L’intrigue de ce numéro 171 de la série SAS se déroule à veille de la déclaration d’indépendance du Kosovo, à l’automne-hiver 2007-2008. Par une froide nuit d’automne, les moines du monastère serbe orthodoxe de Vesaki Decani (entre Pec et Prizren) sont sauvagement décapités alors que les bersagliers italiens de la KFOR supposés les protéger vaquaient à des occupations plus … plaisantes. Cette exaction est-elle le fait d’un groupuscule d’extrémistes kosovars ? Ou résulte-telle plutôt d’un complot de Belgrade, bien décidée à enrailler la marche latente mais certaine de la province vers l’indépendance? Notre héros, Malko, est appelé sur place par le bureau de la CIA à Pristina afin de résoudre cette énigme. Dans sa mission, il sera accompagné par Karin Steyr, une fonctionnaire de l’OSCE, qui s’avérera plus tard être un agent du MI6 ; après tout « c’est vrai que, d’habitude, les employés de l’OSCE ne parlaient pas albanais… » (p. 183).
Au travers de cette petite phrase, on sent déjà bien le ton critique adopté par Gérard de Villiers à l’égard de l’administration et de la gestion post-conflictuelle du Kosovo par la communauté internationale. Cette critique s’articule essentiellement autour de trois axes, qui laissent transparaître une vision finalement assez complexe des relations et du droit international.
Ainsi, si les institutions internationales sont illégitimes, l’ « Etat » du Kosovo l’est sans doute tout autant. Le droit et les institutions, s’ils peuvent constituer un objectif à atteindre, pêchent par inefficacité et ineffectivité, une représentation du conflit qui semble faire de de Villiers une sorte de « légaliste désenchanté ».
Les institutions internationales : un forum d’action illégitime parce qu’inefficace
Un premier axe de critique porte sur les organisations – « KFOR, OSCE et autres sigles barbares » (p. 35) – présentes sur place pour procéder à la reconstruction de la province après le violent conflit de 1999. Globalement, leur entreprise est dépeinte comme illégitime parce qu’inefficace, par contraste avec les missions nationales, qui constituent les réels centres de décisions.
Cette représentation péjorative des organismes internationaux passe, notamment, par le portrait peu flatteur qui est dressé tout au long du roman de leurs fonctionnaires – sorte de sangsues d’un système mis en place davantage pour leur profiter que pour remédier d’une quelconque manière aux problèmes locaux. Top satisfaits de leurs luxueuses vies d’ « expats » dans un pays au niveau de vie bien inférieur au leur, ils n’ont ni envie ni intérêt à ce que la situation au Kosovo s’améliore. Pendant que (comme dans la plupart des SAS), les internationaux se déplacent dans de rutilant 4×4, boivent du champagne à longueur de soirée dans les bars des hôtels de luxe de Pristina et passent leur journée à l’abri dans des bureaux climatisés, « la vie était dure au Kosovo, avec 60% de chômage. Même les ‘élues’ qui travaillaient pour des étrangers gagnaient mal leur vie. Alors beaucoup de filles n’hésitaient pas à sortir avec des étrangers, ne serait-ce que pour aller au restaurant ou se faire offrir de menus cadeaux » (p. 250).
Ne serait-ce que comme la scène d’ouverture du livre le suggère, les militaires de la KFOR, même s’il ne s’agit au fond que de pauvres bougres, n’échappent pas entièrement à ce schéma. Les bersagliers italiens – « modestes rouages de la KFOR » (p. 14) – sont, en effet, incapables d’empêcher l’assassinat des moines orthodoxes, tout comme « depuis 1999, […] la population serbe du Kosovo avait subi un nettoyage ethnique larvé, sous le regard impuissant de la Minuk » (p. 13). Si elle n’est pas explicite, la référence à Srebrenica et au scandale créé par l’inaction des casques bleus néerlandais est ici à peine cachée. L’inefficacité des forces internationales, de Villiers l’impute d’ailleurs clairement à la lenteur bureaucratique qui accompagne toute entreprise de type multinational. Ainsi, bien plus loin dans le récit, lorsque Malko est en passe d’arrêter des criminels sur le point de faire sauter la seule centrale électrique du Kosovo, il se trouve entravé dans son action par des soldats de la KFOR. Et notre héros de s’exclamer alors : « avec la lourdeur des procédure de l’OTAN, ils risquaient de tout faire rater » (p. 146).
