« L’interprète » (Sidney Pollack, 2005) : l’ONU, la Cour pénale internationale et les Etats Unis. – Une analyse d’Arnaud Louwette

L'interprètePremier film jamais tourné dans l’enceinte du siège des Nations Unies, « L’interprète » met en scène une interprète à l’Assemblée générale des Nations Unies, Silvia Broome (Nicole Kidman) qui, ayant la mauvaise idée de passer en soirée rechercher ses effets personnels sur son lieu de travail, entend par inadvertance une conversation dans une langue inconnue du spectateur. Si ce dernier n’est, dès lors, pas à même de comprendre le contenu de cette discussion, il n’en est pas de même de notre interprète qui, le hasard faisant bien les choses, se trouve être l’une des rares personnes à parler la langue locale du Matobo, le Ku, langue dans laquelle nos conspirateurs devisaient en plein milieu de l’Assemblée alors qu’un micro avait fort opportunément été laissé allumé. Le hasard fait décidément bien les choses…

Les astres alignés en ayant décidé ainsi, Silvia se retrouve, bien malgré elle, informée d’un projet de tentative d’assassinat sur la personne du président du Matobo, M. Zanuwie, dont la ressemblance avec Robert Mugabe est telle que ce dernier n’a pu s’empêcher de voir dans le film une campagne d’intimidation financée par la CIA et visant sa personne… Cherchant à prévenir l’assassinat de ce personnage qu’elle ne porte pourtant pas dans son cœur (on ne dévoilera pas plus l’intrigue), Silvia avertit sans tarder le service de sécurité des Nations Unies, lequel communique l’information aux services secrets américains. Dans ce cadre, Silvia fait bien vite la connaissance de Tobin Keller (Sean Penn), un agent des services secrets traversant une mauvaise passe du point de vue personnel.

On s’en doute à la lecture du synopsis, les fondamentaux du film sont, somme toutes, fort classiques : un thriller politique mettant en scène la rencontre de deux protagonistes dont la relation, au départ tendue, n’aura de cesse de se réchauffer au fur et à mesure du film. Reste qu’en dépit de son classicisme, le film de Sidney Pollack n’en est pas moins un divertissement de bonne facture que son contexte amène à traiter de nombreuses questions de droit international. On examinera dans un premier temps les références faites par le film à la Cour pénale internationale (1.). On s’attardera ensuite sur le droit de l’organisation internationale qu’est l’ONU et sur les rapports entre l’organisation et son Etat hôte, les Etats-Unis (2.).

1.       Les Etats-Unis et la Cour pénale Internationale

La venue du Président du Matobo à l’Assemblée générale a lieu alors que ce dernier est accusé d’organiser un nettoyage ethnique dans son pays. Espérant mettre un terme à ces exactions, la France propose la tenue d’une réunion du Conseil de Sécurité en vue de déférer M. Zuwanie à la Cour pénale internationale. On passera sur le fait que la France entende ici référer une personne et non une situation comme le prévoit l’article 13 (b) du statut de la Cour. On retiendra en revanche la scène suivante décrivant la rencontre entre la représentante des Etats-Unis et le représentant du Matobo aux Nations Unies.

On note que si la version originale évoque bien la CPI, la traduction évoque quant à elle, erronément, la Cour Internationale de Justice.

Dans cette scène, la représentante américaine avoue, sans ambages, à quel point la proposition française de déférer la situation au Matobo à la Cour pénale internationale incommode son Etat. Celui-ci se trouve en effet mis devant le fait accompli et confronté à un dilemme : soit paraître indifférent, ou pire impuissant, devant le drame qui se déroule au Matobo, soit cautionner une Cour dont il considère qu’elle est « illégitime ». Le choix de ce terme évoque immanquablement la position de l’administration Bush vis-à-vis de la Cour pénale internationale. On se souvient en effet que les Etats-Unis, après avoir initialement signé le Statut de Rome, avaient ensuite expressément informé le Secrétaire Général des Nations Unies de leur intention de ne pas devenir partie au Statut. Cet évènement a marqué celui qui était alors l’ambassadeur des Etats-Unis aux Nations Unies, John Bolton, qui s’en souvient avec une émotion non dissimulée comme on peut le voir dans l’extrait suivant :

