CALL of DUTY: Modern Warfare 3 : les jeux vidéo intègrent le b.a.-ba du droit humanitaire – Une analyse d’Olivier Blondel et de Vaios Koutroulis

En 2011, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) estimait que « 600 millions de joueurs réguliers viol[ai]ent le droit humanitaire “en toute impunité” » (Europe1.fr, Les jeux vidéo ont-ils tous les droits ? ). Cette déclaration – au ton volontairement provocateur – interroge les liens existant entre les jeux-vidéo et le droit international humanitaire. Pour le dire autrement, il s’agit de s’interroger sur une possible réglementation de la « guerre virtuelle ».

Le présent billet portera sur la licence du jeu vidéo de tir en vue subjective – ou FPS pour First Person Shooter – Call of Duty. Il s’agit d’une des licences les plus populaires parmi les joueurs et les plus connues par les néophytes. Elle offre une immersion dans des conflits militaires et permet au joueur d’incarner des soldats des forces belligérantes. S’inscrivant dans le mouvement croissant du Militainment (néologisme résultant de la contraction des termes military et entertainment) ces jeux plongent leur public dans des situations de combat qui se veulent les plus authentiques possible.

Au sujet de ces jeux vidéo, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s’est déclaré préoccupé « par les scénarios qui […] décrivent l’usage de la torture, […] les attaques délibérées contre les civils, l’assassinat de détenus ou des blessés, les attaques contre les personnels de santé […] » etc. Selon le CICR, les jeux vidéo véhiculent « l’idée que toute personne se trouvant sur le champ de bataille encourt le risque d’être tué » et que des actions qui, dans un conflit réel, constitueraient des violations graves du droit humanitaire, soient banalisées et « perçues comme relevant d’un comportement acceptable » (CICR, Jeux vidéos et droit de la guerre, 27 septembre 2013).

Ces observations pointent l’absence d’intégration des principes de droit humanitaire dans les jeux en question. Certains concepteurs de jeux vidéo ont essayé de rencontrer cette critique en insérant les principes humanitaires dans leurs jeux. La trilogie Call of Duty : Modern Warfare, notamment son troisième épisode, Call of Duty : Modern Warfare 3, constitue un excellent exemple à cet égard.

Le scénario du Call of Duty : Modern Warfare est celui d’une troisième guerre mondiale. Il se décline en trois épisodes, à savoir Call of Duty : 4 Modern Warfare, Call of Duty : Modern Warfare 2 et Call of Duty : Modern Warfare 3. Les deux premiers épisodes relatent les événements qui ont conduit à l’éclatement de la guerre. Au cœur de ces événements se trouve une organisation terroriste dirigée par un dissident russe, Vladimir Makarov. Makarov commet un attentat terroriste à Moscou, afin de faire croire à la Russie qu’elle est attaquée par les Etats-Unis. Le stratagème fonctionne et les troupes russes envahissent les Etats-Unis et l’Europe occidentale. A la fin du deuxième épisode, la troisième guerre mondiale commence. Ainsi, dans Call of Duty: Modern Warfare 3, le joueur incarnera des soldats des Etats-Unis et participera aux actions militaires sur deux fronts : repousser l’armée russe du territoire américain et de l’Europe envahie et mener la traque de Makarov à travers le monde.

Modern Warfare 3 est l’épisode des Call of Duty qui met le plus en scène le droit humanitaire. Celui-ci est inséré dans les « règles du jeu », les manquements à ces règles étant sanctionné par l’échec de la mission. Le joueur devra alors recommencer la mission en veillant à respecter le droit humanitaire. Au vu de cette intégration, nous examinerons la manière dont ce droit, à savoir notamment les principes de distinction et de précaution, est représenté et interprété dans les différentes missions du jeu. On appréciera également si l’épisode répond aux préoccupations du CICR. Comme on le verra, tel est généralement (mais pas systématiquement) le cas, même s’il faut tout d’abord relever que le jeu véhicule une conception élargie du conflit armé qui semble juridiquement peu orthodoxe.

