Après s’être frotté à tous les VIP imaginables, du banquier à la star hollywoodienne en passant par l’homme politique, le plus célèbre des lieutenants (Columbo, alias Peter Falk) est amené à démontrer qu’un diplomate a commis un crime dans les locaux diplomatiques mêmes. On s’en doute, si les fans de l’homme au basset neurasthénique, à l’imperméable fatigué et à l’inénarrable 403 décapotable ont de quoi se régaler, grâce à ses questions faussement ingénues et à son air « de ne pas y toucher », les spécialistes du droit international et les aficionados des réalités diplomatiques en seront, eux, pour leurs frais. Ce n’est un secret pour personne que la diplomatie fait fantasmer bon nombre de scénaristes ; et ces derniers n’hésitent jamais à laisser libre cours à leur esprit débridé, présentant ce qu’ils croient être le réel pour n’en projeter qu’une image déformée. A cet égard, il va de soi que le mythe de l’extraterritorialité a droit de cité dans le présent épisode : lorsqu’il est dans les murs de l’hôtel diplomatique, Columbo n’est évidemment plus sur le sol américain, mais bien – comme par magie – téléporté à des milliers de kilomètres de là. L’aspect largement galvaudé de l’extraterritorialité et des « chimères » qu’il suscite ayant déjà été traité dans une autre analyse (cf. « L’Arme fatale 2 », par Marco Benatar), nous consacrerons notre analyse à relever quelques erreurs relatives à d’autres questions de droit diplomatique.
Mais commençons par brosser le pitch de l’épisode. Hassan Salah (Hector Elizondo), Premier Secrétaire de la légation du factice Royaume moyen-oriental de Suarie, élabore un scénario pour provoquer une (re)prise en main autoritaire d’un régime qu’il juge probablement trop « libéral » : avec la complicité d’un jeune assistant idéaliste (à qui il fera porter le chapeau par la suite), Salah assassine le chef de la sécurité, Alafa, et déguise le meurtre en un attentat des « radicaux » (terme d’autant plus vague qu’à aucun moment on n’en saura plus sur la nébuleuse conspiratrice qui est ainsi pointée). Ces derniers ont dû s’introduire dans les locaux de la légation pour y dérober des documents confidentiels et faire main-basse sur la petite fortune sommeillant à l’abri du coffre. Bien évidemment, Columbo a rapidement la puce à l’oreille, et en vient à suspecter le Premier Secrétaire. S’en suit un typique jeu du chat et de la souris dont seul le Lieutenant a le secret, et, au terme d’un chassé-croisé qu’on aurait souhaité plus inspiré, celui-ci confondra le suspect. Si, au regard d’autres épisodes, « Immunité diplomatique » (« A Case of Immunity ») n’est pas un grand cru, il soulève néanmoins des observations critiques d’ordre historique, sociologique et, bien évidemment, juridique.
D’un point-de-vue historique, tout d’abord, l’épisode préfère jouer la sécurité du pays inventé – que l’on imaginerait bien être une sorte d’avatar de la Jordanie, telle qu’elle était conduite à l’époque par un jeune souverain, le roi Hussein, à qui ressemble d’ailleurs le monarque de Suarie, avec sa petite taille, ses impeccables uniformes militaires et ses costumes occidentaux, loin des atours très « Mille et Une Nuits » du diplomate Salah qui exhalent par contraste des relents d’arrière-garde (cf. l’intéressant développement que R. COHEN consacre au costume de la diplomatie et à la communication qu’il entraîne, dans Theatre of Power. The Art of Diplomatic Signalling, Londres-New York, Longman, 1987, pp. 60 et 77-84). A l’instar de son épigone du téléfilm, Hussein de Jordanie ne fut-il pas lui aussi tant aux prises avec des éléments réactionnaires qu’avec des sicaires stipendiés par le Kremlin, voire avec des militants palestiniens fedayins qui représentèrent un réel danger pour le trône hachémite (J.-B. DUROSELLE et A. KASPI, Histoire des relations internationales de 1945 à nos jours, Tome 2, 14ème éd., Paris, Armand Colin, 2004, pp. 199 et 352-53) ? Ainsi, la grande Histoire (un renforcement de l’axe Washington-Amman) rencontrait-elle la petite (un sans-grade de la police de Los Angeles « séduit-il », par l’informalité de ses manières, l’amical souverain « libéral » d’une monarchie arabe d’opérette). Amusant aussi – soit dit en passant – le choix de l’aire géographique d’origine de l’assassin. Un Soviétique (ou assimilé) aurait sans doute fait trop cliché ; les Chinois n’occupaient pas encore le devant de la scène ; l’Iran était encore du « bon côté » ; et on laissait aux Français le soin de représenter cinématographiquement « leurs » diplomates africains. Restaient les Arabes. Guerre du Kippour oblige, il fallait trouver un compromis entre le caractère général du « traître », du « coupable », du « méchant », capable d’ourdir un meurtre de sang-froid, et la figure enjolivée du chef d’Etat magnanime et coopératif, adepte de Justice et du châtiment des « Mauvais ». De là, sans doute, le choix jordanien du « petit roi » sympathique : les spécialistes parleraient dans ce cas d’effet miroir (J.-L. BOURGET, L’histoire au cinéma. Le passé retrouvé, s.l., Gallimard, 1992, pp. 125-26).