Pour l’administration américaine à cette époque, la Cour pénale internationale est illégitime. Le procureur, qui n’est sujet à aucun contrôle démocratique, est un électron libre qui n’apparait responsable de ses actes que devant l’assemblée des Etats parties dont le pouvoir de contrôle est fortement limité du fait du nombre d’acteurs qu’elle regroupe et de leur hétérogénéité. Pourtant, au-delà de cette justification et même si le caractère démocratique de la figure du procureur peut être débattu, on peut certainement avancer que la réticence des Etats-Unis résulte plus de la crainte de voir ses ressortissants poursuivis que de l’absence in abstracto de contrôle démocratique, à moins qu’il ne faille entendre l’expression « contrôle démocratique » comme signifiant « contrôle des Etats-Unis ».

En tout état de cause, cette Cour tant décriée, les Etats-Unis n’hésitent pas à l’instrumentaliser lorsque rester impassible face à des massacres n’apparait plus comme une option viable. Dans le film, la proposition est franche, si M. Zuwanie quitte le pouvoir, les Etats-Unis sont prêts à user de leur veto pour que la situation ne soit pas référée à la Cour. Dans les faits, les Etats-Unis, même sous l’administration Bush, se sont également accommodés de la Cour lorsque celle-ci pouvait être utilisée sans leur porter préjudice. Ainsi commentant la décision de s’abstenir lors du vote sur la résolution 1593 du Conseil de Sécurité portant le renvoi de la situation à la Cour pénale internationale, la représentante des Etats-Unis considère en 2005 que :

«  Les États-Unis continuent d’opposer une objection fondamentale à l’opinion selon laquelle la CPI devrait être en mesure d’exercer sa juridiction sur les ressortissants, y compris les responsables gouvernementaux, d’États qui ne sont pas parties au Statut de Rome. Cela porte atteinte à l’essence même de la notion de souveraineté. En raison des préoccupations qui sont les nôtres, nous n’approuvons pas que le Conseil de sécurité défère la situation au Darfour à la CPI et nous nous sommes donc abstenus lors du vote sur la résolution adoptée aujourd’hui. Nous avons décidé de ne pas faire opposition à la résolution car il faut que la communauté internationale œuvre de concert pour faire cesser le climat d’impunité qui règne au Soudan et parce que la résolution prévoit que les ressortissants des États-Unis et les membres des forces armées des États non parties ne feront pas l’objet d’enquêtes ou de poursuites. » (S /PV.5158)

On le voit, les Etats-Unis composent avec la Cour. Ils le font toutefois en s’assurant bien que celle-ci ne pourra pas exercer sa compétence sur les ressortissants américains, comme l’illustre cette citation. La Cour apparaît ici comme un outil à disposition de la « Communauté internationale », un instrument de pression permettant de faire pression sur un dictateur devenu un peu trop encombrant. Peu importe que la Cour soit illégitime, un instrument de pression illégitime reste un instrument de pression…

