South Park est le nom d’une prairie située dans les montagnes rocheuses, dans le Colorado. Sa plus grande ville, Fairplay, a une population de 610 habitants. Rien de très excitant vu de l’extérieur. Sauf que South Park n’est pas qu’une prairie, South Park est également une comédie satirique créée par Matt Stone et Trey Parker. Cette série met en scène quatre garçons de 8 ans, Cartman, Kyle, Stan et Kenny (de gauche à droite dans l’image ci-contre), et raconte leurs aventures dans la ville de South Park. Si les épisodes ont connu un énorme succès, c’est non seulement grâce à l’humour noir de la série, mais également pour sa capacité à représenter des sujets d’actualité de façon, disons, … corrosive : « In the process of unapologetically ridiculing individuals and groups, the series pushes viewers to confront broader issues such as racism, war, mob mentality, consumerism, and religious fanaticism » (Peabody Award, 2005). Âmes rétives aux critiques s’abstenir.
Une défense radicale de la liberté d’expression
La valeur fondamentale qui est systématiquement défendue par South Park est sans aucun doute la liberté d’expression, représentée, comme souvent aux Etats-Unis, comme ne connaissant aucune limite, y compris en cas de discours injurieux ou de haine. Les Etats Unis sont certes parties à la Convention internationale sur l’élimination de toute forme et discrimination raciale (CEDR), dont l’article 4(a) exige que les Etats parties interdisent tout discours raciste. Au moment la ratification de ce traité, le Sénat a cependant précisé que:
« [T]he Constitution and laws of the United States contain extensive protections of individual freedom of speech, expression and association. Accordingly, the United States does not accept any obligation under this Convention, in particular under articles 4 and 7, to restrict those rights (…) » (United Nations, Treaty Series , vol. 660, p.195, réserve des Etats-Unis au moment de la ratification https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=IV-2&chapter=4&lang=en )
Ainsi, la portée de l’article 4 est limitée aux Etats-Unis, comme l’ont très bien exprimé les réalisateurs de South Park dans cette scène, qui pose la question des liens entre la liberté d’expression et le discours raciste, à partir du cas extrême d’une manifestation du Ku Klux Klan.
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Membres du KKK : Pouvoir aux blancs ! Pouvoirs aux blancs !
Membre du KKK : Ne changez pas ce drapeau ! C’est un symbole du pouvoir des blancs !
(…)
Chef : Comment pouvez vous laissez ces racistes faire ça sans intervenir ?
Officier Barbrady : Ah Chef ! C’est la liberté d’expression ! On ne les aime pas mais on ne peut pas les arrêter pour ce qu’ils disent !
Journaliste : Les membres du Klan doivent-ils être autorisés à se réunir devant l’hôtel de ville ? Ecoutons l’avis des habitants.
Habitant 1 : C’est vrai qu’ils sont racistes, mais la liberté d’expression c’est important !
Habitant 2 : Moi je suis pour la liberté d’expression mais d’un autre coté je reconnais que ce sont des racistes
Habitant 3 : Ouais, je pense que ce sont des racistes mais je crois en la liberté ![1]
Une autre illustration de cet esprit libertaire concerne la diffamation des religions, un sujet qui a opposé les Etats occidentaux et les Etats du Tiers-monde dans l’arène des Nations Unies depuis la controverse suscitée par les caricatures danoises en 2005.
Ici, la position de Matt Stone et Trey Parker est intransigeante : limiter la liberté d’expression n’est pas une solution, une position que l’on retrouve défendue par la délégation des Etats-Unis lors des débats à l’Assemblée Générale (document GA/SHC/3966, concernant la résolution sur la diffamation des religions ( A/C.3/64/L.27) adoptée en 2009, disponible ici : http://www.un.org/News/Press/docs/2009/gashc3966.doc.htm). Face aux menaces lancées par certains extrémistes, les créateurs de la série refusent d’être intimidés, un message qu’ils diffusent clairement dans les épisodes Cartoon Wars I et II (saison 10, épisodes 3 et 4). Dans ces épisodes, la ville de South Park est prise de panique parce qu’une série télévisée, Family Guy, veut montrer des images du prophète Mahomet malgré les menaces de groupuscules terroristes. Comme les scénaristes de Family Guy refusent d’entendre la voix de la raison et ne veulent pas censurer l’épisode, la population de South Park doit prendre des mesures plus extrêmes pour se protéger. La solution retenue, proposée par un éminent professeur d’université, est d’enfouir sa tête dans le sable pour ne pas voir ni entendre l’épisode, de sorte qu’aucun habitant ne puisse être tenu responsable du blasphème commis par Family Guy.
