L’obscurité est presque totale. Sur la scène encore faiblement éclairée, on aperçoit un pupitre quelque peu esseulé. En surplomb, sur un écran disposé pour l’occasion, la question est posée : Les animaux ont-ils des droits ? Soudain, une musique aux accents électroniques commence à résonner. Perçant l’obscurité avec solennité, trois silhouettes s’avancent alors lentement, accompagnant d’un pas vers l’avant chaque mesure de cette mélodie endiablée jusqu’à faire leur entrée sur la scène. De ces trois personnes, toutes revêtues d’une robe de magistrat, la première, qui est une femme, prend en premier lieu la parole. Elle explique que les deux experts qui l’accompagnent, Maître Corbeau et Maître Renard, plaideront respectivement que les animaux ont des droits ou, au contraire, qu’ils n’en ont pas, et précise qu’elle présidera les débats. Sur son ordre, un film est projeté à l’écran.
Dans l’extrait du film « Avatar » qui est projeté, on voit d’abord un promeneur égaré, puis une horde d’animaux sauvages s’apprêtant à le dévorer et, enfin, une chasseresse surgissant de nulle part et qui, pour sauver le premier, peinée mais résolue, tue les bêtes affamées. L’écran redevenu noir, la Présidente invite le premier des deux fameux compères à réagir, et lui demande : « Donc, Maître Renard, ces animaux ont-ils ou non des droits ? » Maître Renard s’avance vers le pupitre. Souriant et confiant, il commence sa plaidoirie… (Les mots sur lesquels insiste Me Renard sont en gras)
Chers amis, si je devais endosser les habits d’un des deux personnages de cette fable animée, c’est incontestablement ceux du promeneur qui siéraient à ma morphologie intellectuelle. Bien entendu, je ne me réjouis pas de la mort de l’animal mais je constate le plus souvent que celle-ci est nécessaire. L’Homme est sur la terre et doit bien y survivre. Doit-il refuser de respirer l’air qui l’entoure ? Doit-il laisser le lac intouché et ne pas boire de son eau ? Doit-il laisser fuir l’animal et se laisser mourir de faim ? Mesdames et Messieurs, les réponses à ces questions sont évidentes. L’homme est sur la terre pour y survivre et c’est exactement pour cette raison que les animaux n’ont pas de droit.
Le droit est fait par les humains, pour les humains. L’humain a faim ? Il se donne le droit de tuer l’animal. L’humain a soif ? Il l’enferme l’animal et lui prend son lait. S’il veut conduire des expériences, il le fera souffrir. Il s’il veut se divertir il lui fera faire des cabrioles. Le droit belge et le droit international autorisent aujourd’hui encore tout homme à enfermer, asservir, torturer et tuer les animaux si besoin. Maître Corbeau tentera de vous démontrer le contraire. Mais qui êtes-vous, Maître Corbeau, pour dire cela, et dans quelle morale des hommes prétendez-vous puiser vos arguments ? Car ici, la religion et la science se donnent mutuellement raison et pour une fois qu’elles s’entendent, vous voulez y semer la discorde ? Lisez par exemple la Genèse :
« Et Dieu créa l’homme à son image; il le créa à l’image de Dieu: il les créa mâle et femelle. Et Dieu les bénit, et il leur dit: » Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de là mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre » (Genèse, Chap. 1, vers. 27 et 28)
Bible, Coran Torah, tous s’accordent à dire que l’homme a été créé pour dominer le reste de la création. Et ce n’est que bon sens ! La nature elle-même ne nous enseigne-t-elle pas que le plus apte a le droit de dominer le faible ? Maître corbeau, si vous souhaitez contester les vérités révélées, vous opposerez vous aussi à celles de la science ?
Maître Renard regagne le côté de la scène, la mine sereine et visiblement convaincu par la force et l’évidence de ses propres arguments. D’un hochement de la tête, la Présidente fait signe à Maître Corbeau qu’il peut à son tour prendre place à l’endroit du pupitre. Celui-ci s’avance alors et sort de l’ombre. Il rajuste les plumes qui garnissent son encolure et toussote quelques fois, semble-t-il pour accorder le timbre de sa voix. Puis, non sans toiser une dernière fois son vis-à-vis, Maître Corbeau se tourne vers le public et il s’exclame… (Les mots sur lesquels insiste Me Corbeau sont en gras)
Maître Renard, le portrait que vous peignez à la fois de la religion et de la science relève de la caricature. Ni ces textes prétendument sacrés, ni cette science que vous croyez comprendre ne délivrent le message que vous leur faites porter. La Bible rappelle que Dieu a passé une alliance avec tous les êtres de la création, et les animaux sont du nombre. Trappistes, Cisterciens et Cathares étaient des végétariens convaincus, pour cette raison précise. Coran et Torah soulignent l’importance de la commisération envers les bêtes, et invitent à les faire souffrir le moins possible.
La science, de son côté, ne recèle pas la normativité que vous croyez bon de lui octroyer. La science constate, mais elle n’impose rien. Elle dit, mais elle ne prescrit pas. Même Darwin, quand il dit que les espèces les plus aptes, seules, survivent, ne s’en réjouit point et ne prescrit non plus que les espèces les plus aptes doivent dominer celles qui sont moins adaptées. En réalité, vous prêtez à la nature et à ceux qui l’observent des désirs qui sont les vôtres mais que la nature n’a point.