Il est aujourd’hui possible de discerner une évolution de la position des Etats-Unis vis-à-vis de la CPI. On note ainsi que John Kerry considérait en mai 2013 que la comparution de Bosco Ntaganda à La Haye contribuerait à restaurer la justice, la paix et la sécurité dans la région des Grands lacs. Les Etats-Unis s’apprêtaient alors à transférer le leader du M23 à la CPI après que ce dernier se soit livré à l’ambassade des Etats-Unis à Kigali. On note par ailleurs que renvoi de la situation en Libye à la Cour s’est faite, à la différence du cas du Darfour, à l’unanimité, les Etats-Unis votant en faveur de la résolution, non sans s’être toutefois assuré que les ressortissants, responsables ou personnels en activité ou anciens responsables ou personnels, d’un État autre que la Libye et non partie au Statut de Rome ne relèveraient pas de la compétence de la Cour (S/RES/1970 (2011) § 6). On peut se demander dans quelle mesure cette dernière précision cadre avec le Statut de Rome et lie donc le Procureur. Reste que cette limitation de la compétence de la Cour constitue, à tout le moins, un rappel explicite que la Cour est une institution qui peut être instrumentalisée, et avec laquelle les Etats-Unis coopèrent parfois pour faire pression sur un dictateur encombrant, mais sans pour autant prendre le risque que leurs propres ressortissants puissent y être jugés.

2.       Les Etats-Unis et les Nations Unies

La scène décrite plus haut se termine sur un coup de théâtre – qui n’en sera en réalité pas un pour le lecteur de cette contribution – le représentant du Matobo annonce la venue du Président Zuwanie à l’Assemblée générale pour présenter un grand programme de réforme démocratique. Interviennent alors Tobin Keller et sa partenaire afin de protéger celui-ci lors de sa venue en territoire américain ainsi qu’en « territoire international ». Si l’expression surprend évidemment, elle n’est pas du contributeur de ces lignes, mais bien du garde chargé de vérifier les entrées à l’Assemblée générale, comme on peut le voir dans l’extrait ci-dessous. Celui-ci, dont on ne mettra pas en doute les connaissances en droit des organisations internationales, fait ici usage d’une fiction bien commode pour expliquer à Tobin et à son acolyte qu’ils ne peuvent pénétrer dans l’enceinte de l’Assemblée sans y avoir été au préalable autorisés et sans être escortés. Pour incorrecte que soit l’assertion d’extraterritorialité du garde – le siège d’une organisation internationale, pas plus qu’une ambassade ne se situe en effet en dehors du territoire de l’Etat hôte (cf. « L’Arme fatale 2 », par Marco Benatar ; « Columbo », par Maxime Didat ; « L’homme qui en savait trop », par Yann Kerbrat) – celle-ci présente au moins des vertus didactiques, et Tobin et sa partenaire se résignent, confrontés à cet argument, à attendre une escorte pour pouvoir entrer dans l’enceinte de l’Organisation.

On note une nouvelle fois que si la version originale évoque bien la CPI, la traduction évoque quant à elle, erronément, la Cour Internationale de Justice.

La vidéo se poursuit sur la rencontre de Tobin et du responsable de la Sécurité de l’Assemblée Générale. Dans celle-ci, le responsable de la Sécurité avance qu’il est impossible d’empêcher le président Zuwanie de venir à l’Assemblée générale, seul le président de l’Assemblée aurait ce pouvoir. On perçoit cependant mal, en quoi l’Assemblée générale, et a fortiori, le président de l’Assemblée en son nom propre pourrait interdire la venue du dictateur. On se souviendra certes, que l’article 5 de la Charte permet la suspension de la qualité de membre l’Organisation sur recommandation du Conseil de sécurité. On se souvient, par ailleurs, que l’Assemblée générale a admis, de manière quelque peu douteuse, qu’on puisse se passer de l’aval du Conseil de Sécurité et interdire la venue de la délégation d’un Etat à l’Assemblée générale par le biais de la procédure de vérification des pouvoirs (UNGAOR, 29ème session, A/PV.2281). L’Assemblée avait alors, sous l’impulsion d’Abdelaziz Bouteflika, empêché la délégation sud-africaine de siéger en son sein, alors même que le Conseil de Sécurité avait, quant à lui, refusé de suspendre la participation de cet Etat. En tout état de cause, dans ces deux cas, c’est bien la présence de l’ensemble de la représentation qui était en question, et non la présence d’un de ses membres, à fortiori lorsque celui-ci est le chef d’Etat. C’est bien, en outre, l’Assemblée qui était compétente pour prendre ces décisions, et non simplement son président.  Si par ailleurs, le président de l’Assemblée dispose indéniablement de la police des débats au sein de celle-ci (Règlement intérieur de l’Assemblée générale, A/520/Rev.17, Art. 35), il est cependant douteux que ce pouvoir aille jusqu’à pouvoir interdire la venue d’un chef d’Etat. On ne dispose en tout cas d’aucune pratique de l’Organisation en ce sens…

