violence qui est ici imagée en trois temps. Premièrement, l’employée de la division d’aide aux victimes chargée d’accompagner Hannah dans son séjour à La Haye invoque la double victimisation – i.e. le fait d’être de nouveau victimisé en devant revivre les faits par le témoignage – à laquelle on les soumet et le peu de reconnaissance à laquelle elles ont droit après coup. À cela s’ajoute, deuxièmement, la séquestration du témoin lors de son séjour à La Haye afin d’assurer sa sécurité et l’intégrité du témoignage. Troisièmement, on y constate les menaces et dangers auxquels, malgré les mesures de protection mises en place par la cour, le témoin est exposée. Finalement, le film nous rappelle que le tribunal peut contraindre par la force (policière en l’espèce) à témoigner. Outre le dernier extrait, la violence du processus judiciaire à l’égard des victimes témoins est plus crûment imagée par le suicide d’Alen au début du film.
Schmid n’est pas le seul à dénoncer l’approche adoptée par les tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et d’ex-Yougoslavie face aux victimes. À l’époque, cette critique est aussi fort présente dans la littérature[1] ainsi qu’au sein de la société civile. Plus concrètement, certaines associations de victimes rwandaises, Ibuka et Avega, ont suspendu, par exemple, leur coopération avec le TPIR, critiquant, à l’instant de ce long métrage, le traitement des témoins (e.g. harcèlement de la part des avocats de la défense, le manque de confidentialité quant à leur identité) et la place réservée aux victimes dans le procès (e.g. la fait qu’elles ne puissent être partie). C’est suite à ces critiques, mais aussi à un mouvement croissant en faveur des droits des victimes, qu’une transition s’opéra dans la manière d’aborder la victime au sein du projet international pénal.
Vers une vision renouvelée de la victime?
Nombreux États, la France par exemple, et acteurs de la société civile, on peut penser notamment à certaines grandes ONG internationales telles que la FIDH ou REDRESS, ont milité pour une meilleure prise en compte des victimes par le droit international pénal. Ces pressions ont mené à des avancées importantes en ce sens dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (ci-après « le Statut de Rome ») adopté en 1998. La victime y occupe en effet une place novatrice. Elle devient – du moins sur papier – une actrice à part entière des procédures devant la Cour pénale internationale (ci-après « la CPI »), l’article 68(3) du Statut de Rome lui octroyant le droit d’y présenter ses vues et préoccupations lorsque ses intérêts personnels sont concernés et d’être représentée par un représentant légal de son choix à cet effet (règle 90(1) du Règlement de procédure et de preuve de la CPI).
C’est vers cette vision renouvelée de la victime et de son rôle dans le projet international pénal que semble vouloir tendre Maynard après sa rencontre avec Mira. Ainsi, et tel qu’on le verra dans le prochain extrait, plus qu’une simple témoin, Mira devient pour Hannah une femme dont la voix doit être entendue, dont les intérêts doivent être considérés sous peine de voir la justice internationale pénale devenir une injustice internationale pénale.
Ici, Maynard surprend son amant, Jonas Dahlberg (Rolf Holger Lassgård), mais surtout, représentant de l’Union européenne en ex-Yougoslavie à la sortie d’une réunion avec un important représentant politique serbe. Jonas l’informe qu’elle ne peut pas révéler les événements vécus par Mira à Vilina Kosa. Cela risquerait, selon lui, de miner l’accession de la Serbie à l’Union européenne. Hannah apprend par la suite de la bouche de son collègue, Keith Haywood, que Duric a accepté de témoigner à l’encontre de ses anciens camarades en échange de quoi, les événements de Vilina Kosa ne devaient être pas dévoilés. Quand elle rétorque le besoin de Mira d’être entendue, Haywood lui répond qu’elle ne sera pas le premier témoin à être malmené par le tribunal et que « it’s not meant to be […] therapy ». Hannah doit alors annoncer la nouvelle à Mira qui réagit durement et s’interroge sur les véritables objectifs du tribunal.
