Menée contre un régime radicalement opposé aux notions d’humanité et d’égalité souveraine des États, la Seconde Guerre mondiale incarne, dans l’imaginaire collectif européen, l’idée même d’une guerre juste, au point que même l’Allemagne considère aujourd’hui le 8 mai 1945 comme un « jour de libération », selon l’expression de l’ancien Président fédéral Richard von Weizsäcker, récemment disparu. Le concept de guerre juste est, on le sait, éminemment problématique : étroitement associé à l’idée de punition, il semble en profond décalage avec le droit de la guerre, dont les règles ont pour seul but de limiter les dégâts humains, matériels et environnementaux causés par les hostilités, indépendamment de la qualité morale des belligérants. Le récit uchronique livré par Quentin Tarantino dans son film Inglorious Basterds attaque cette problématique de front, à l’aide d’un grand couteau de chasse. Les juristes attachés au respect du jus in bello devraient-ils lui en tenir rigueur ?
L’histoire se déroule en France. En 1941, nous assistons à l’assassinat de la famille Dreyfus, cachée dans la ferme de Perrier LaPadite (Denis Ménochet), par les hommes du colonel SS Hans Landa (Christoph Waltz). Seule la jeune Shosanna (Mélanie Laurent) arrive à échapper au massacre. Ellipse. L’action reprend quelques années plus tard, avec la création des « Inglorious Basterds », un commando OSS dirigé par le lieutenant Aldo Raine (Brad Pitt). Regroupant essentiellement des soldats américains de confession juive, les Basterds, parachutés en France avant le Débarquement de juin 1944, ont pour but de semer la terreur parmi les soldats allemands en se livrant à diverses exactions. L’action passe ensuite à Paris, où Shosanna, sous un nom d’emprunt, est devenue exploitante de cinéma. Le soldat Frederick Zoller (Daniel Brühl), tireur d’élite dans l’armée allemande et protagoniste d’un film de propagande célébrant ses exploits guerriers (perché dans le clocher d’un village italien, il a abattu, à lui seul, environ 300 soldats américains), se sent irrésistiblement attiré par la jeune femme, qui repousse ses avances. Pour l’impressionner, Zoller la réquisitionne pour un déjeuner avec le ministre de la Propagande, Joseph Goebbels (Sylvester Groth), à qui il suggère d’organiser la première de son film dans le cinéma de Shosanna et d’y inviter toute la nomenklatura nazie, Hitler compris. Shosanna conçoit alors le plan d’incendier son cinéma durant la manifestation, tout en déjouant l’attention du colonel Landa, chargé de la sécurité des lieux. Le commandement anglais qui, lui aussi, a eu vent de cet événement, ordonne au lieutenant Archie Hicox (Michael Fassbender), un critique de cinéma germanophone, de se rendre en France, de prendre contact avec les Basterds et de monter une opération pour exterminer le leadership nazi.
Inspiré des Douze Salopards de Robert Aldrich (1967), et des Inglorious Bastards d’Enzo G. Castellari (1978), le film de Tarantino livre, lui aussi, un message moralement ambigu, à tel point que certains critiques y ont vu une forme d’apologie de crimes de guerre. Si cette qualification nous paraît excessive, il est indéniable que les personnages de Tarantino ne sont pas très à cheval sur le droit de La Haye.