D’un point de vue sociologique, ensuite, à l’instar d’autres fictions du même tonneau, l’épisode « Immunité diplomatique » permet d’user (mais pas d’abuser…) des ficelles typiques à Hollywood : montrer – et c’est un vrai diplomate qui l’écrit ! – que « les Etats-Unis sont une nation aux certitudes bien ancrées, leurs citoyens éprouv[ant] un sentiment de supériorité morale et cro[yant] fermement à l’excellence de leur système politique et économique » (dixit J. ANDREANI, « Etre ambassadeur auprès de la première puissance mondiale », in S. COHEN (s.l.d.), Les diplomates. Négocier dans un monde chaotique, Paris, Ed. Autrement, p. 45). Ainsi, le gimmick répété du Lieutenant déchirant la dishdasha (c’est-à-dire la robe traditionnelle) du diplomate en marchant dessus, ou les rencontres entre Columbo et Salah, ce dernier (incarnation parfaite du diplomate onctueux et retors) reprenant avec moult mépris ses objet précieux des mains du petit flic californien, n’ont sans doute d’autre but que de divertir les téléspectateurs américains, les confortant dans leurs préconçus culturels vis-à-vis des « Arabes à moustaches » qui portent de drôles de coiffes à carreaux et en viennent à s’occire entre eux pour d’obscures raisons idéologiques. Cependant, ces impairs-là, précisément, analysés sous l’angle des règles en usage, ne sont pourtant guère loin de l’incident diplomatique, qui, même mineur, pourrait être délibérément envenimé à partir du moment où, n’étant pas sujet à une définition juridique, il peut naître de « tout événement mettant en cause les relations de deux ou plusieurs Etats […] », parce qu’il permettrait « de servir d’occasion, de prétexte […] d’affrontement » (A. PLANTEY, Principes de diplomatie, Nouvelle édition, Paris, Pedone, 2000, p. 217, §§ 808-9). Faut-il voir dans l’impassibilité du Premier Secrétaire une manifestation d’une supériorité insupportable vis-à-vis d’un lampiste, ou, plutôt, une illustration de la passivité étrangère vis-à-vis de tout acte un tant soit peu « invasif » d’un bon p’tit gars américain ? Sans doute, inconsciemment, les deux… Quoi qu’il en soit, si Salah s’emporte face à ce qu’il appelle les « affronts » de Columbo, ses menaces n’en restent que verbales.
C’est, enfin, sous l’angle du droit que l’épisode « Immunité diplomatique » mérite amplement un commentaire, à partir du moment où il accumule (et pas seulement pour ce qui est de la supposée extraterritorialité déjà mentionnée) divers erreurs grossières qui, si elles ne font guère ciller les téléspectateurs lambda, ont de quoi amuser le commentateur que nous sommes.
Commençons tout d’abord par le choix – pour le moins intriguant – du titre du personnage d’Hassan Salah : Premier Secrétaire de la légation. A Los Angeles, où coexistent une centaine de consuls (de carrière et honoraires) (http://ceo.lacounty.gov/pdf/LosAngelesConsularCorpsRoster.pdf), le choix d’une légation, à savoir, d’après le dictionnaire Robert, « une représentation diplomatique auprès d’une Puissance où il n’y a pas d’ambassade », laisse perplexe, à partir du moment où les « légations » sont un type de poste qui, à l’instar de ce qui se fait pour la Belgique, n’existe plus, et ont été remplacées par les ambassades et postes assimilés comme les délégations permanentes auprès d’organisations internationales (cf. J. SALMON, Manuel de droit diplomatique, Bruxelles, Bruylant, 1994, p. 65, n°89). Si l’on peut comprendre que l’action ait dû se dérouler à Los Angeles, compte tenu de la juridiction où Columbo exerce ses talents, il eut été plus avisé de revêtir le suspect du titre de consul, puisqu’il n’y a pas de poste diplomatique en Californie (http://www.state.gov/documents/organization/149353.pdf)… Mais il est vrai qu’opter pour un consul ou un consul honoraire aurait sans doute affadi le prestige porté au titulaire du titre et – mais c’est là peut-être en demander trop aux scénaristes de l’épisode – réduit le champ des immunités derrière lesquelles l’assassin eut pu se retrancher (J.-P. PANCRACIO, Droit et institutions diplomatiques, Paris, Pedone, 2007, pp. 253-54, §§ 553-563 ; M. DIDAT, « Le consul honoraire : parent pauvre du droit international ? », A.F.D.I., 2010, pp. 128-129).