Les missions nationales, parce qu’elles ne doivent pas s’encombrer de la collaboration multilatérale, apparaissent dès lors comme les réels lieux de l’action internationale. Malko est appelé à la rescousse par la CIA, Karin Steyr est un agent du MI6 – ce qui explique son autrement étrange compétence – et l’intrigue se résout dans les locaux de la mission diplomatique russe. Les organismes internationaux sont, dès lors, des coquilles vides et la politique post-conflictuelle au Kosovo est, en réalité, entre les mains des Etats, en particulier des plus puissants. De fait, « si le volet militaire était géré à partir de Naples, QG sud de l’OTAN, le reste dépendait du State Department et de la CIA. […] De notoriété publique, c’est eux qui faisaient la loi au Kosovo. » (p. 39).
La non-viabilité du Kosovo en tant qu’Etat : le problème de la souveraineté effective
Comme ce dernier extrait l’indique, les « riquains » s’imposent comme la vraie puissance souveraine sur cette petite province du sud de la Serbie. Or, comme on le sait, pour pouvoir prétendre être un Etat à part entière, outre le fait de disposer d’un territoire et d’une population, il faut que la province ait un gouvernement effectif et indépendant. Cette effectivité, de Villiers l’a met clairement en doute dans un roman qui, significativement, se déroule quelques mois avant la déclaration d’indépendance.
Malko nous répète, ainsi, à plusieurs reprises que le Kosovo n’est « pas vraiment un pays, juste un territoire, sous administration onusienne » (p.34), que « c’est un pays qui n’existe pas » (p. 161) ou « pas vraiment » (p. 160), et qu’il s’agit « juste (d’)un territoire sous administration onusienne » (p. 34), d’« une fiction diplomatique pour faire vivre ensemble des gens qui ne s’aiment pas », d’un « pays occupé, géré par la KFOR avec une forte composante américaine » (p. 162).
Non seulement le Kosovo en tant qu’Etat est une fiction internationale, mais il ne dispose en outre pas des moyens de sa subsistance. Taux de chômage quasiment inégalé en Europe, l’auteur construit l’image d’un pays gangréné par la mafia, où l’état de droit n’existe fondamentalement pas. De Villiers nous explique, en effet, que :
« Le Kosovo ne produisait rien, à part une mauvaise impression. […] Sur place, un certain nombre de « familles », toutes plus mafieuses les unes que les autres, se partageaient différents trafics lucratifs et vivaient fort bien, mais le Kosovare moyen, paysan dur au travail, frustre et patient, végétait au bord de la misère » (p. 36).
Karyn Steyr, notre fonctionnaire de l’OSCE/ agent du MI6, ajoute que : « Il faut savoir que le Kosovo est un pays violent. Ce sont des Albanais regroupés en clans où on règle les problèmes à la Kalach » (p. 51) ou encore que : « Ici, on règle les problème à la kalachnikov. C’est leur culture. Ils se croient invulnérables et, la plupart du temps, ils le sont. Il n’y a pas de véritable autorité au Kosovo » (p.176). Cette critique est intéressante quand on sait que l’un des premiers objectifs des entreprises de statebuilding, en particulier dans les Balkans, est précisément l’établissement de l’état de droit en luttant contre la corruption. D’ailleurs, à la fin du roman, Malko se fâche ; « Vous vous apprêtez à livrer le Kosovo à des clans mafieux » (p. 274), lance-t-il à son agent de liaison de la CIA.
Manifestement, de Villiers considère que le Kosovo n’est pas mûr pour l’indépendance, et ne le sera pas de sitôt. On ne peut, néanmoins, s’empêcher de voir une certaine ambiguïté, voir contradiction, dans les propos de l’auteur : alors que l’administration internationale et présentée comme inefficace, en dépeignant une telle image du peuple kosovare, la tutelle occidentale sur la province est parallèlement et fondamentalement légitimée.