D’un point de vue matériel, ils accumulent les violations des lois de la guerre tout au long du film. Les nazis, conformément à la réalité historique, se livrent à des actes de génocide (assassinat méthodique de la famille Dreyfus au début du film), contreviennent au droit de l’occupation militaire (menace de sanctions collectives par le colonel Landa contre la famille de Perrier LaPadite si celui-ci ne leur livre pas la famille Dreyfus, cachée chez lui) et torturent leurs prisonniers (très brève scène de flagellation). Mais l’accent est clairement mis sur les crimes commis par le commando des Inglorious Basterds : ordre général de refus de quartier, interrogatoires avec menaces de mort, exécution de prisonniers de guerre, actes de torture et traitements inhumains ou dégradants, dépouillement et mutilation des morts (une fois exécutés, les soldats allemands sont scalpés), actes de perfidie dépassant la simple ruse de guerre (les Basterds germanophones se déguisent ainsi souvent en soldats allemands, attirent des membres de la Wehrmacht dans des guet-apens et les tuent froidement, sans sommation). Même l’extermination de l’élite nazie dans le cinéma de Shosanna peut être considérée comme légalement douteuse. Non pas en raison de la présence de quelques civils (l’essentiel des personnes présentes dans la salle sont des responsables militaires nazis, et de ce fait des cibles légitimes, ce qui permet de conclure au respect du principe de proportionnalité), mais parce que l’attaque n’est pas menée par des combattants clairement identifiables en tant que tels – du moins si l’on partage l’avis de Yoram Dinstein qui, de ce fait, conclut à l’illégalité de l’attentat commis en 1941 contre Reinhard Heydrich par les membres de l’armée tchèque secrète, déguisés en civils (Yoram Dinstein, The Conduct of Hostilities under the Law of International Armed Conflict, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2004, p. 95). Plus généralement, on notera le refus des Basterds d’intégrer un principe fondamental du droit des conflits armés, à savoir la distinction entre combattants et non combattants, notamment après la fin des hostilités, comme l’atteste la scène suivante :
On l’aura noté, pour les « Basterds », chaque soldat de l’armée allemande, y compris le simple conscrit de l’armée régulière, est un nazi et, partant, une cible légitime pour le restant de ses jours, même après avoir quitté l’uniforme et donc avoir perdu son statut de combattant au regard du jus in bello. D’où la pratique du lieutenant Raine de graver systématiquement, à l’aide d’un énorme couteau de chasse, une croix gammée sur le front des rares prisonniers qu’il décide d’épargner – non pas par mesure d’humanité, mais pour mieux démoraliser l’ennemi par les récits d’horreur que les survivants ne manqueront pas de raconter sur le compte de ses hommes.
Les personnages principaux des deux camps semblent par ailleurs profondément sceptiques quant à la pertinence du droit des conflits armés. Leur argumentation est fondée sur la conviction que celui-ci ne pourra jamais avoir de sanction effective (cette critique classique n’a pas perdu de son actualité, comme l’attestent les débats actuels autour de l’adhésion palestinienne à la Cour pénale internationale). C’est d’abord le cas de Hans Landa qui, bien qu’ayant constitué un rouage essentiel de la machine génocidaire nazie en France, sait que les Américains, plutôt que se sentir obligés de le soumettre à une justice qui, selon lui, aurait nécessairement été celle des vainqueurs (il évoque avec dégoût la perspective d’être jugé par un « tribunal juif »), lui accorderont volontiers l’impunité pour des raisons d’opportunité militaire et politique. Celles-ci sont assez tangibles il est vrai, puisque ce que propose le colonel Landa, c’est d’assurer la fin rapide de la guerre en permettant l’élimination quasi-intégrale du leadership nazi – mais cela n’enlève rien au caractère imprescriptible des crimes qu’il a commis.
L’argumentation d’Aldo Raine n’est pas moins cynique (mais d’autant plus valable qu’il n’y avait pas à l’époque de Cour pénale internationale pouvant intervenir en cas d’absence de sanction effective des crimes de guerre en interne) : lui et ses hommes n’ont pas grand-chose à craindre, car même au sein d’une armée qui a pour consigne de respecter le droit de la guerre, les contrevenants ne sont que rarement poursuivis avec toute la rigueur de la loi.
Plus fondamentalement, on peut cependant se poser la question de savoir si les personnages de Tarantino n’ont pas une autre raison de ne pas se sentir liés par les règles du jus in bello, à savoir l’inapplicabilité du droit des conflits armés en l’espèce. De fait, le film recèle trois arguments en ce sens, dont seul le dernier nous semble recevable en définitive.
Le premier, qui est également le plus explicite, apparaît au début du deuxième chapitre du film, lors de la scène de recrutement des « Basterds », inspirée de celle des « Douze Salopards ». Il concerne l’application ratione personae du droit des conflits armés aux soldats allemands, clairement mise en doute par Aldo Raine.
