La controverse de Valladolid (Jean-Daniel Verhaeghe, 1992) Les controverses du droit: l’universel et ses autres – Une analyse de Julie Saada

La_Controverse_de_ValladolidDiffusé en 1992 et récompensé par plusieurs prix[1], le film de Jean-Daniel Verhaeghe est une adaptation télévisuelle de la pièce de Jean-Claude Carrière[2], qui présente la célèbre controverse à travers deux journées de discussions tenues en avril 1550 au monastère des dominicains à Valladolid. La controverse oppose le dominicain Bartolomé de Las Casas (Jean-Pierre Marielle) au théologien Juan Ginès de Sépulvéda (Jean-Louis Trintignant), dont les arguments visent à permettre au légat du pape (Jean Carmet) de décider, soixante ans après la découverte de l’Amérique, si les Indiens sont « des êtres humains achevés et véritables, des créatures de Dieu, nos frères par la descendance d’Adam » ou « des êtres d’une catégorie distincte », voire « sujets du diable ».Dans la réalité, la Controverse de Valladolid fût préparée pendant des années, eut en partie lieu de manière épistolaire et se tint durant deux séances d’un mois chacune. Elle n’a pas tant porté sur l’humanité des Indiens que sur le mode d’évangélisation qu’il convenait d’adopter – de manière pacifique ou en maintenant l’esclavage auquel les conquérants Espagnols les avaient soumis. La question de savoir si les Indiens avaient une âme avait été tranchée par Paul III en 1537 dans sa lettre Veritas ipsa puis dans la bulle Sublimis Deus, où il condamnait aussi l’esclavage des Indiens. La dépossession des Indiens de leurs propres terres et le système de  l’Encomienda[3] mis en place après la découverte de l’Amérique avaient été critiqués au sein de l’Eglise (notamment dans le sermon du franciscain Cordoba en 1511, dans la cathédrale de Saint-Domingue) mais aussi par Isabelle la Catholique, indignée par les pratiques des premiers Conquistadors, et par Charles Quint, qui avait promulgué les Lois de Burgos (1512) puis les Leyes novas (1542) visant à protéger les Indiens. Charles Quint décida, avec le pape Paul III puis Jules III, d’organiser une controverse à Valladolid, tenue d’août 1550 à mai 1551 et présidée par le cardinal Roncieri, légat du pape, en présence d’une quinzaine de théologiens.

Les scènes du droit

Le film présente donc une version fictionnalisée de la controverse, dans un temps réduit et un espace quasi huis-clos où sont développés les arguments des deux principaux protagonistes, scandés par l’apparition d’une statue de Quetzalcoatl, le dieu serpent à plumes, d’une troupe de fous du roi, d’une famille d’Indiens, enfin, de deux témoins impromptus venus évoquer les intérêts économiques des colons. La controverse est aussi présentée comme une scène judiciaire opposant des parties face à un juge, avec ses plaidoieries, ses témoins, son ordre symbolique et ses rituels (marqué par les claquements rythmés du moine qui évoquent la scène théâtrale : le début et la fin du spectacle), elle aboutit à une prise de décision irrévocable et dont les effets matériels seront eux aussi irrévocables.

las casasLa scène judiciaire est dès le commencement du film le lieu d’évocation de scènes que l’on ne peut observer – les scènes du Nouveau Monde, qui sont celles des violations de droits et des dénis d’humanité. La première prise de parole de Las Casas narre le « spectacle d’horreur et d’épouvante » des exactions commises sur les Indiens pacifiques par les colons – massacres, viols, violences extrêmes et en masse, exploitation meurtrière, cannibalisme, contaminations – dont il entend faire apparaître la barbarie menée au nom du christianisme. À ce récit s’oppose celui de Sépulvéda, qui évoque les lieux de victoire des chrétiens (contre les Maures, contre les Indiens) et la barbarie des Indiens, dont il déduit qu’il est juste de soumettre « leur corps à l’esclavage » et « leur âme au christianisme ».

Une autre scène, enfin, apparaît dans les échanges : celle où Las Casas, ordonné prêtre en Haïti en 1512, avait voulu fonder une communauté mêlant Indiens et Espagnols, sans violence ni conversion forcée. C’est à partir de 1514 qu’il avait contesté l’application du Requerimiento, attribuant aux conquistadores des droits exorbitants sur les Indiens – ce qui n’a pas empêché la Couronne de lui confier un plan de colonisation, à laquelle il a donc activement participé, mais qui a échoué en raison de l’opposition des Indiens.