S’ensuit alors un discours de protestation de la part de Mr Stotch:
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Mr Stotch : Non ! Non ! Attendez une minute ! Ce que l’on doit faire est exactement le contraire ! C’est notre liberté d’expression qui est en jeu ici ! Bien au contraire, on devrait tous regarder des caricatures de Mohammed et montrer à ces terroristes, ces extrémistes, qu’on est tous unis et que nous croyons que toute personne a le droit de dire ce qu’elle pense. Ecoutez mes amis, notre liberté d’expression n’a pas été difficile à protéger ces derniers temps. Depuis plusieurs décennies reconnaissez que l’on n’a couru aucun risque pour la défendre, mais parfois il faut lutter pour elle. Cette fois, je crois que le moment est venu. Parce que si l’on n’est pas prêt à risquer tout ce que l’on a, alors ça veut dire que l’on croit peut être en la liberté d’expression mais qu’on n’ose pas la défendre.
[silence]
Randy : J’aime bien l’idée du sable.
Mr Mackey : Mmmoui, moi aussi vous voyez.
Gérald : Oui, le sable ça me paraît beaucoup mieux.
[Approbation générale de la salle]
Manifestement, Matt Stone et Trey Parker dénoncent ici par l’absurde toute renonciation à la liberté d’expression.
La liberté défendue par South Park peut signifier que chacun est libre de croire et d’exprimer qui il est, ce qui comprend le droit de manifester sa foi. En effet, malgré les nombreuses offensives contre la religion, la liberté d’expression ne s’oppose pas nécessairement à celle-ci. L’épisode All about Mormons (saison 7 épisode 12) le montre avec beaucoup de subtilité. A travers le personnage de Stan, Matt Stone et Trey Parker semblent exprimer à quel point ils trouvent les croyances des mormons « débiles » (« dumb »). Pour les amateurs de South Park, la critique de la religion n’a rien de nouveau. Par contre, ce qui est différent dans cet épisode est la réaction des mormons face aux critiques qu’on leur adresse. Quand Stan s’enflamme contre une famille mormone qui non seulement croit en un nombre infini de « conneries », mais en plus manipule des gens stupides comme son père, le petit garçon mormon rappelle Stan à l’ordre. Peut-être que ses croyances paraissent bizarres, insensées et sont scientifiquement critiquables, mais sa religion lui permet d’être une bonne personne et d’être ouvert aux autres. Stan se sent immédiatement mal et se rend compte de son erreur : qui est-il pour s’en prendre à quelqu’un pour ses croyances ? Le problème n’est donc pas la religion, chacun est libre de croire ce qu’il veut, le problème surgit lorsque l’on veut limiter et restreindre l’individu.
La liberté d’expression comme outil de domination?
On sait que les approches critiques, voire tiers-mondistes, des droits humains reprochent aux droits fondamentaux d’être un outil de domination occidentale (MUTUA Makau, « What is TWAIL? », in American Society of International Law, Proceedings of the Annual Meeting, 2000, ProQuest Central, pp. 31-38, p. 37; voir aussi MUTUA Makau, «Savages, Victims and Saviors. The Metaphor of Human Rights», Harvard International Law Journal, vol. 42, no 1, 2001, pp. 201-245). Selon plusieurs auteurs critiques, les Etats-Unis s’érigent en autorité légitime, apte à décider du déclenchement de « guerres justes » (v. p. ex. Noam Chomsky, De la guerre comme politique étrangère des États-Unis, Agone, 2004). Et ces guerres sont parfois menées au nom de la démocratie en général, et de la liberté d’expression en particulier. Dans cette perspective, la liberté d’expression apparaît liée à des phénomènes de domination dans les relations internationales. En même temps, dans la sphère interne, la liberté d’expression sert à présenter les Etats-Unis comme un Etat pluraliste et démocratique, … ce qui ne les empêche pas de mener certaines guerres (comme celle du Vietnam) à l’encontre de la volonté de l’opinion publique.
Les créateurs de South Park, tout en louant la liberté d’expression, ne contredisent pas ces approches critiques, dans la mesure où ils situent clairement cette liberté comme puisant ses origines dans l’histoire et la culture des Etats-Unis. Ainsi, dans l’épisode I am a little bit country (saison 7, épisode 1), Cartman, qui est retourné dans le passé, écoute le discours de Benjamin Franklin sur les fondements de la nation américaine :
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Benjamin Franklin : Je pense que si nous voulons former un nouveau pays, ce ne peut pas être un pays qui semble hostile et agressif envers le reste du monde. Cependant, il ne faudrait pas non plus être un pays qui semblerait faible et comme ayant peur de se battre. Alors, pourquoi ne pas fonder un pays qui semblerait vouloir les deux ?