On le voit, selon l’officier en charge des Basterds, les nazis auraient, en raison de leurs crimes contre l’humanité, perdu le droit de se voir traiter avec humanité, c’est-à-dire conformément au droit de la guerre, par leurs ennemis. (« I didn’t jump out of a fucking airplane […] to teach the Nazis lessons in humanity. Nazis ain’t got no humanity »). Aldo Raine insiste également sur le caractère punitif de la campagne de terreur qu’il entend mener contre l’occupant allemand. En cela, il semble donc confirmer l’analyse de Carl Schmitt qui, dans son Nomos de la Terre (1950), voyait dans la pratique étatique de la première moitié du XXe siècle une renaissance de la doctrine de la guerre juste telle que créée par Saint Augustin, y compris dans sa dimension punitive, avec des conséquences désastreuses pour le jus in bello. Cette analyse ne correspond cependant pas entièrement au droit positif en vigueur à l’époque : si la Seconde Guerre mondiale a donné lieu à des représailles de la part des Alliés – l’anéantissement de la plupart des villes allemandes en réponse au bombardement des villes anglaises au début de la guerre en est l’exemple le plus connu – il n’y a jamais eu, dans leurs relations avec l’Allemagne, de mise à l’écart totale du droit de la guerre.
Un deuxième argument, moins évident à première vue, mérite néanmoins d’être discuté lorsqu’on examine attentivement certains détails du film. Il s’agit de la question de l’applicabilité ratione materiae du droit international des conflits armés. En d’autres termes, les hostilités montrées dans le film se déroulent-elles dans le cadre d’un conflit armé international ? A priori, on serait tout de suite tenté de répondre par la positive : des soldats Américains parachutés en France occupée pour tuer des soldats de l’armée d’occupation allemande ; difficile d’imaginer une situation plus conforme aux critères du conflit armé international. Mais un détail dans le bureau de Hitler, montré au cours de la deuxième partie du film, soulève une question troublante : sommes nous vraiment en France ? Ou même : sommes-nous encore dans le cadre d’un ordre juridique international fondé sur l’égalité et la souveraineté des États ?
La carte de « La nouvelle Europe dirigée par l’Allemagne » (Das neue Europa unter Deutschlands Führung) accrochée dans le bureau de Hitler ne reflète aucunement la complexité administrative des territoires conquis par les nazis, composés d’États occupés mais restés formellement souverains (comme la France vichyste), des zones soumises à « administration civile » (CdZ-Gebiete), c’est-à-dire en voie d’annexion (comme le Luxembourg, l’Alsace ou la Moselle), le Gouvernement général de Pologne, les territoires sous occupation militaire pris à l’URSS, etc., etc. Dans l’uchronie de Tarantino en revanche, la carte de l’Europe continentale se résume, si l’on fait abstraction des États restés neutres, au « Grand Reich Allemand » (Großdeutsches Reich) entouré de « Protectorats de l’Ouest » (Westprotektorate), « de l’Est » (Ostprotektorate), « du Sud-Est » (Südostprotektorate) et « du Sud » (Südprotektorate). Le caractère uchronique de la carte est par ailleurs renforcé par la transformation de la Turquie du Président Inönü en « Osmanie ». À partir de ces constatations, on peut affirmer sans trop d’hésitation que, pour les nazis du film, la situation de l’Europe est celle d’un « Grand Espace » (Großraum) sous domination allemande. Le concept de Grand Espace avait été introduit dans le débat juridique par Carl Schmitt qui, lors d’un colloque organisé à l’Université de Kiel le 1er avril 1939, soit juste après la création du « Protectorat de Bohême-Moravie » (Reichsprotektorat Böhmen und Mähren), avait proposé l’établissement d’un ordre international fondé non plus sur l’égalité souveraine des États, mais sur la coexistence de plusieurs Grands Espaces dominés chacun par une puissance hégémonique (Reich) assurée de pouvoir y agir librement, en vertu d’un principe de non-intervention des puissances étrangères à l’espace en question, principe que Schmitt voulait inspiré de la doctrine Monroe. Au cours de la guerre, ce concept, dont le statut juridique était quelque peu incertain (droit positif en gestation ? proposition de lege ferenda ?), avait fait l’objet d’une relecture