Et quand vous dites que le droit reflète vos spécistes pensées ? N’avez-vous donc point lu le traité fondateur de l’Union Européenne ? Ce texte commun à son demi-milliard d’habitants ? N’avez-vous pas vu ce que ces êtres humains ont ensemble décidé ? Et bien, laissez-moi vous rafraîchir la mémoire :
Titre II, Article 13 : « Lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l’espace, l’Union et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles (tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux) »
Alors qu’en dites-vous ? Et n’avez-vous pas conscience de ces traités protégeant les baleines et autres espèces menacées? N’est-ce pas là la preuve, Maître Renard, que les animaux ont des droits ?
Maître Corbeau se retire. La Présidente interroge Maître Renard du regard, lui proposant de répliquer aux propos que vient de tenir Maître Corbeau. Ravi, il accepte l’invitation et prend la direction du pupitre.
Chers amis, il faut laisser à mon honorable contradicteur la beauté de ses sentiments et son honorable compassion. Mais il voit dans des textes par lesquels l’homme protège l’homme la preuve que l’humain protège l’animal et je me dois de mettre au jour ce raisonnement que la logique réprouve.
Lorsque l’être humain s’interdit de chasser des baleines, c’est bien moins pour protéger l’animal que pour assurer la pérennité des stocks de ce mammifère pour les générations d’humains à venir. Cette convention de protection des baleines dans laquelle mon contradicteur croit déceler un « droit animal » n’est qu’un arrangement entre Etats pour gérer les stocks de cétacé de manière durable. En d’autres termes pour donner à l’homme le droit de les tuer aujourd’hui…sans compromettre son droit de les tuer encore demain !
Depuis des décennies, certains essaient de faire admettre que la protection des animaux doit primer les intérêts humains. Regardez leur funeste destin !
- Nous souhaiterions défendre les dauphins menacés par la pêche au thon…
- L’Organisation Mondiale du Commerce vous l’interdit, mon bon ami. Il s’agit d’une atteinte aux échanges internationaux !
- Mais, en fait, nous souhaiterions défendre aussi les tortues de mer prisonnières de certains filets…
- C’est en effet très triste, mais que voulez-vous ! Lutter contre ces filets c’est aussi lutter contre les échanges et nous ne pouvons pas, en bonne conscience, vous laisser faire cela.
- Alors pouvons-nous au moins rehausser les plafonds des camions qui transportent les porcs… C’est qu’ils n’arrivent pas à respirer voyez-vous…
- Je vais vous le dire de façon plus claire afin que vous compreniez : le commerce prime le bien-être des animaux. C’est aussi simple que cela.
L’humain se protège et protège ses enfants. Certes, toute cruauté n’est pas bonne à prendre et l’homme peut décider de minimiser certaines cruautés gratuites. Mais quand les intérêts de l’homme entrent en contradiction avec ceux des animaux, c’est ceux du bipède qui prévalent et jamais les autres. Il en a toujours été ainsi. J’ai dit et je vous remercie.
Maître Renard ayant regagné le côté de la scène, la Présidente donne alors une dernière fois la parole à Maître Corbeau, lequel prend place en face du pupitre.
Maître Renard est rusé, il sait bien se servir de ce qui arrange ses affaires, mais il ne dit pas tout. Ainsi, peut-être le traité sur les baleines avait-il, au départ, le dessein que Maître Renard nous a servi, mais les choses ont, depuis lors, bien changé. En effet, aujourd’hui et depuis près de 30 ans, un moratoire interdit la chasse aux baleines purement et simplement, et ce, quel qu’élevé soit le nombre des survivants. De même, l’OMC s’est peut-être désintéressée de la cause des dauphins ou des tortues – et cela est déplorable – mais c’était il y a bien longtemps. Aujourd’hui, les phoques, par exemple, reçoivent de la part de l’OMC une bienveillante protection.
Les choses changent, Maître Renard, elles évoluent, et vous devriez suivre leur mouvement. Les images qui suivent vont peut-être vous y aider.
Maître Corbeau fait un geste du bras en guise de signal. Sur l’écran, un extrait du film « La planète des singes » est projeté.
Quand l’écran redevient noir, Maître Corbeau prend une dernière fois la parole et conclut…
Un jour, comme dans ce film, les hommes trouveront des êtres plus adaptés qu’eux. Et c’est alors, seulement, qu’ils comprendront que seuls des préjugés absurdes les ont conduit si longtemps à refuser aux animaux le droit de vivre dignement. La domination des humains sur les autres espèces se fonde sur des caractéristiques que les premiers prétendent, seuls, posséder. Mais, c’est au pire un mensonge. Au mieux un préjugé. Aucun scientifique, actuellement, ne conteste que les animaux pensent, qu’ils communiquent, qu’ils transmettent, comme nous, des éléments comportementaux et culturels à leur progéniture ; qu’ils souffrent quand on les maltraite, et qu’ils dépérissent quand ils sont en captivité. Ces simples constats doivent créer chez l’homme l’obligation de les prémunir de la souffrance, et de les laisser vivre libres.
Maître Renard comprend-il à présent ? Est-il parvenu, fût-ce un court instant, à se mettre dans la peau des espèces qu’il domine ? Je le lui souhaite en tout cas car, cela soit dit en passant, avec le nom qu’il porte, Maître Renard devrait prendre garde aux idées qu’il défend.
Avec Laurent Weyers (Maître corbeau) ; Vincent Chapaux (Maître Renard) et Anne Lagerwall (Présidente Lafontaine). Photos prises à la Maison Folie au mois de mai 2015. Les images de Maître Corbeau et Maître Renard dans le texte sont issues de travaux de Yago Partal, http://www.zooportraits.com/)