Une vision élargie du conflit armé : la consécration de la doctrine de la « guerre contre le terrorisme »

Dans le scénario du Modern Warfare 3, l’existence d’un conflit armé est considérée comme acquise. Cela n’est pas problématique en ce qui concerne les affrontements opposant des forces étatiques, à savoir notamment celles des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie : on se trouve ici clairement en présence d’un conflit armé international au sens de l’article 2 commun aux conventions de Genève de 1949. Il n’en va pas de même des attaques menées par les soldats américains contre le mouvement terroriste de Makarov. Dans la mesure où ces attaques se déroulent sur le territoire de pays tiers (p. ex. la Somalie), on peut se demander si elles s’inscrivent bel et bien dans le cadre d’un conflit armé, ou s’il s’agit plutôt d’actions de maintien de l’ordre à portée extraterritoriale. Dans Modern Warfare 3, la question est vite tranchée : le jeu postule l’existence d’un conflit armé avec le mouvement de Makarov dans le cadre duquel toutes les actions ont lieu. On retrouve ici une consécration de la thèse défendue par les Etats-Unis depuis le 11 septembre 2001, selon laquelle il existerait une « guerre contre la terreur » à l’échelle planétaire, qui permettrait aux forces étatsuniennes de considérer les « terroristes » comme des cibles militaires légitimes, où qu’ils se situent.

Cette qualification ne va pourtant pas de soi. Elle se heurte notamment à la position du droit international traditionnel, selon laquelle des actions militaires dans des Etats tiers doivent se faire en coopération avec ces derniers, ou à défaut sous l’égide du Conseil de sécurité. Quant à la qualification de conflit armé, elle devrait être opérée non une fois pour toute et de manière générale, mais au cas par cas en fonction des spécificités. Sur le plan du champ d’application du droit des conflits armés, Modern Warfare 3 paraît donc s’écarter des règles telles qu’elles sont le plus souvent interprétées par la doctrine. Tel n’est pas nécessairement le cas d’autres aspects du jeu, qui renvoient plutôt aux règles substantielles de droit international humanitaire.

Une conception globalement (mais pas systématiquement) respectueuse du statut de civil et de bien civil

La nouvelle génération de jeux vidéo de guerre, du type FPS, a fait de plus en plus intervenir dans les conflits des personnages désignés comme civils, que le joueur ne doit pas attaquer ou qu’il a pour mission de protéger. Afin de réussir sa mission, le joueur devra réaliser ses attaques en veillant à faire la distinction entre les personnes et les biens qui peuvent être attaqués et ceux qui ne peuvent l’être. Toutefois, le joueur ne doit pas lui-même déterminer le caractère civil d’une personne ou d’un bien. Les différentes missions établissent, sans aucune ambiguïté, une distinction entre les civils et les combattants. La totalité des civils rencontrés par le joueur sont désarmés et ne portent pas d’uniforme ; ils ne sont pas impliqués dans des actions militaires et ne présentent aucune menace pour le joueur ou ses alliés ; ils sont animés de manière à paraître apeurés, ne cherchant qu’à fuir aux yeux du joueur. De ce fait, ils correspondent à la définition des personnes civiles ne participant pas aux hostilités, établie en droit humanitaire.

Plusieurs missions proposent des environnements urbains, peuplés des personnages civils, dans lesquels le joueur doit agir. Dans ce cas, ce dernier est averti de la présence des civils et incité à « faire attention où il tire », car il ne pourra attaquer les personnages civils sans mettre en échec la mission. Ainsi, dans « Persona non grata », alors qu’une attaque se développe, l’un des protagonistes s’écrie  : « cessez-le-feu, des civils ! » :

De même, dans « Tu redeviendras poussière », on avertit le joueur : « des civils. Attention où tu tires ! » :

Enfin, dans le cas où une attaque a, en dépit de ces avertissements, été dirigée contre un civil, un écran s’affiche avec l’inscription « Vous avez tué un civil. Faites attention où vous tirez », signifiant au joueur que l’attaque contre des civils, directe ou accidentelle, est interdite par les règles du jeu. Celles-ci expriment la norme qui prévoit que les personnes civiles bénéficient d’une immunité contre les attaques (article 50 du premier protocole additionnel aux conventions de Genève de 1977).

Dans le même sens, dans la mission « Reprise de service » se déroulant en Somalie, le joueur est confronté à des ennemis sans uniforme mais qui sont armés et se comportent de manière ouvertement hostile. L’introduction de la mission désigne clairement au joueur ces personnages comme des cibles légitimes, levant ainsi tout doute quant à leur statut. Ainsi, alors qu’on aperçoit au loin des personnes qui ne portent pas d’uniforme, on entend : « Deux ennemis, à onze heures. Eliminez-les ! » : 

La nécessité de respecter le principe de distinction est aussi présente lors des attaques contre les objectifs militaires. Dans un passage de la mission « Dame de fer », lors de la progression des forces alliées du joueur à travers Paris, des ennemis cachés dans un bâtiment leur bloquent le passage. La solution envisagée est de détruire le bâtiment. Bien qu’il s’agisse à l’origine d’un bien civil, l’utilisation militaire du bâtiment en fait un objectif militaire. Ici aussi, ce n’est pas le joueur qui décide de la nature du bâtiment, mais l’état-major qui confirme qu’il s’agit bel et bien d’un objectif militaire. Les extraits pertinents sont les suivants :

« A l’équipage, je confirme. On n’a pas la permission de tirer sur des bâtiments. Des civils pourraient s’y trouver » […].