radicale par un certain nombre de juristes issus des rangs des SS, en particulier Werner Best (1903-1989). Considérant le schéma proposé par Schmitt comme beaucoup trop étatiste, Best lui opposa celui de Grands Espaces fondés uniquement sur les « lois de la vie », cette espèce de droit naturel raciste développé depuis les années 1920 par les universitaires allemands à tendance völkisch. Ces idées, très doctement exposées dans le cadre, notamment, des glaçants Mélanges en l’honneur de Heinrich Himmler (Werner Best, « Grundfragen einer deutschen Großraum-Verwaltung », in Werner Best, Reinhard Höhn, Helmut Seydel, Wilhelm Stuckart (eds.), Festgabe für Heinrich Himmler, Darmstadt, L. C. Wittich, 1941, pp. 33-60) et de la revue juridique nazie Reich – Volksordnung – Lebensraum (RVA), avaient tendance à nier l’existence d’un ordre juridique international. La logique de Best et de ses acolytes était implacable : pas de droit international, pas de droit international des conflits armés : seules les « lois de la vie » s’imposent, avec toute leur rigueur. Dans le cadre d’une disparition de l’ordre juridique international au profit d’une juxtaposition de Grands Espaces refermés sur eux-mêmes, on pourrait se dire que les Basterds auraient effectivement le droit de sévir comme ils l’entendent. En réalité, il n’en est rien. Non seulement les nazis du film ne semblent pas avoir tout à fait intégré la logique völkisch : « La fierté de la Nation », titre du film de propagande nazi fictif projeté dans le cinéma de Shoshana, est radicalement incompatible avec celle-ci, dans la mesure où il cite un concept que les vrais nazis abhorraient. Mais surtout, transportés plus tard dans le bureau de Churchill, nous constatons avec soulagement que les Alliés, appliquant la doctrine Stimson (non-reconnaissance des situations créées par le recours illicite à la force), ne reconnaissent pas les prétentions nazies sur l’Europe et considèrent que la France, même occupée, continue à exister en tant que telle et dans ses frontières de 1939, tout comme les autres États européens. Ils doivent donc nécessairement considérer que l’ordre juridique international et les règles matérielles du droit de la guerre continuent, eux aussi, à exister.
L’argument qui me pousse à conclure à l’inapplicabilité du droit de la guerre aux personnages de Tarantino apparaît à la fin du film, lors du grand massacre de nazis dans le cinéma de Shosanna. Dans une mise en abyme qui peut également être lue comme une réponse aux critiques l’accusant de banaliser des crimes de guerre, Tarantino nous montre des extraits de La fierté de la Nation, le film de propagande fictif réalisé par les services du docteur Goebbels pour glorifier les exploits du jeune Zoller, sorte de American Sniper à l’allemande.
Les images projetées ne montrent ni ne glorifient aucun crime de guerre : Zoller, en abattant froidement, un à un, les soldats américains qui viennent l’attaquer dans son clocher, ne viole aucunement le droit international. À vrai dire, se conformant à une pratique que David Kennedy a critiquée dans son ouvrage Of Law and War sur les usages pervers de droit de la guerre, il pourrait même être tenté de rechercher, dans son respect scrupuleux du jus in bello, le fondement éthique de sa décision consistant à tuer 300 libérateurs plutôt que de se rendre et de désavouer ainsi le régime criminel qu’il sert. Il n’empêche que le fait de voir Zoller à l’ouvrage provoque au mieux l’ennui, au pire le malaise – à moins d’être un sociopathe comme Hitler qui, lui, adore visiblement cette succession de mises à mort. Le message de Tarantino, qui n’ignore certainement pas que les nazis ont eu le cynisme de réaliser un film dénonçant les conditions de vie dans les camps de concentration anglais pendant la guerre des Boers (Ohm Krüger de Hans Steinhoff , Karl Anton et Herbert Maisch, sorti en 1941), est clair : le respect du droit de la guerre par des personnages de fiction n’est pas un gage de moralité de ceux qui s’identifient à eux ; les atrocités commises et assumées par les Basterds n’impliquent pas que ceux qui apprécient l’effet cathartique de ces scènes sont en voie de devenir des criminels de guerre. Bref, il n’y a pas d’applicabilité du droit des conflits armés ratione cinemae.
Michel Erpelding