Qui est sujet du droit ? Droit international et impérialisme

Peut-on être un juste ennemi sans être un sujet de droit ? Si la guerre juste implique une relation juridique qui lie des sujets par une règle de droit – lesquels doivent alors être tenus pour sujets de ce droit – la question n’a pourtant pas été simple. Dans sa leçon sur le droit de la guerre prononcée en 1539 à l’université de Salamanque, Vitoria avait écarté la différence de religion comme juste cause de guerre. Il défendait le droit des Indiens (De indis, 1539) et la possession de leur propre dominium et imperium, tout en soutenant que ceux qui font obstacle à la propagation de la foi chrétienne, ou encore qui violent la loi naturelle, deviennent des ennemis contre lesquels la guerre est autorisée. Dans La controverse de Valladolid, la question de la justice de la guerre est balayée par le légat : le Nouveau Monde est une terre nouvelle dont les habitants ont été vaincus et soumis « au nom du vrai dieu » – et s’il s’agit de répondre à ceux qui accusent l’Espagne de ne respecter ni les lois de la couronne, ni celles du pape, il n’en reste pas moins que la guerre qui a été menée était juste, l’évangélisation constituant un juste motif de guerre.

On a attribué l’invention de la souveraineté étatique à Vitoria pour soutenir le caractère co-originaire de la souveraineté étatique, de l’impérialisme moderne et du droit international. Si la thèse d’Anghie repose sur des prémisses historiques fausses[4], elle vaut par ses effets – elle est une contre-histoire s’opposant au récit dominant – et par la prise en compte de la dimension culturelle dans le droit international, là où les histoires critiques post-marxistes se centrent exclusivement sur les intérêts matériels des acteurs internationaux. La « dynamique de la différence » qui structure selon lui l’histoire du droit international est en effet bien présente dans les rapports entretenus par les Européens avec le Nouveau Monde. Si l’on a reproché aux Indiens de violer la loi naturelle en pratiquant les sacrifices humains, le cannibalisme, la sodomie et l’idolatrie (rappelés par Sepulvéda), c’est bien pour autoriser à combattre leur différence culturelle sous un régime juridique justifiant le recours à la violence et la conquête idéologique par la conversion. La « dynamique de la différence » nécessite d’ailleurs d’être précisée : les théologiens-juristes ont affirmé l’humanité des Indiens tout en autorisant la guerre sans limite contre les Sarrasins, précisément parce que les premiers, à la différence des seconds, étaient susceptibles d’être convertis. La défense des droits des Indiens, y compris par Las Casas, s’inscrit dans cette perspective : les Indiens sont « notre prochain, ils ont été rachetés par le sang du Christ tout comme nous » – mais l’humanité reconnue n’est pas pensée en dehors d’une conversion au christianisme, seule destinée pensable.

Être sujet du droit n’implique pas seulement d’être humain, d’avoir une âme, de descendre d’Adam, mais aussi, pour Las Casas, le légat et Sépulvéda, de la capacité à devenir chrétien. Sur fond de cet accord sur une loi partagée, l’attribution de l’essence humaine relève de décisions controversées : les Indiens sont des hommes « pleinement », ou bien de manière dégradée, en vue de l’esclavage – ce qui n’empêche pas, pour Sepulvéda, de les convertir en attendant qu’ils accèdent pleinement à l’humanité par un processus de civilisation que rend possible la conquête. À la guerre de conquête désormais révolue – juste ou injuste selon les différents protagonistes – succède une guerre des interprétations : par quels signes Dieu indique-t-il l’humanité ou la barbarie des Indiens, donc leur aptitude à jouir des droits du sujet de droit ?

La guerre des signes et le rire des sauvages

Le film tout entier peut être lu comme une guerre des signes. Signes divins d’abord, qu’il s’agit de rattacher à des significations : la victoire des chrétiens sur les Maures est un signe de Dieu, la facilité à massacrer les Indiens signifie que Dieu les a assignés à l’esclavage et que la conquête espagnole est un dessein divin, les maladies qui les frappent sont un fléau de Dieu contre les idolâtres. Signes textuels ensuite, qu’il s’agit d’interpréter. Sepulvéda rappelle que Dieu aime la guerre (« je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive », Mt 10, 34). Il incarne dans le film la scolastique espagnole dans sa splendeur : celle qui autorise à ne dire le vrai que par Aristote (un Aristote christianisé notamment par Thomas d’Aquin – « un païen » en réalité, comme le rappelle Las Casas), et où mieux vaut avoir tort avec Aristote que raison avec saint Paul.