« Overlord, armes légères et lance-roquettes repérés dans le bâtiment d’angle au nord-ouest. Je demande la permission d’engager »

« Affirmatif Warhammer. Vous pouvez tirer sur tous les bâtiments qui abritent des cibles ennemies »

La fin de cette mission traite d’un cas plus problématique. Ici, les forces spéciales des Etats-Unis affrontent les forces russes aux pieds de la tour Eiffel. Le parc devant la tour sert de base à l’artillerie et aux chars russes. Le joueur se trouve sur le sol et désigne des cibles à un avion militaire allié. Toutefois, la situation se dégrade pour les forces des Etats-Unis : elles essuient des tirs soutenus et se trouvent dans l’impossibilité de désigner des cibles précises. Le bombardement de toute la zone paraît alors comme la seule option, l’état-major utilisant une formulation révélatrice : « faites ce que vous avez à faire pour ramener nos hommes sains et saufs ». Suite au bombardement, la tour entière s’écroule de manière spectaculaire : https://www.youtube.com/watch?v=nBWHwPIYJu4 (12min30-14min10).

Ainsi, dans le cadre du jeu, malgré ses effets dévastateurs, la licéité de l’attaque ne semble pas devoir être mise en doute. Les choses ne sont pourtant pas si évidentes en droit humanitaire, étant donné que, en plus de constituer un bien civil, la tour Eiffel peut aussi être considérées comme un bien culturel. Dans l’hypothèse où les biens culturels sont utilisés à des fins militaires, ils bénéficient d’une protection renforcée et ne peuvent faire l’objet d’attaque qu’en cas de nécessité militaire impérative. Cette protection renforcée ne se reflète pas dans le cas de l’attaque de la tour Eiffel : la présence de l’artillerie russe semble suffire pour faire de la tour un objectif militaire. De manière encore plus significative, le caractère de la tour en tant qu’objectif militaire n’est même pas confirmé explicitement. L’attaque est présentée comme étant justifiée par le fait de « ramener nos hommes sains et saufs ». Ainsi, le droit humanitaire semble s’incliner devant le devoir impératif de sauver la vie de ses propres soldats.

L’absence problématique de l’obligation de respecter et protéger les personnes hors de combat

Outre l’interdiction d’attaquer les civils, le droit humanitaire prévoit également que les combattants mis hors de combat par blessure ou maladie doivent en tout temps être respectés et protégés. Il est interdit d’attaquer les blessés et les malades, pourvu qu’ils s’abstiennent de tout acte d’hostilité et ne tentent pas de s’évader. Modern Warfare 3 n’impose pas au joueur le respect de l’obligation de protéger les blessés en temps de conflit armé.

En effet, dans la conduite de ses différentes missions, le joueur se trouve souvent face aux combattants ennemis blessés mis au sol. Deux situations différentes se présentent à cet égard. Dans certains cas, le soldat blessé tombe sur le dos, se redresse directement et utilise une arme de poing pour continuer le combat. Le joueur est autorisé à achever les soldats blessés, sans mettre en échec la mission. L’attaque des blessés qui continuent à combattre ne pose évidemment aucun problème, étant donné que les soldats en question ne s’abstiennent pas de « tout acte hostile » et ne peuvent dès lors pas être considérés comme étant hors de combat. A travers ces faits qui relèvent de l’exception à l’obligation de respecter les blessés, Modern Warfare 3 évite de confronter le joueur à des situations exigeant la mise en œuvre de cette obligation.

Dans d’autres cas, le soldat blessé tombe face contre terre, rampe sur le sol sur quelques mètres avant de se retourner et de continuer le combat en dégainant une arme de poing. Ici, le joueur et ses alliés peuvent abattre directement le soldat blessé, avant que ce dernier ait manifesté une quelconque intention hostile, sans mettre en échec la mission. Cette deuxième hypothèse est problématique du point de vue des règles du droit humanitaire, sauf à considérer que les blessés en rampant sur le sol tentent de s’évader, ce qui semble peu probable. Dans un réel conflit armé, cette dernière attaque sera considérée probablement comme une violation du droit humanitaire. Ainsi, dans ces cas, l’obligation de respecter les blessés et l’interdiction de les attaquer qui en découle sont totalement méconnues par le jeu.