Un autre élément involontairement cocasse à propos duquel il faut écrire un mot est la qualification de persona non grata qui frappe Columbo (alors que le pauvre Lieutenant a tant de mal à la prononcer…), parce qu’il importune le diplomate et ose même – l’insolent ! – s’adresser au Roi ! Shocking ! Si l’expression est passée dans la vie de tous les jours, et en vient à désigner couramment, par extension, une personne qui n’est pas la bienvenue dans tel ou tel cercle ou endroit, elle a été utilisée à dessein dans l’épisode, et est dès lors montrée comme une sanction per se prévue par le droit diplomatique. Voilà bien un retournement piquant : alors que, conformément à l’article 9 de la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques [CV], c’est l’Etat accréditaire qui informe l’Etat accréditant que le chef ou tout membre du personnel diplomatique de la mission est persona non grata, la vision qu’en présente la fiction télévisée entraîne qu’un diplomate membre de la mission de l’Etat accréditant utiliserait cette arme de droit diplomatique contre un empêcheur de « cocktailer » en rond, simplement pour lui barrer l’accès aux jardins de la légation… A coup sûr, snobés par les propos latins qui chamarrent si joliment le droit international, les scénaristes ont dû passer à côté du fait que la déclaration persona non grata ne s’appliquait juridiquement qu’aux agents diplomatiques (B. SEN, A Diplomat’s Handbook of International Law and Practice, 3rd ed., 1988, Dordrecht, Martinus Nijhoff, pp. 54-55 ; J.-P. PANCRACIO, Loc. cit., p. 140, § 300), pas à des ressortissants de l’Etat accréditaire, qui plus est s’ils sont étrangers à toute fonction de ce genre.
En lien avec la « perle » précédente, on trouve le fait – relativement répandu au cinéma, et pas seulement américain – que le Premier Secrétaire Salah menace Columbo, à titre de représailles, de lui faire perdre son emploi, en intervenant auprès des autorités de police de Los Angeles. A nouveau, si cette image du diplomate, étranger de haut rang pensant fouler au pied les lois du bon peuple américain, est banalisée dans l’imaginaire collectif, elle contrevient au prescrit de l’article 41, § 1er CV in fine, en vertu duquel le membre d’une mission diplomatique bénéficiant de privilèges et d’immunités n’a pas à s’immiscer dans les affaires intérieures de l’Etat accréditaire. Ironie de l’histoire : la réalité d’une telle intervention aurait pu valoir plutôt au diplomate une déclaration persona non grata ! (cf. B. SEN, Loc. cit., p. 89)
S’il est encore un autre point où le téléfilm s’égare, c’est lorsqu’il montre Columbo allant et venant à sa guise dans la légation, pénétrant même – sans que Salah ne proteste trop vigoureusement d’ailleurs – dans la salle où s’élaborent les messages chiffrés et se passent les communications téléphoniques. Ce serait là une violation flagrante des articles 22 § 1er et 27 § 2 CV, qui empêchent, respectivement, aux agents de l’Etat accréditaire de pénétrer dans les locaux de la mission diplomatique, et la violation de la correspondance officielle de celle-ci, peu importe d’ailleurs la forme prise pour communiquer. Certes, lorsque les forces de police de Los Angeles sont appelées la première fois pour constater l’assassinat du chef de la sécurité de la légation, il y a en quelque sorte une levée d’immunité, puisque c’est le chef de la mission diplomatique qui a requis l’intervention de la police, en constatation de la commission d’une violation aux lois de l’Etat accréditaire (cf. parallèle avec l’affaire Fatemi v. United States, I.L.R. (1967), vol. 34, p.168). Il en va tout autrement des fois suivantes, lorsque Columbo et ses collaborateurs déambulent à leur guise dans les couloirs de la légation. Le seul fait qu’une enquête doive y être menée ne suffit pas à justifier en droit leur présence, le chef de la mission n’ayant pas donné son aval (J.-P. PANCRACIO, Loc. cit., p. 232, § 506), mais ayant été au contraire plus d’une fois mis au pied du mur par le flic matois. Ici aussi, sans doute, s’affiche une volonté délibérée des scénaristes de faire triompher leur petit héros ne payant pas de mine, se jouant des usages protocolaires et autres règles perçues comme surannées, pour démasquer le coupable et rétablir la Justice dans son bon droit.