Car ce qu’oppose Las Casas à la justification de la conquête et de l’esclavage des Indiens faite par Sepulvéda – au nom de l’ontologie aristotélicienne qui affirme le caractère naturel des hiérarchies sociales et d’une herméneutique chrétienne qui autorise les conversions forcées (Luc 14, 23) –, c’est un autre universalisme. Tout le discours de Las Casas vise à faire apparaître l’humanité de l’autre homme au-delà de l’universel chrétien : « pour bien les voir, nous devons les regarder avec d’autres yeux que nos yeux ordinaires, sinon nous ne les verrons jamais comme ils sont. Regardez-les comme un miroir où vous cherchez votre propre visage, un visage oublié, lointain ». L’universel auquel en appelle Las Casas impose d’imaginer la réversibilité des situations pour inclure l’altérité au sein de l’humanité : que comprendrait-on de Sépulvéda si nous étions un roi Indien ? Ne sommes nous pas le diable pour les Indiens ? Le dieu des chrétiens n’a-t-il pas aimé les sacrifices humains, jusqu’à celui de son fils ? Pour anéantir la barbarie, les Espagnols ne se conduisent-ils pas comme des barbares ?

L’universalisme de Las Casas n’est cependant pas dépourvu d’ambivalence. D’un côté, le dominicain reconnaît l’humanité des Indiens, de l’autre, il justifie en vertu de leur descendance d’Adam l’obligation de christianisation. En lecteur de Thomas d’Aquin, il adopte la typologie des crimes définie dans la Somme théologique : celui qui a entendu la vérité et la rejette est coupable d’apostasie. Or des croix primitives ont été trouvées dans le Nouveau Monde – conformément aux Ecritures qui indiquent que les apôtres sont allés convertir toutes les nations. Et dans le sillage de Vitoria, lui aussi dominicain, il admet que faire obstacle à la diffusion de la vérité constitue une juste cause de guerre. Schmitt avait su montrer, dans le Nomos de la terre, le caractère ambivalent de l’humanisme de Vitoria – qui reconnaît aux Indiens leur humanité et leurs droits pour les inclure dans un jus gentium étendu au-delà de la chrétienté, mais définit dans le même temps des justes causes de guerre dont la fonction n’est autre que de justifier la conquête. L’humanisme universaliste de Las Casas l’est tout autant : il s’agit de christianiser sans violence, mais de christianiser quand même.

Encore faut-il apporter une preuve sensible de l’esprit des Indiens, une preuve qui résiste aux objections théologiques, juridiques, anthropologiques et même économiques, comme viennent les évoquer deux colons : attribuer l’humanité aux Indiens coûterait cher à la Couronne. Or, le dieu des Indiens est « laid » – dans un plan saisissant, la caméra met en perspective la statue de Quetzacoatl face à une croix –, les Indiens ne comprennent pas des vérités toutes simples comme la rédemption du Christ ou le pardon de la confession, ils n’ont donc « aucune activité de l’âme ». Cette activité est testée : les Indiens que le légat a fait venir au monastère ont-il des réactions exprimant une pensée ? Sont-ils sensibles à la douleur physique et morale ? C’est la chute du légat qui, en faisant rire les Indiens, indiquera leur humanité (voir la fin du premier extrait ci-dessus).

La fin des interprétations

Si en un sens, le droit est comme la littérature ou le cinéma – une activité  narrative et interprétative – sa spécificité est aussi de faire cesser les interprétations, d’en imposer une et de rendre des décisions judiciaires dont les effets matériels peuvent constituer, comme le soulignait R. Cover, un genre de violence autorisé par la loi. Le film s’arrête sur une telle décision : les Indiens y sont reconnus comme humains, ils doivent être christianisés et ne peuvent donc pas rester esclaves mais, pour ne pas désservir les intérêts des colons et de la Couronne, ils doivent être remplacés par des esclaves venus d’Afrique. Car telle est la face sombre généralement négligée de la controverse, et sur laquelle s’achève le film : la controverse est close, un esclave noir balaie la salle – en accordant l’humanité aux uns, on la dénie aux autres.

Julie Saada
Maître de conférences en philosophie à l’université d’Artois


[1]    7 d’Or 1993 : meilleur téléfilm, meilleur réalisateur, meilleur auteur, meilleur acteur (Jean-Pierre Marielle) ; Prix Italia 1992

[2]    Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid, Belfond, Le pré aux Clercs, 1992.

[3]    Regroupement sur un territoire de centaines d’Indiens « confiés » (« encomendados »), c’est-à-dire placés sous les ordres d’un « Encomendero », colon espagnol qui disposait des terres des Indiens bien qu’elles appartinssent toujours à la Couronne, et se trouvait ainsi récompensé pour ses services envers la monarchie espagnole. Les Indiens étaient obligés de  travailler à leur service sans rétribution dans des mines et des champs.

[4]    Uniquement en ce qui concerne le chap. 1, car Vitoria ne faisait que reprendre la conception aristotélicienne de la cité. Voir A. Anghie,  Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge: CUP, 2004.

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