Peut-on tirer sur n’importe qui ? par Martyna Fałkowska et Alexandre Faudon

Performance du 7 mars 2015 -  La soldate est incarnée par Martyna Fałkowska et le professeur par Alexandre Faudon

Performance du 7 mars 2015 – La soldate est incarnée par Martyna Fałkowska et le professeur par Alexandre Faudon

Une scène avec un écran en fond contenant la question, en grands caractères : « peut-on tirer sur n’importe qui ? ». Pendant qu’une musique martiale retentit (Ennio Morricone : The Battle of Algiers : https://www.youtube.com/watch?v=m3-o5LJ_Gow ), une femme en uniforme militaire et un homme en pantalon et veste (non assortis) de velours côtelé, chemise et cravatte mais le tout dans une allure quelque peu négliglée, entrent en scène. Elle marche en rythme régulier, de manière saccadée. Lui adopte en revanche une démarche souple et décontractée. Elle se place à gauche de la scène, debout, jambes légèrement écartées, le regard droit et fixe, les bras derrière le dos avec les deux mains qui s’y joignent. Il se place sur une chaise située de l’autre côté, et feuillette nonchalemment un code de droit humanitaire tout en portant, de temps à autre, une pipe à ses lèvres.

La musique s’arrête et un extrait de « La Bataille d’Alger » est projeté sur l’écran. Pendant la projection, la soldate continue à regarder fixement devant elle, tandis que le professeur tourne négligemment les pages de son livre.

Sur le fond de l’écran apparaît alors une photo représentant des militaires en pleine réunion.

word-imageLa soldate s’avance de manière résolue vers le centre de la scène et regarde le public d’un air sévère et grave. Elle parle fort, sur un ton martial et péremptoire (les termes sur lesquels elle insiste sont surlignés en gras).

Soldate :

« Comment les reconnaître? C’est une excellente question, vous en conviendrez Messieurs. Parce qu’au fond: qui est notre ennemi à l’heure actuelle? Je ne sais pas vous mais moi, cet extrait me fait étrangement penser à notre situation d’aujourd’hui.

Les règles d’engagement RoE [acronyme, chaque lettre est prononcée avec insistance, en phonétique anglaise], le droit de la guerre nous interdisent d’attaquer des civils. C’est le principe de distinction: il faut faire la différence entre combattants et civils ; interdiction d’attaquer les civils. Roger that?

Encore faut-il qu’on puisse effectivement identifier les civils – pour ne pas les attaquer! Concrètement la question est : contre qui nous battons-nous?

^Réponse : Contre un ennemi que l’on arrive pas à reconnaître sur le terrain!

En mission l’objectif = identifier la cible. La question est : lequel parmi tous ces hommes, femmes, vieillards et enfants est le civil que nous nous devons de protéger et lequel est le terroriste que nous devons abattre avant qu’il n’en fasse pareil avec nous.

La question subsidiaire est : dans quelles circonstances peut-on tirer?

Réponse : les manuels militaires vous diront que vous avez le droit d’utiliser la force en cas d’ACTE HOSTILE ou d’INTENTION HOSTILE. Autant quand on vous tire dessus, vous aurez peu de mal à dire qu’il s’agit d’un acte hostile autant évaluer une intention… relève d’un exercice des plus laborieux.

Ces mêmes manuels énumèrent les indicateurs d’intention hostile : un individu qui pointe une arme ou qui adopte un profil d’attaque, qui transmet des informations sur le choix des objectifs. C’est très bien tout ça. Un soldat entraîné pourra reconnaître ces signaux.

Mais dans le contexte particulier d’un conflit, surtout d’un conflit en milieu urbain, d’une guerre contre le terrorisme, tous ces indicateurs restent très peu maniables.

Vous savez ce qu’on nous reproche, la même chose qu’on nous a déjà mis sur le dos au moment de l’Iraq et de l’Afghanistan : qu’on tire sur tout ce qui bouge et qu’on respecte pas les populations civiles. Qu’on bombarde à l’aveugle, sans discrimination.