Columbo ne se permet pas seulement de pénétrer comme bon lui semble dans la légation ; il interroge aussi allègrement un chef de mission, alors que s’il y a des indices qu’une infraction pénale a été commise par Salah, il eut été du devoir du Lieutenant de faire rapport à ses supérieurs et au Secrétariat d’Etat américain (ce qu’il se garde bien de faire…), sans avoir à importuner le diplomate en question : l’article 31, § 1er CV énonçant la règle cardinale de l’immunité de juridiction pénale des diplomates. Corollaire de son immunité de juridiction pénale : le Premier Secrétaire Salah n’est en rien obligé d’apporter son témoignage sur l’affaire en cours (art. 31, § 2 CV). Bien qu’il s’agisse d’une règle établie coutumièrement, on pourrait imaginer que l’Etat accréditant – bénéficiaire in fine de l’immunité – accepte pour des raisons de politique de laisser ses représentants diplomatiques témoigner (J. SALMON, Loc. cit., p. 319, n°417 ; E. DENZA, Diplomatic Law. Commentary on the Vienna Convention on Diplomatic Relations, 3rd ed., Oxford, OUP, 2008, pp. 315-16). Le storyline ayant pris soin de présenter le Roi suarien comme soucieux de Vérité et de bonne coopération avec les services de police US, on pourrait en déduire que son pays donnerait l’aval à une levée de l’immunité de son diplomate, afin qu’il puisse témoigner. Mais à défaut de constater une telle situation dans le téléfilm, ceci reste pure spéculation de notre part. Cependant, encore faudrait-il que le Premier Secrétaire se plie aux exigences de cross examination propres au droit étatsunien, essentielles à la valeur du témoignage, et en vertu desquelles le témoin serait contre-interrogé par la partie adverse (B. SEN, Loc. cit., pp. 160-61).
Colombo et le droit diplomatique from ULB CDI on Vimeo.
Enfin, la cerise sur le gâteau survient lors de la scène finale, dantesque, reproduite plus haut. Certain d’être intouchable, Salah se confesse au Lieutenant, et lui révèle à mots couverts qu’il était bien responsable de la mort d’Alafa, le chef de la sécurité. Cependant, le Roi a assisté en cachette à cette confession, et lui promet d’être déféré à la justice suarienne – qui ne reconnaît précisément pas d’immunité à Salah. S’écriant « qu’en Suarie, ça n’est pas de la Justice, c’est de la barbarie », ce dernier en vient alors à prétendre renoncer de lui-même à la protection que lui confère son statut, pour devenir un justiciable comme un autre, et répondre de ses actes aux U.S.A. Si la scène ménage son lot d’effets théâtraux (Salah se levant et suppliant Columbo de le laisser se délester de son immunité diplomatique), elle culmine avec un ridicule deus ex machina, lorsque le Souverain demande à Columbo (!) si celui-ci accepterait de voir Son Premier Secrétaire traîné en justice en Californie (« Je m’en remets à vous »). En voilà une sacrée promotion pour notre bon Lieutenant à l’imperméable douteux : lui, simple agent de l’Etat accréditaire (à qui la CV ne donne aucune prise sur la levée de l’immunité diplomatique), devient celui qui tient le sort du représentant de l’Etat accréditant entre ses mains ! Pour sûr, voilà qui a dû impressionner les téléspectateurs du Midwest, mais qui fait rugir les glossateurs de l’article 37 CV. A nouveau, toujours ce fantasme (qui dispute la première place du podium à l’extraterritorialité) selon lequel le diplomate serait le « propriétaire » de son immunité, et en disposerait comme il l’entend, sans en référer à son Etat d’origine.
Au vu de tous ces éléments relevés pendant notre enquête (et oui, nous pouvons nous aussi jouer les fins limiers…), on en vient à penser que le Lieutenant aurait, pour une fois, mieux fait de requérir l’avis de spécialistes, plutôt que de recourir aux bons conseils de… sa femme…
Maxime Didat
Collaborateur scientifique au Centre de droit international de l’ULB