Dans cet extrait, et comme à la CPI d’ailleurs, cette tentative de rendre justice aux victimes se bute aux impératifs bureaucratiques et politiques du projet international pénal. Certes, contrairement à la CPI, le cadre statutaire et réglementaire du TPIY n’accorde aucun droit ou prérogative aux victimes. Néanmoins, ces scènes démontrent dans quelle mesure le respect du point de vue de la victime, lorsqu’il entre en conflit avec la narration du Bureau du Procureur ou du plus large projet politique de la justice internationale pénale, devient indésirable. Schmid démontre ainsi qu’une certaine déshumanisation/dépolitisation de la victime est nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise. Même si une justice internationale pénale axée sur les victimes semble plus juste, elle n’est pas envisageable dans le cadre du TPIY: comme l’avoue Maynard, elle « ne peu[t] rien faire ».
Cette confrontation entre une approche traditionnelle et une approche renouvelée du traitement des victimes par la justice internationale pénale est toujours d’actualité. Elle n’est pas sans rappeler les nombreux débats, tant intra qu’extrajudiciaires, qui font rage depuis près d’une décennie devant la CPI. Lors du premier procès entrepris par cette institution à l’encontre du ressortissant congolais Thomas Lubanga Dyilo, il fut décidé par les juges de respecter le cadre statutaire et réglementaire de la Cour. Il fut ainsi permis aux victimes, dans la décision de la Chambre de première instance I du 18 janvier 2008, de participer aux procédures et d’y être représentée par un conseil de leur choix. L’entreprise se révéla toutefois accablante, tant en temps qu’en ressources. Se devant de jongler avec les impératifs d’efficacité que lui imposent notamment ses pourvoyeurs, la CPI s’est progressivement repliée sur une approche plus proche de celle, traditionnelle, adoptée par les tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda. Dans les procédures actuelles contre Laurent Gbagbo, ex-président ivoirien, les victimes, à la suite de la décision de la Chambre de première instance I du 6 mars 2015, se sont vues regroupées à coup de milliers au sein d’un seul et même groupe représenté par un seul avocat provenant du Bureau du conseil public pour les victimes, un organe de la Cour. Une présentation directe de leurs vues et préoccupations est maintenant restreinte aux seuls cas où ils sont jugés nécessaires à la recherche de la vérité par la Cour (article 69(3) du Statut de Rome)
La victime: une force légitimatrice pour une justice à portée limitée
Finalement, au-delà de cette mise en scène des heurts entre deux visions – celle, traditionnelle, d’une victime-témoin outil aux procédures et celle, renouvelée, d’une victime actrice – Schmid semble vouloir mettre en exergue l’importance de la victime pour le projet international pénal et ses acteurs. Au fil du film, en dépit de la critique du traitement des victimes en tant qu’individus, on laisse entendre que les procès pénaux internationaux restent un bien pour les victimes. Le plus flagrant exemple réside assurément dans les paroles tenues par Alen, le frère de Mira, avant son suicide : il affirme en effet à Hannah, la procureure, sa foi en le tribunal (« I believe in this court. It’s the only thing I have left »). Néanmoins, la relation entre les victimes et les tribunaux se révèle indéniablement unilatérale: les tribunaux utilisent les victimes pour faire justice, mais les victimes ne peuvent les mobiliser pour l’obtenir. Autrement dit, seules les victimes qui contribuent à la conclusion d’un procès rapide en portant un récit narratif conforme à la stratégie du Procureur sont prises en considérations : les autres victimes sont jugées inutiles judiciairement et vues comme nuisibles, pour le procès peut-être et surtout pour la légitimité du projet international pénal. Car si peu, ou rien n’est fait pour reconnaître la victime en tant qu’individu, devant le tribunal dépeint par Schmid, comme devant la CPI, les victimes restent largement évoquées pour tenter de légitimer l’action judiciaire internationale pénale.
Le long métrage de Hans-Christian Schmid a le mérite de traiter d’une question complexe : la place des victimes dans la justice internationale pénal. Mieux encore, il présente des visions contradictoires de cette problématique. Ce faisant, La révélation révèle, peut-être inconsciemment, les limites du projet international pénal.
Marie-Laurence Hébert-Dolbec
Doctorante au Centre de Droit International de l’ULB
- Voir pour une brève description de ces critiques par la littérature: Charles P. Trumbull IV, « The Victims of Victim Participation in International Criminal Proceedings » Michigan Journal of International Law, 2007-2008, vol. 29, pp. 777-826 aux pp. 786-87. ↑