Thomas Jefferson : Oui, bien sur ! Nous ferons la guerre et nous manifesterons contre la guerre en même temps.
John Dickinson : Oui, si le peuple de notre pays a le droit de faire ce qu’il veut, certains soutiendront la guerre et d’autres la contesteront.
Benjamin Franklin : Cela signifie qu’en tant que Nation nous pourrions faire la guerre contre qui bon nous semblera, tout en même temps agissant comme si nous étions contre la guerre. Si nous autorisons le peuple à contester ce que fait le gouvernement, personne ne pourra jamais rien reprocher à notre pays.
John Adams : C’est comme à la fois manger son gâteau et le garder.
Autre membre du Congrès : Imaginez, toute une nation fondée sur le principe de dire une chose et d’en faire une autre.
John Hancock : Et nous appellerons ce nouveau pays les Etats-Unis d’Amérique !
On le voit, la solution pour les Etats-Unis est à la fois de mener des guerres et de laisser la population manifester … sans aucunement prendre en compte ses revendications : « an entire nation founded on saying one thing and doing another ». En d’autres termes, le peuple pourra dire ce qu’il veut, il aura donc l’illusion d’être libre, mais cela ne limitera pas, dans les faits, les actions et les choix du gouvernement. Une thèse qui semble faire écho aux théories marxistes et aux criques tiers-mondistes sur le caractère formel, voire artificiel, des droits de l’homme et des libertés civiles… En ce sens, si Matt Stone et Trey Parker défendent bec et ongle leur droit à la liberté d’expression, ils ne nient pas que le droit n’est pas neutre et que le pouvoir joue un rôle dans la formation et l’application de la règle juridique.
La liberté individuelle comme garantie du maintien d’un esprit critique ?
Cela n’empêche pas que, pour eux, la liberté individuelle reste la meilleure des garanties contre les pressions sociales ou politiques qui peuvent séduire l’instinct conformiste des citoyens. Le maintien d’une personnalité forte et d’un esprit critique aiguisé est donc fondamental, comme l’illustre un des épisodes plus récents de South Park, the Cissy (saison 18 épisode 3). Dans l’extrait suivant, le père de Stan, Randy, se sent seul et rejeté parce que ses collègues ne veulent pas accepter son alter-égo féminin, la chanteuse Lorde, car travailler avec un transsexuel les met mal à l’aise. Randy décide dès lors d’abandonner sa carrière (secrète) de pop-star. C’est alors que sa femme, Sharon, vient l’encourager :
Sais-tu pourquoi les jeunes aiment autant Lorde? C’est parce qu’elle a quelque chose de différent. Les enfants ont vu assez d’artistes de musique pop qui flashent leurs seins et leur entrejambe dans leur visage et la plupart d’entre eux sont assez intelligents pour en avoir marre. Lorde représente quelque chose qui se trouve dans chacun de nous, la vérité qui veut être entendue. Si je pouvais parler à Lorde maintenant tu sais ce que je lui dirais ? Je lui dirais de ne pas laisser les gens changer qui elle est. Je lui dirais que si les gens se moquent d’elle, c’est probablement parce qu’ils ont perdu contact avec leur humanité. Je lui dirais de continuer à être qui elle est. Je lui dirai de continuer à faire ce qu’elle fait. Parce que quand quelqu’un n’a pas le droit d’exprimer qui il est à l’intérieur, nous perdons tous.
Sans le droit à la liberté de conscience et d’expression, l’individu s’efface, la société domine et l’humanité tombe dans le gouffre de la stupidité (dans un épisode, on parle littéralement de « relever la barre de l’humanité », Raising the Bar, saison 16, épisode 9).
Finalement, si l’article 19 du Pacte International des droits civils et politiques précise que la liberté d’expression s’accompagne de « devoirs spéciaux et de responsabilités spéciales », South Park nous rappelle que ces devoirs et responsabilités demandent à l’individu d’oser y croire, de les mettre en œuvre et de les défendre. Les droits de l’homme et de la femme n’impliquent donc pas seulement la responsabilité de l’État, qui doit les garantir les mettre en œuvre et en assurer le respect, mais exigent aussi que chaque individu prenne ses responsabilités.
Alexandra Hofer
Master complémentaire en droit international, U.L.B.
Je remercie Olivier Corten, François Dubuisson, Vincent Chapaux et Agatha Verdebout pour leurs remarques et suggestions qui ont permis l’amélioration de ce texte.
[1] Les traductions sont basées sur celles proposée sur le site : http://www.southparkstreaming.fr/