Les civils, mon oeil – ce sont des combattants! N’importe lequel d’entre eux peut cacher des explosifs sur lui. Ils s’imaginent qu’on va attendre que le mec nous tire dessus ou se fasse exploser pour réagir?

Constat : Nous ne pouvons pas gagner la guerre sans y laisser notre vie si nous suivons les règles du droit de la guerre. Ils n’y connaissent rien à la guerre ces académiques, ces humanitaires et ces bureaucrates ».

La soldate se retire et se replace sur la gauche de la scène, debout, toujours jambes légèrement écartées, regard droit et mains derrières le dos. En fond, l’image d’une réunion d’officiers disparaît, et laisse la place à une autre représentant un grand auditoire rempli d’étudiants.

Le professeur ôte la pipe de sa bouche, se lève lentement et vient se placer au devant de la scène.

Professeur :

word-image« Chers étudiants, comme vous venez de le voir dans cet extrait, distinguer les combattants des civils est un problème d’une importance capitale.

Ce qui est à l’oeuvre ici, c’est un principe fondamental du droit international humanitaire. Ce principe, c’est le principe de distinction qui exige que les parties à un conflit armé fassent en tout temps la distinction entre la population civile et les combattants, et ce, afin que les attaques ne soient jamais dirigées contre des civils.

word-imageAutrement dit, les termes du problème sont : primo, qui sont les civils, secundo, quels sont les moyens de les protéger.

Nous allons aujourd’hui essayer d’y voir plus clair en répondant à la première question : qui sont les civils ?

Au titre de l’article 50 du Premier protocole additionnel aux Conventions de Genève de 1949, les civils sont les personnes qui ne sont pas des combattants. On ne peut faire plus logique, n’est-ce pas ? ».

[Le fond d’écran suivant s’affiche sur scène]Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977Article 50: Définition des personnes civiles et de la population civile

1. Est considérée comme civile toute personne n’appartenant pas à l’une des catégories visées à l’article 4 A, 1), 2), 3), et 6) de la IIIe Convention et à l’article 43 du présent Protocole. En cas de doute, ladite personne sera considérée comme civile.

2. La population civile comprend toutes les personnes civiles.

3. La présence au sein de la population civile de personnes isolées ne répondant pas à la définition de personne civile ne prive pas cette population de sa qualité.

« Deux remarques importantes à cet égard. Notez bien. En premier lieu, le 1er paragraphe de cet article dispose qu’en cas de doute sur le statut d’une personne, celle-ci devra être considérée comme civile. En second lieu, le 3e paragraphe de cette même disposition indique, comme vous pouvez le lire, que la présence de combattants isolés au sein d’une population civile ne prive pas cette dernière de son statut.

Ces développements nous mènent à un second questionnement : qui sont les combattants ?

Par un lecture croisée des articles 4 de la IIIe Convention de Genève de 1949 et des articles 43 et 44 du Premier protocole additionnel, la réponse suivante peut être apportée ».

[Le fond d’écran suivant s’affiche sur scène]CombattantsLes combattants sont les membres de toutes les forces, groupes et unités armés qui :

1. sont organisés et placés sous un commandement responsable ;

2. sont soumis à un régime de discipline assurant notamment le respect du DIH ;

3. portent un signe distinctif et reconnaissable à distance ;

4. portent ouvertement les armes.

« En gros, les combattants sont les membres de tous les groupes armés qui :

[il passe rapidement les éléments en revue]

  • sont organisés et placés sous un commandement responsable ;
  • sont soumis à un régime de discipline ;
  • portent un signe distinctif ;
  • et portent ouvertement les armes.

Ces critères peuvent vous sembler un rien techniques, pourtant il ne font que retranscrire l’image que vous avez sans doute du combattant.

Le droit international humanitaire, c’est avant tout une question de bon sens.