En permettant au joueur d’achever les blessés (que ce soit en violation du droit humanitaire ou non), le jeu évite des situations plus complexes – mais pourtant bien réelles – de la gestion de blessés sur le champ de bataille. Cela s’explique peut-être par la volonté des concepteurs du jeu de maintenir un équilibre entre l’authenticité des situations proposées et les spécificités du jeu, qui doit conserver un caractère ludique. Toutefois, la présentation des blessés dans Modern Warfare 3 véhicule l’idée que tout blessé peut être tué sur le champ de bataille. A cet égard, les critiques formulées par le CICR quant à la banalisation des violations du droit humanitaire gardent toute leur pertinence.

L’intégration des obligations fondamentales de précaution dans l’attaque

Le droit humanitaire prévoit un nombre de mesures de précaution que doivent être prises dans l’attaque. Ainsi, dans la mesure du possible, ceux qui préparent, décident ou exécutent une attaque doivent vérifier que les objectifs à attaquer sont bel et bien des objectifs militaires, choisir les moyens d’attaque (armes) susceptibles de causer le moins de dommages civils, s’abstenir de lancer ou interrompre une attaque qui serait en violation des principes de distinction et de proportionnalité, et avertir la population civile du lancement d’une attaque.

Comme il a été souligné ci-avant, le joueur ne pourra mener une attaque que si l’objectif est désigné par l’état major comme un objectif militaire (cf. la passage de la mission « Dame de fer » précité). Cette manière de procéder constitue une application de l’obligation du principe de précaution. La mission « Attention à la marche » offre une deuxième illustration de la mise en œuvre de ce principe, plus particulièrement de l’obligation d’interrompre une attaque qui risque de conduire à des violations du principe de distinction et de proportionnalité. Dans cette mission, le joueur poursuit les membres de l’organisation terroriste de Makarov ayant pris possession d’une rame de métro, à Londres. Le joueur est amené à tirer sur les wagons du métro londonien pour tenter de stopper le train. Lorsque la poursuite fait passer la rame dans une station aux quais remplis de civils, le chef d’unité du joueur ordonne « Tirez pas n’importe où, y a des civils ! ». En cas de dommages subis par les civils, la mission sera un échec. En effet, l’arme dont il dispose est un pistolet mitrailleur, très efficace à courte portée mais peu précis. En passant devant les quais, à très grande vitesse, le joueur a de grandes chances d’atteindre un civil en tirant sur des ennemis dans un wagon. S’il veut pouvoir sûrement continuer la mission, le joueur devra retenir ses tirs les quelques secondes que dure la traversée de la station :

A quand la prochaine étape ?

Dans l’optique de renforcer l’authenticité des situations proposées sans sacrifier les spécificités du jeu, Modern Warfare 3 intègre les principes cardinaux du droit humanitaire dans les « règles du jeu » et en fait un enjeu dans certaines de ses missions. Il réussit à garder un équilibre entre, d’une part, les « règles du jeu » et le respect des principes du droit humanitaire et, d’autre part, la jouabilité et l’aspect ludique qui font la popularité de ce FPS. A cette fin, une certaine marge d’erreur est laissée au joueur : par exemple, un tir accidentel sur un allié, un personnage ou un bâtiment civil ne sera pas sanctionné s’il demeure isolé.

Sans dire son nom, le droit humanitaire prend sa place dans le jeu vidéo de guerre. Ainsi, le souci principal qui a poussé le CICR à s’intéresser aux jeux vidéo, à savoir empêcher la banalisation des violations des règles du droit humanitaire, est rencontré. Les joueurs du Modern Warfare 3 savent que tout n’est pas permis en temps de conflit armés.

Bien sûr, il serait possible d’intégrer encore plus directement et ouvertement les principes du droit humanitaire. Certaines modifications – comme par exemple le fait de donner au joueur la possibilité d’annuler une attaque qui risque de provoquer des dommages collatéraux excessifs, ou le fait de l’empêcher d’utiliser des armes interdites – ne semblent pas difficiles à opérer. D’autres ajouts – comme par exemple la possibilité de capturer des soldats ennemis, ou encore le fait d’infliger des sanctions virtuelles en cas de crimes de guerre suggéré par le CICR – pourraient se faire au détriment de la facilité et du caractère ludique de ce type de jeu. Ces ajouts tiennent à la volonté des développeurs, qui peuvent faire le choix de jeux plus réalistes mais aussi plus complexes à maitriser pour le joueur, comme cela est déjà le cas dans la licence de jeu ARMA, développée par Bohemia Interactive Studio depuis 2006.

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