Le voyage de Marcel Gross (Philippe Collin et Sébastien Goethals, Futuropolis, 2018) – Une analyse de A.-C. Martineau

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« Le voyage de Marcel Gross » est un voyage dans le temps, un retour sur un épisode à la fois douloureux et occulté de la deuxième guerre mondiale. Les premières planches plantent le décor : nous sommes le 11 octobre 2009 et Marcel Gross, un vieil homme de 83 ans, se retrouve devant un mystérieux juge qui l’interroge sur son passé. Les questions portent sur les événements datant du 28 juin 1944, jour où Marcel, alors jeune Alsacien de 17 ans, rejoint la Waffen SS, trois mois après le débarquement des Alliés en Normandie. Au fil des pages, nous voyons Marcel se remémorer avec émotion ce jour fatidique où, comme 10 000 de ses camarades Alsaciens « malgré-nous », il fût embrigadé dans la Waffen SS. Pour le juge qui instruit son affaire, il va falloir convaincre le tribunal qu’il n’a pas été un criminel nazi. Comment déterminer la responsabilité de Marcel, dans la mesure où il a été enrôlé de force dans la Waffen SS, tristement réputée pour ses massacres de civils ?

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Le droit est là, il surplombe le récit. C’est en effet un juge d’instruction qui amène Marcel Gross à revenir sur son passé ; il lui parle de tribunal, de procédure judiciaire, d’huissier, d’audience, de condamnation et de chefs d’accusation. « C’est le tribunal qui décidera de votre innocence ou de votre culpabilité, monsieur Gross » (p. 18). Marcel est accusé d’avoir signé un engagement chez les Waffen SS à l’été 1944 et, dans ce cadre, d’avoir participé au massacre de centaines de civils dans le village de Marzabotto en Italie à l’automne 1944. Mais la confrontation entre Marcel et le juge dépasse le seul cadre juridique ou la seule détermination de ce qui est légal et illégal. Il est demandé à Marcel de se replonger dans ses souvenirs afin de faire éclater la vérité avec un grand V, pour ainsi dire. « Nous sommes là pour sonder la vérité de votre cœur, Monsieur Gross » (p. 18), explique le juge d’instruction, « c’est le moment ou jamais de libérer votre cœur » (p. 19). On notera que la greffière s’appelle « Madame Coscienza » (p. 172) et qu’elle aussi invite Marcel à l’introspection : « essayez d’être le plus sincère possible avec le juge d’instruction », car il est là pour « sonder la vérité de votre âme » (p. 12). Même si les personnages oscillent ainsi entre les langages juridique, éthique et religieux, c’est à travers le langage du droit international qu’est menée l’enquête : Marcel est-il, oui ou non, un « criminel de guerre » (p. 18) ?

Marcel Gross récuse le premier chef d’accusation : il n’était pas volontaire pour se battre et, contrairement à ce que laisse entendre le juge, n’a pas rejoint la Waffen SS de son plein gré (p. 17). Philippe Collin donne ici une leçon d’histoire : on savait que près de 130 000 « malgré-nous » s’étaient retrouvés enrôlés dans l’armée de terre, la Wehrmacht. Mais plusieurs milliers ont aussi été enrôlés de force dans la Waffen SS alors que l’on pensait, le plus souvent, qu’il n’y avait eu que des volontaires. Marcel explique qu’il n’avait pas le choix, qu’il était pris au piège : refuser, c’était déserter, au risque de provoquer des représailles contre sa famille, tandis qu’un suicide serait assimilé par les nazis à une désertion, ce qui entraînait la déportation de sa famille (p. 89). Mais qu’en est-il des effets de cette conscription obligatoire, celle-ci s’étant prolongée dans le temps ? Au fil des pages, on assiste à la naissance d’une amitié entre Marcel et son chef qui, bien que SS, est révulsé par l’exécution des civils. Des opportunités –voire des promotions– se présentent également à Marcel qui s’avère être un bon joueur de foot, ce sport étant apprécié par le funeste général Otto Baum. Ce dernier protège un temps le jeune Marcel en le retirant du front…

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Le deuxième chef d’accusation renvoie à l’un des massacres commis par la 16e division blindée de Grenadiers Reichsführer SS, dont Marcel faisait partie. Entre le 29 septembre et le 5 octobre 1944, la 16e division a encerclé le village de Marzabotto dans le nord de l’Italie et a massacré près de 800 habitants –femmes, enfants et vieillards confondus. Les anciens, des cadres nazis initiés à la sauvagerie du front de l’Est, observent les recrues : vont-elles tirer ? Marcel, qui voulait vivre, a lancé sa grenade. On notera que, dans les années 1990, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a eu à établir la responsabilité de combattants ayant commis des crimes de guerre sous la menace de mort. Dans l’affaire Erdemovic, un jeune croate enrôlé de force et ayant participé à des exécutions sommaires a avancé l’argument de « l’extrême nécessité née de la contrainte et de l’ordre supérieur ». Cet argument a tout d’abord été rejeté par la Chambre de première instance, laquelle a jugé que la défense n’avait produit aucun élément pouvant corroborer la version des faits présentée par l’accusé et que la contrainte n’était pas un argument recevable pour exonérer la responsabilité pénale en droit international.[1] Suite à un jugement en sens inverse de la Chambre d’appel, la Chambre de première instance est revenue sur sa décision et a finalement estimé que l’accusé disait la vérité lorsqu’il déclarait avoir commis les actes en question sur l’ordre de ses supérieurs assorti de menaces de mort. Il s’agit, a indiqué la Chambre, d’une circonstance atténuante qui ne peut être considérée comme une excuse absolutoire mais qui permet d’imposer une peine d’emprisonnement moins lourde.[2]