J’en veux pour preuve, le 3e paragraphe de l’article 44 du Premier protocole additionnel qui reconnaît l’existence de certaines conditions dans lesquelles les combattants ne peuvent se distinguer de la population civile ».

[Le fond d’écran suivant s’affiche sur scène]Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), 8 juin 1977Article 44 § 3 : Combattants et prisonniers de guerre

3. Pour que la protection de la population civile contre les effets des hostilités soit renforcée, les combattants sont tenus de se distinguer de la population civile lorsqu’ils prennent part à une attaque ou à une opération militaire préparatoire d’une attaque. Etant donné, toutefois, qu’il y a des situations dans les conflits armés où, en raison de la nature des hostilités, un combattant armé ne peut se distinguer de la population civile, il conserve son statut de combattant à condition que, dans de telles situations, il porte ses armes ouvertement :

a) pendant chaque engagement militaire ; et

b) pendant le temps où il est exposé à la vue de l’adversaire alors qu’il prend part à un déploiement militaire qui précède le lancement d’une attaque à laquelle il doit participer.

Les actes qui répondent aux conditions prévues par le présent paragraphe ne sont pas considérés comme perfides au sens de l’article 37, paragraphe 1 c.

« Dans ce cas, le droit international sait se faire simple : est combattant celui qui porte ouvertement les armes pendant une attaque et pendant le déploiement précédant celle-ci.

N’est-ce pas ce à quoi vous pensez lorsqu’on vous parle d’un combattant?

A vous regarder, je sens poindre une question dans l’auditoire : quid des personnes civiles qui, sans porter ouvertement les armes, sans être des combattants, participent de façon sporadique au conflit ?

Si un charmant bambin parvient à se procurer une grenade disons et à l’utiliser contre des soldats, reste-t­il un civil ?

A cette question, le droit international humanitaire fournit une réponse simple : les personnes civiles perdent leur protection si elles participent directement aux hostilités.

Bon sens encore une fois, n’est plus civil celui qui participe directement au conflit.

Au fait, vous n’avez rien contre la pipe au moins ? »

Le professeur va lentement se rassoir, et fume à nouveau sa pipe. En Le fond d’écran suivant s’affiche sur scène, l’image représentant l’auditoire disparaît, et laisse la place à celle représentant la réunion de militaires. La soldate avance à nouveau vers le devant de la scène.

Soldate :

word-image« Ah le fameux principe de distinction! Oui, le droit de la guerre nous donne des éléments pour identifier les “combattants”.

La question est : comment identifier les combattants?

Réponse :

primo : évaluer la présence d’un signe distinctif

secundo : déterminer la présence d’ armes.

Exemple : janvier 2015, attentat-suicide sur un marché au Nigeria

Bilan : plus de 20 morts.

Auteur : une fille de dix ans et sa ceinture d’explosifs.

  • Présence de signe distinctif? NEGATIF : Justement, tout est fait pour ne pas se distinguer de la population civile, ça fait partie de la stratégie mise en place.
  • Présence d’armes visibles? Même chose! NEGATIF : ce n’est pas pour rien qu’ils cachent leurs explosifs sous les vêtements, dans des voitures, des paniers ou que sais-je.

Et je ne parle même pas des autres critères, l’histoire du commandement responsable et du régime de discipline assurant le respect du droit de la guerre.

Pensent-ils sincèrement qu’en ayant une fraction de seconde pour décider si je tire avant de me faire tirer dessus, une vérification de telles données est possible? »

La soldate prend une attitude faussement candide.

« Heu, excusez-moi Monsieur, pardonnez moi de vous déranger mais en vue du tir que je voudrais effectuer sur votre personne, je me demandais si vous apparteniez à un groupe organisé placé sous un commandement responsable ».

Elle revient à sa position et à son ton de voix initiaux.