L'interprète, scène finaleLe film regorge d’autres questions relatives au droit de l’organisation. On citera ainsi le fait que le président du Matobo, à l’instar de Yasser Arafat en 1974, introduit son pistolet dans l’enceinte de l’Assemblée, ce qu’il a, soit dit en passant, été bien mal avisé de faire dans la mesure où Silvia retourne l’arme contre lui dans l’une des scènes finales du film. On notera aussi que dans la même scène, Tobin promet à Silvia, que Zuwanie sera arrêté et jugé tant aux Etats-Unis qu’à la Cour Pénale Internationale, et ce en dépit des immunités dont il est titulaire en vertu de son statut de chef d’Etat, mais aussi en vertu de l’accord de siège entre les Etats-Unis et l’ONU (Article IV, section 11, (a)). Il y aurait cependant quelque chose d’absurde à rechercher chaque « erreur » juridique du film pour ensuite corriger celle-ci. S’il existe bien quelques incohérences juridiques, celles-ci renforcent en réalité la crédibilité du film. Peut-on s’attendre à ce qu’un garde à l’entrée de l’Assemblée générale explique par le menu la différence entre extraterritorialité et l’existence de privilèges et immunités en faveur d’une organisation internationale ? Doit-on s’attendre à ce qu’un membre des services secrets, confronté à une situation périlleuse, explique à son interlocuteur les tenants et aboutissants des immunités en droit international ? De ce point de vue, le film reflète fidèlement le rôle que joue le droit international pour les acteurs censés le mettre en œuvre. Ces acteurs, loin d’avoir tous une formation poussée en droit international, sont confrontés à celui-ci à l’occasion de situations particulières. Le droit international influe dans une certaine mesure leur comportement, mais dans la fiction comme dans la réalité, ceux-ci ne le maitrisent pas et les représentations qu’ils en ont sont donc chargées d’approximations qui font partie intégrante de la mise en œuvre du droit international.

Arnaud Louwette

Assistant au centre de droit international de l’ULB

3 réflexions sur « « L’interprète » (Sidney Pollack, 2005) : l’ONU, la Cour pénale internationale et les Etats Unis. – Une analyse d’Arnaud Louwette »

  1. Arnaud

    Merci à François Dubuisson de m’avoir fait remarquer que la traduction des deux extraits reproduits évoquait erronément la Cour Internationale de Justice et non la CPI!

    Répondre
  2. Anne Lagerwall

    Dans un article publié par le New York Times le 2 août 2004, on apprend que Sidney Pollack a fait des efforts considérables pour obtenir l’autorisation de tourner le film dans l’enceinte des Nations Unies et a rencontré Kofi Annan à cette fin :  »I was finally able to get an appointment with Kofi Annan right after the first of the year, » he said, referring to the secretary general,  »and I was careful to be honest with him and say that this is not a commercial for the United Nations, it is a thriller, it is a Hollywood movie, but also there is nothing in this picture that will be embarrassing to the U.N., and in fact the story is an argument in favor of diplomacy over violence, of words over gunfire. »

    Répondre
  3. Ping : Les aventures de Bernard et Bianca (Walt Disney, 1977) et le droit d’intervention humanitaire : et si les souris nous montraient la voie ? Une analyse d’Olivier Corten - Centre de droit international

Laisser un commentaire