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Là où Philippe Collin (le scénariste) et Sébastien Goethals (qui signe les dessins) sont particulièrement ingénieux, c’est qu’ils interrogent ce voyage au bout de l’horreur plus qu’ils ne le jugent. Au lieu de prendre partie, ils invitent le lecteur à se demander : quelle marge de manœuvre avait Marcel ? Et surtout : qu’aurions-nous fait à sa place ? De manière subtile, évitant tout manichéisme, la BD nous entraîne dans l’univers complexe et tragique de celui qui fut contraint d’endosser l’uniforme de ses ennemis. Pour cela, Philippe Collin offre des dialogues à la fois percutants et nuancés, tandis que les dessins de Sébastien Goethals soutiennent les aller-retours entre le présent et le passé. Les plans du passé sont moins nets et précis que ceux du présent ; ils s’estompent dans une forme de lavis aquarelle tantôt de couleur bleue (rappelant le froid), tantôt de couleur orange (soulignant l’oppression).

De nos jours, la question de la participation des civils –et en particulier des enfants– dans les conflits armés préoccupe de nombreux spécialistes de droit international.[3] Comment le droit international d’après-guerre a-t-il traité cette question ? Avec l’adoption de la Convention de Genève en 1949, l’enrôlement de force a été prohibé sur le plan international. En effet, l’article 52 dispose que : « Des réquisitions en nature et des services ne pourront être réclamés des communes ou des habitants, que pour les besoins de l’armée d’occupation. Ils seront en rapport avec les ressources du pays et de telle nature qu’ils n’impliquent pas pour les populations l’obligation de prendre part aux opérations de la guerre contre leur patrie ». Quelques années plus tôt, en 1945-1946, le Tribunal militaire international de Nuremberg avait été amené à statuer sur la question. Dès l’acte d’accusation, le Tribunal de Nuremberg a qualifié l’enrôlement forcé des populations occupées d’Alsace-Lorraine, du Luxembourg, de Belgique, de Pologne, etc. dans les forces armées allemandes de « crimes de guerre ». De manière intéressante, les auteurs de cet acte n’ont pas classé l’enrôlement de force sous la même rubrique que la déportation des civils en vue du travail forcé, mais en ont fait le contenu substantiel d’une rubrique à part relative à la « germanisation forcée » de populations occupées.[4] Ils auraient pu décider d’en faire une forme de déportation à des fins de travail forcé, mais cela aurait peut-être mis à mal les pratiques de certaines puissances coloniales qui avaient, jusque-là, eu recours à la conscription forcée de populations colonisées (qui ne leur avaient rien demandé). En effet, les puissances coloniales –et en particulier la France et la Belgique– ont utilisé le recrutement de force des sujets coloniaux pour le compte de l’armée jusqu’au moins l’entre-deux-guerres.[5]

La lecture du « Le voyage de Marcel Gross » prend une tournure particulière à partir du moment où l’on sait que Marcel est le grand-oncle de Philippe Collin, le scénariste de la BD. Ce dernier avait choisi de couper tout contact avec son grand-oncle lorsqu’il avait appris son engagement dans la Waffen SS, pensant à tort que cet engagement avait été volontaire. « A l’origine », dit Philippe Collin, « je voulais écrire un récit pour réparer mon erreur. Au final, j’ose espérer que mon grand-oncle est devenu le porte mémoire de tous les malgré-nous ».[6] Cette vélléité pose la question des rapports entre mémoire, justice et vérité. Depuis le Tribunal de Nuremberg, de nombreux tribunaux nationaux et internationaux ont été mis en place pour concrétiser le « droit à la vérité ». Celui-ci apparaît d’ailleurs comme la nouvelle panacée de la communauté internationale face aux crimes d’ampleur massive commis sous des régimes autoritaires ou lors de conflits armés : « on lui prête ainsi plusieurs vertus allant de la « réconciliation » ou de la « guérison » des sociétés en « mal d’archives » divisées sur un passé violent, à la restauration de la « dignité » des victimes, en passant par la facilitation de leur travail de deuil et la garantie que les crimes ne se reproduisent plus à l’avenir ».[7] Pourtant, comme le montre Patricia Naftali dans son ouvrage sur le sujet, rien ne va de soi et le « droit à la vérité » présente de nombreuses ambivalences en raison de la diversité de ses représentations et de ses réappropriations successives au fil du temps.


  1. Procureur c. Erdemovic, affaire n° IT-96-22-A, jugement de condamnation, 29 novembre 1996. Voir aussi les opinions individuelles émises par différents juges de la Chambre d’appel, arrêt du 7 octobre 1997.
  2. Procureur c. Erdemovic, affaire n° IT-96-22-A, jugement de condamnation, 5 mars 1998.
  3. L’UNICEF estime à 250 000 le nombre d’enfants qui prennent part à des conflits armés dans le monde. https://www.unicef.fr/article/le-protocole-facultatif-sur-la-participation-des-enfants-aux-conflits-armes
  4. Cf. le point J des explications relatives aux crimes de guerre : https://avalon.law.yale.edu/imt/count3.asp
  5. Michel Erpelding, Le droit international antiesclavagiste des « nations civilisées » (1815-1945), Institut Varenne, Paris, 2017, pp. 292-294.
  6. Conférence de Philippe Collin, « Qu’aurais-je fait à la place de Marcell Gross ? », disponible sur internet : https://www.dna.fr/actualite/2019/03/18/philippe-collin-qu-aurais-je-fait-a-la-place-de-marcel
  7. Patricia Naftali, La construction du « droit à la vérité » en droit international, Bruylant, Bruxelles, 2017 at la p. 3.

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