« Leurs critères sont dépassés! Ils ne correspondent pas à la réalité du terrain – on ne se bat plus contre une armée régulière en uniforme, bien ordonnée, bien visible et que l’on distingue clairement de la population civile. Afghanistan, Iraq, Syrie, Lybie, Mali, et encore maintenant cette histoire d’Etat islamique et de Boko Haram … Et là ce ne sont que les plus récents! Pire encore, avec leurs histoires d’enfants soldats au Soudan, en Centreafrique, en Sierra Léone : même des gamins de sept ou huit ans deviennent l’ennemi. Mais un ennemi qui est encore plus difficilement identifiable.

Tenez, je vais vous montrer une prise d’images d’une opération récente ».

« Pour des raisons de confidentialité je ne peux pas vous dévoiler le résultat de cette opération. Mais vous le voyez vous-mêmes. Ni cette femme, ni ce gamin n’ont a priori l’air de combattants ».

Sur le fond de l’écran, on revient à l’image représentant la réunion de militaires.

« Dans ce type de conflits, la présomption du caractère civil d’une personne n’est pas praticable. Pour sauver nos vies, celles des civils innocents et pour gagner la guerre on est obligé de présumer que chacun d’entre eux est armé et potentiellement dangereux.

Constat : ceux qui font ces règles n’y comprennent rien à la guerre ».

La soldate se retire et se replace sur la gauche de la scène, toujours avec la même position rigide. En fond, l’image de la réunion d’officiers disparaît, et laisse à nouveau la place à celle du grand auditoire rempli d’étudiants. Le professeur revient, toujours décontracté, au centre de la scène.

Professeur :

« En fin de compte, l’ensemble de ces règles, si elles possèdent indéniablement un aspect technique dû à leur formulation juridique, relèvent pour la plupart du bon sens.

Si un combattant est une cible légitime, les civils en revanche doivent absolument être épargnés.

Un combattant est quelqu’un qui prend part aux hostilités, un civil est quelqu’un qui n’y prend pas part.

Vous en conviendrez, il ne faut avoir fait l’Ecole Royale Militaire pour comprendre ce raisonnement et je suis convaincu que tout soldat possède l’humanité suffisante pour pouvoir le mettre en œuvre.

Cela reste entre nous, mais je suis bien obligé de reconnaître qu’en pratique, la mise en oeuvre de ces règles n’est pas toujours évidente et pose un certain nombre de problèmes. Pour ceux d’entre vous qui seraient un jour amenés à pratiquer le droit international humanitaire sur le terrain, vous n’aurez pas vos codes sur vous et encore moins le temps de vous plonger dans la jurisprudence. Etudier le droit au calme sur les bancs de l’université c’est une chose, mais l’appliquer les pieds dans la boue sous une rafale de mitrailleuse, c’en est une autre. Dans ces moments là, souvenez vous d’une chose : le droit des conflits armés c’est de l’humanité et du bon sens.

Mais, vous toussez. Je suis sûr que c’est la pipe et vous n’osez pas le dire… ».

Une dernière fois, l’image de l’auditoire uniersitaire disparaît, et le spectateur se retrouve bientôt dans le local où se déroule une réunion de militaires. La soldate entre à nouveau en scène, avec une allure toujours aussi spartiate et un regard toujours aussi déterminé.

Soldate :

« Une autre question encore est celle de l’applicabilité de tous ces critères avec les nouvelles technologies, les drones, qui nous permettent d’attaquer à distance. Mais on parlera de cela à la réunion au QG.

Constat final : Ceux qui font ces règles n’y connaissent rien à la guerre. Ceux qui les interprètent dans des écrits académiques ou des jugements de 600 pages encore moins.

Sommes-nous liés par les principes qu’ils édictent? AFFIRMATIF.

Notre Etat a des obligations internationales que nous nous devons de mettre en oeuvre.

Il y a des règles et on doit s’efforcer de les respecter, dans la mesure du possible… Messieurs, vous pouvez disposer ».

L’officier se retire alors que rententit à nouveau la musique (Ennio Morricone : The Battle of Algiers ).

Le rideau tombe.

Macintosh HD:Users:olivier:Desktop:11054500_821640934572318_6486681247237467272_n.jpg

Laisser un commentaire