J’ai assisté il y a peu à une curieuse conversation, lors d’un très sérieux séminaire consacré à la légitime défense contre les groupes non-étatiques. Une professeure insistait sur la nécessité d’interpréter strictement les exceptions à l’interdiction du recours à la force, règle impérative du droit international basée sur son objectif ultime, le maintien de la paix. Argument classique s’il en est, fondé notamment sur les premiers mots du préambule de la Charte des Nations Unies (« nous, peuples des Nations Unies, résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances ») et sur l’histoire de son élaboration. Un autre participant au séminaire a pris alors la parole en retournant la perspective : parfois, pour mieux préserver la paix, il faut faire la guerre ! Il n’y a donc aucune raison de privilégier une interprétation restrictive des exceptions à l’interdiction du recours à la force, le respect de la règle pouvant paradoxalement impliquer son apparente violation.
C’est à ce moment précis que j’ai pensé à cette chanson des Fugs, sortie en 1966 aux Etats-Unis, en pleine guerre du Vietnam. Les paroles sont assez explicites et simples, comme on le comprendra rapidement en écoutant la chanson sur la vidéo reproduite ci-dessus. Une oreille attentive nous permettra même de déceler quelques références —certes lointaines— au droit international, et plus spécialement à l’argument de la légitime défense préventive dictant lui aussi d’attaquer le premier pour éviter la guerre :
« Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
If you don’t kill them
then the Chinese will […]
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
If you let them live
they may subvert the Prussians
If you let them live
they might love the Russians ».
On retrouve là un argument classique employé notamment du temps de la guerre froide : si l’on n’intervient pas, c’est l’ennemi qui le fera, et une simple politique de containment peut donc dicter d’attaquer un pays « menacé », que ce soit au Vietnam, à Cuba ou au Nicaragua. L’Allemagne nazie et le Japon impérial s’en étaient d’ailleurs déjà prévalus, la première pour envahir « anticipativement » la Belgique ou l’Union soviétique, le second pour déclencher l’attaque « préventive » de Pearl Harbor. Plus fondamentalement, l’argument renvoie à ce qu’Anne Morelli désignait comme le premier des dix principes élémentaires de propagande de guerre : « nous ne voulons pas la guerre » (Principes élémentaires de propagande de guerre (applicables en temps de guerre froide, chaude ou tiède, Bruxelles, éd. Labor, 2001, ouvrage inspiré d’un texte rédigé par Arthur Ponsonby au moment de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne en 1914). Plus récemment, George W. Bush justifiait l’attaque de l’Irak par la nécessité de préserver et même de répandre la paix :
« On my orders, coalition forces have begun striking selected targets of military importance to undermine Saddam Hussein’s ability to wage war […].
To all the men and women of the United States armed forces now in the Middle East, the peace of a troubled world […] now depend on you. That trust is well placed […].
« My fellow citizens, the dangers to our country and the world will be overcome » (je souligne ; discours du 20 mars 2003, https://www.theguardian.com/world/2003/mar/20/iraq.georgebush).
Bien sûr, si les propos de George Bush peuvent a priori faire écho au refrain de la chanson des Fugs, le style, et au-delà le fond du propos, sont bien différents. Les Fugs manient l’art de l’ironie et du second degré. Manifestement, si la violence et l’agressivité des propos sont énoncés directement et crûment, c’est pour mieux les dénoncer. La vidéo met en scène un happening dans les rues de New York, réalisée en 1966 —on ne conseillerait pas nécessairement au lecteur de ces lignes de s’y essayer encore aujourd’hui—, dans lequel un « soldat », en tenue négligée, portant favoris et barbe longue, coiffé d’un casque et d’un faux fusil mitrailleur, mime des scènes d’agression en rencontrant des passants, médusés ou amusés selon leur compréhension ou non de la farce. Sur la fin, une scène de masturbation nous montre le soldat astiquer son canon de bas en haut avant qu’une explosion entrecoupée de cris bestiaux ne retentisse : tuer, c’est aussi jouir de sa puissance !
The Fugs produisent là un propos violemment pacifiste, et ils s’inscrivent dans un contexte riche de protest songs aux Etats-Unis, avec les célèbres « We shall overcome » (1963, chanté notamment par Joan Baez et le futur nobélisé Bob Dylan) ou « War » (1970, chanté par les Temptations puis Edwin Starr) (Yves Delmas et Charles Gancel, Protest Song. La chanson contestataire dans l’Amérique des sixties, Paris, Le Mot et le Reste, 2012).
