Le Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles a lancé, le 15 janvier 2003, un appel concernant le recours à la force contre l’Irak demandant aux pouvoirs politiques du monde entier, et en particulier aux membres du Conseil de sécurité des Nations Unies, de respecter, dans toute décision prise à l’égard de la situation actuelle en Irak, les principes fondamentaux du droit international au nombre desquels figurent l’obligation de ne pas recourir unilatéralement à la force. Il ne s’agissait nullement d’appuyer le régime irakien, mais de rappeler qu’en vertu de la Charte des Nations Unies, les relations internationales doivent être fondées sur des solutions pacifiques et que la décision unilatérale d’un État de recourir à la guerre contre un autre État est exclue par le droit international. Plus de 300 professeurs, assistants, chercheurs et éminents spécialistes du droit international y ont souscrit.
Les textes en langues française, néerlandaise et anglaise sont reproduits ci-dessous. La liste des signataires est disponible ici.
Texte de l’appel en français
Depuis quelques mois, les États-Unis font largement connaître leur intention de lancer une guerre généralisée contre l’Irak. Ils ont, en outre, en collaboration avec le Royaume-Uni, multiplié les actions militaires aériennes, menées régulièrement depuis la fin de la guerre du Golfe en 1991, contre certaines zones du territoire irakien.
Les motifs allégués pour justifier ces recours à la force sont divers. Il s’agit tantôt de se débarrasser du régime dictatorial et sanglant de Saddam Hussein, tantôt de lutter contre le terrorisme international — avec lequel l’Irak entretiendrait certains liens —, tantôt de se prémunir contre une attaque éventuelle émanant de ce régime qui menacerait les intérêts vitaux des États-Unis, et plus largement de la « communauté internationale », car l’Irak détiendrait des armes de destruction massive (nucléaires, chimiques, bactériologiques ou biologiques) ou poursuivrait des recherches pour s’en procurer.
Le déploiement militaire des États-Unis et du Royaume-Uni aux frontières du territoire irakien, ainsi que la recrudescence de leurs attaques aériennes contre certaines parties de ce territoire, montrent que celui-ci est menacé d’une guerre généralisée.
Depuis plusieurs mois, la plupart des médias se bornent à rapporter sereinement ces faits en les accompagnant, le plus souvent, de commentaires techniques sur les forces en présence, les meilleures conditions météorologiques, les plans d’invasion, les armes et autres moyens utilisés, la durée de l’opération, les réactions de l’armée irakienne, etc. On s’intéresse également aux aspects économiques du problème : quels seront les effets d’une guerre éventuelle sur l’économie ? Seront-ils bénéfiques ou néfastes — en particulier pour l’Occident — sur les marchés des matières premières, sur les cours boursiers, sur la croissance ? Parfois, quelques considérations éthiques ou humanitaires émaillent le propos. En revanche, le droit, en particulier le droit international, est à peu près totalement absent de la réflexion.
Les juristes soussignés regrettent, d’une part, cette banalisation d’une guerre annoncée et, d’autre part, cette indifférence à l’égard de la dimension juridique (dans ce qu’elle a pourtant de plus élémentaire) des relations internationales.
Sur ce dernier point, les soussignés rappellent qu’il n’existe pas de conception d’un « nouvel ordre mondial » qui permettrait un recours unilatéral à la force au bénéfice de certains États pour prétendument garantir le respect du droit international. L’un des grands acquis du XXe siècle est précisément la mise « hors la loi » de la guerre, en particulier par la Charte des Nations Unies sur la base de laquelle les principes fondamentaux suivants ont été élaborés :
— la menace ou l’emploi de la force sont interdits et les États sont tenus de régler pacifiquement leurs différends ;
— une guerre d’agression constitue un crime contre la paix ;
— la légitime défense suppose l’existence d’une agression armée préalable ; la « légitime défense préventive » n’est, par conséquent, pas admise en droit international ;
— le Conseil de sécurité dispose de la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales.
Conformément à ces principes, aucune règle de droit international n’autorise un ou plusieurs États à recourir unilatéralement à la force pour changer un régime ou un gouvernement étrangers, aussi détestables soient-ils, ou parce que ce gouvernement possèderait des armes de destruction massive. Seul le Conseil de sécurité pourrait, en fonction de circonstances particulières, décider que de tels faits constituent une menace contre la paix. Il n’a cependant que très rarement considéré que l’existence d’un régime dictatorial était constitutive de menace contre la paix et il n’a jamais qualifié ainsi le fait de développer ou de détenir des armes de destruction massive. À supposer en outre que le Conseil de sécurité qualifie une telle situation de menace contre la paix, ceci ne signifie pas pour autant que la voie du
recours à la force soit la seule réponse adéquate.
À la lumière de ces principes fondamentaux, les soussignés rappellent que :
1) le Gouvernement irakien doit respecter les décisions du Conseil de sécurité ainsi que toutes ses obligations internationales en matière de droits de l’homme et de libertés fondamentales, et de désarmement ;
2) si l’Irak ne respecte pas ces obligations, les États en conflit — dont les États-Unis et le Royaume-Uni — doivent chercher une solution pacifique à leur différend, en particulier en utilisant les mécanismes collectifs mis en œuvre sous l’égide du Conseil de sécurité ;
3) les bombardements menés unilatéralement par les États-Unis et le Royaume-Uni contre certaines cibles en territoire irakien constituent des emplois de la force prohibés par l’article 2 § 4 de la Charte des Nations Unies ;
4) le comportement actuel de ces deux États, qui se préparent ostensiblement à déclencher une attaque massive, constitue plus généralement une menace de recours à la force, également prohibée par l’article 2 § 4 de la Charte des Nations ;
5) le déclenchement unilatéral d’une guerre généralisée contre l’Irak fondée sur les justifications ou prétextes précités constituerait une rupture de la paix et un crime d’agression qualifié comme tel par le droit international ; ce crime engagerait la responsabilité non seulement des États concernés, mais aussi des individus qui, volontairement et en connaissance de cause, ont participé à sa perpétration ;
6) toute participation à une telle guerre aux côtés des États-Unis, y compris toute aide sous quelque forme que ce soit apportée aux États-Unis par des gouvernements tiers ou une organisation régionale, constituerait aussi une violation du principe du non-recours à la force.
7) La position des États membres du Conseil de sécurité doit être guidée par le souci d’assurer le contrôle de l’armement de l’Irak selon des voies pacifiques, et, à cette fin, il convient de préférer à toute utilisation de la force, la poursuite du régime d’inspection mis en place par la résolution 1441 (2002) du Conseil de sécurité.
Les soussignés rappellent également qu’une telle guerre — quelle que soit la précision technique des moyens utilisés — risque très probablement d’infliger à la population civile des pertes et des dommages qui seront disproportionnés par rapport aux objectifs poursuivis, et ce, en violation des règles fondamentales du droit international humanitaire.
À moins d’admettre qu’il n’est d’autre droit international que la loi du plus fort, les soussignés appellent les responsables politiques à fonder leurs décisions sur les principes de droit international précités et rappellent à tous les membres du Conseil de sécurité — en dépit des pressions dont ils peuvent faire l’objet de la part des États-Unis — que les pouvoirs que possède le Conseil de sécurité dans l’exercice de sa responsabilité principale pour le maintien de la paix doivent être utilisés dans le respect du droit international et, en particulier, des buts et principes des Nations Unies.