Des objectifs légitimes détournés par des intérêts souverains: de Villiers, un légaliste désenchanté ?
Déjà mise en exergue dans les précédents commentaires, l’ambivalence à l’égard de l’action internationale semble donc être une constante dans l’œuvre de Gérard de Villiers. Au regard de ce qui précède, on voit bien que ce n’est pas l’existence des institutions internationales qui est critiquée, mais plutôt leur incapacité à remplir leur mission du fait des interférences des puissances.
Cet élément est particulièrement bien mis en évidence dans ce SAS Agenda Kosovo, où l’administration internationale est présentée comme une sorte de « duperie », un détournement des organismes internationaux pour servir des intérêts propres. De Villiers est on ne peut plus clair dans cet extrait, qui mérite d’être cité in extenso :
« Depuis juin 1999, le Kosovo, toujours officiellement province serbe, vivait en apesanteur. Après plusieurs années de ‘guerre de libération’ fortement encouragée par les Etats-Unis et l’Union européenne, les bombardements de la Serbie en avril 1999 avait forcé le président serbe, Slobodan Milosevic, à évacuer le Kosovo […].
Les Kosovars réclamaient l’indépendance avec de plus en plus d’insistance, alors que les Serbes ne voulaient pas en entendre parler.
Situation née d’un grand accès de lâcheté des puissances occidentales, à la conférence de Rambouillet censée décider de l’avenir du Kosovo, en 1999. Dans la hâte à éteindre la nouvelle guerre des Balkans, les négociateurs occidentaux avaient promis aux Serbes que le Kosovo resterait éternellement serbe, et aux Kosovars qu’ils obtiendraient très vite l’indépendance. Normalement, il aurait suffi d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, remplaçant la résolution 1244 qui avait entériné l’autonomie du Kosovo, pour résoudre le problème. Hélas, la Russie avait volé au secours de la Serbie et averti qu’elle mettrait son veto à toute résolution du Conseil de sécurité accordant l’indépendance aux Kosovars » (pp. 10-11).
Alors que l’Accord de Rambouillet insistait sur « l’attachement de la communauté internationale à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie » (préambule, al. 4), est ici mis en exergue un processus qui ne pouvait sciemment qu’aboutir à l’indépendance du Kosovo. D’ailleurs, tout au long de l’histoire, de Villiers souligne le caractère voulu et orchestré de l’indépendance : « Le président George W. Bush tient absolument à ce que la situation au Kosovo reste sous contrôle jusqu’à l’indépendance » (p. 40, en italiques dans le texte). Les règles juridiques sont donc détournées, mises de côté si nécessaire. Mais l’auteur déplore manifestement cette pratique et, même si c’est en creux, semble reconnaître une certaine valeur aux règles. D’ailleurs, il aurait suffi d’une résolution du Conseil de sécurité pour résoudre le problème, si ce n’était de nouveau l’intervention d’une puissance et de ses intérêts.
On constate donc qu’il serait trop rapide de (dis)qualifier la conception que Gérard de Villiers a des relations et du droit international comme « réaliste » au sens politologique du terme. L’Agenda Kosovo laisse, au contraire, transparaître une vision plus complexe qui, tout en reconnaissant la légitimité initiale de la règle, en dénonce le détournement dans les faits, … un détournement qui s’explique finalement par le manque de volonté politique des Etats souverains. Cette volonté, l’auteur ne la définit d’ailleurs pas uniquement en termes d’intérêts économiques ou géostratégiques. La question de l’image et des identités des acteurs – comme, par exemple, l’Union Européenne en tant que puissance civile promotrice de paix et de démocratie – sont très présentes dans ce numéro 171 de la série. Au fond, on peut se demander si les aventures de Son Altesse Sérénissime Malko Linge ne sont peut-être pas qu’un appel à plus d’harmonie et de collaboration sincèrement internationale…
Agatha Verdebout
Chercheuse au Centre de droit international, ULB