Mais on est loin à la fois de la musique fade des deux premiers opus, caractéristique du folk de l’époque, et de la puissance et du groove de la seconde, qui incarne la Soul noire protestataire. « Kill for Peace » ferait plutôt penser à une prémisse du mouvement punk ou underground (http://www.rtbf.be/classic21/article/detail_the-fugs-kill-for-peace?id=8933496), avec un son brut et peu raffiné, un rythme binaire, un « chant » au ton traînant et peu orthodoxe, et des paroles ouvertement provocatrices. Les Fugs cultivent également la mise en scène, comme on l’a constaté en visionnant leur vidéo et, lors de leurs concerts, ils lancent régulièrement spaghettis et sauce tomate dans le public, pour simuler des attaques au napalm. L’un de leur show, au mois d’août 1965, est d’ailleurs intitulé : The Fugs present: Night of napalm, songs against the war, rock n’roll bomb shrieks, heavy metal orgasms! Watch all The Fugs die in a napalm raid! (http://www.npr.org/2012/05/05/152029486/fug-you-the-wild-life-of-ed-sanders). Leur « première » carrière (ils se reformeront dans les années 1980) sera plutôt éphémère (1965-1969), le concept étant —comme le sera l’authentique mouvement punk (1976-1977)— rapidement épuisé.
Mais revenons à leur critique de la paix par la guerre, qui est aussi radicale qu’indirecte. Ne peut-on, contrairement aux Fugs, prendre cet argument au sérieux ? C’est ce qu’on fait la plupart des Etats et de très nombreux internationalistes lors de la guerre contre l’Irak, en rappelant que l’interdiction du recours à la force au sens de la Charte de l’ONU s’appliquait strictement, et n’admettait d’exception qu’en cas d’autorisation du Conseil de sécurité ou de légitime défense, laquelle renvoie textuellement à l’existence préalable d’une « agression armée » (selon les termes même de l’article 51 qui exprime le principe). Un rappel qui n’a pas empêché les Etats-Unis, ainsi que d’autres Etats à leur suite, de continuer à soutenir —et à mettre en œuvre— des conceptions très larges de l’autodéfense ou de la « guerre préventive ». La plupart des Etats membres des Nations Unies, à défaut d’empêcher les effets de ces dérives sur le terrain, ne peuvent que répéter que
« […] the basic principle of the UN Charter that all States shall refrain in their international relations from the threat or use of force against the territorial integrity or political independence of any State, or in any other manner inconsistent with the purposes of the UN. […] In addition, and consistent with the practice of the UN and international law, as pronounced by the ICJ, Article 51 of the UN Charter is restrictive and should not be re-written or re-interpreted » (NAM, 17th Summit of Heads of State or Government, Final Document, September 2016).
Au-delà des affirmations d’une opposition persistante de principe, une autre manière de critiquer l’argument de la paix par la guerre est de le juger au regard de ses propres objectifs. A-t-on eu raison de faire confiance à George W Bush et à son successeur pour répandre la paix en Irak et au Moyen Orient, ou en Afghanistan, ou plus tard en Libye ? Poser la question, c’est presque y répondre et, plus de dix ans plus tard, ce slogan (« Mission accomplished ») affiché à l’occasion du discours du président des Etats-Unis sur le porte-avion USS Abraham Lincoln le 1er mai 2003 ferait presque sourire autant que le visionnage de la vidéo des Fugs.
« La guerre, c’est la paix », comme l’indiquait un slogan diffusé par Big Brother dans le roman de George Orwell, 1984. La formule paraît, comme cet autre oxymore qu’est la « défense préventive », absurde. Et elle l’est, tant à première vue qu’après mûre réflexion. Il est des occasions ou la dénonciation par l’absurde est plus percutante et efficace que de longs développements qui feraient trop d’honneur à un argument. C’est peut-être tout le mérite des Fugs de nous le rappeler.
Paroles :
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Near or middle or very far east
Far or near or very middle east
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
If you don’t like the people
or the way that they talk
If you don’t like their manners
or they way that they walk,
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
If you don’t kill them
then the Chinese will
If you don’t want America
to play second fiddle,
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
If you let them live
they may subvert the Prussians
If you let them live
they might love the Russians
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
(spoken) Kill ’em, kill ’em, strafe those gook creeps!
The only gook an
American can trust
Is a gook that’s got
his yellow head bust.
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, it’ll
feel so good,
like my captain
said it should
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Kill it will give
you a mental ease
kill it will give
you a big release
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace
Kill, kill, kill for peace