Entre droit à l’autodétermination et simple autonomie : « Le Blues de la porte d’Orléans » (Renaud, 1975) – Une analyse de Vincent chapaux

Renaud a sorti la semaine dernière son premier album original depuis 10 ans. L’occasion de revenir sur les positions politiques du chanteur qui dit aujourd’hui avoir embrassé un membre des forces de l’ordre (« J’ai embrassé un flic », (Album sans titre), 2016) mais qui n’a pas toujours développé des rapports aussi amicaux ni avec la maréchaussée ni avec l’institution qu’elle représente : l’Etat.

Renaud Séchan dit « Renaud » est un chanteur français connu pour sa discographie aux textes engagés. Ses œuvres parlent beaucoup de la société telle qu’elle est (ou telle qu’il voudrait qu’elle soit) et on devine en filigrane de ses textes, un monde meilleur, plus juste et plus égalitaire. On dit de Renaud qu’il est un chanteur de gauche et si être de gauche signifie lutter contre les ordres considérés comme conservateurs pour favoriser des structures plus communautaires, égalitaires et participatives[1], alors Renaud appartient indéniablement à cette catégorie.

Chanteur contestataire, Renaud se sent le plus souvent mal représenté par l’Etat sur le territoire duquel il se trouve et s’interroge de manière récurrente sur les luttes à mener pour créer un mode d’organisation social conforme à ses idéaux. Faut-il participer au grand jeu de la politique ? Militer ? Voter ? En un mot accepter les structures macro-sociales existantes? Ou bien une approche plus radicale, éventuellement une sortie de l’Etat, est-elle nécessaire ?

Dans la chanson « Le blues de la porte d’Orléans » (Amoureux de Paname, 1975), Renaud aborde cette question sur le ton de l’humour et apporte une réponse qui hésite entre l’acceptation des structures étatiques et la rupture totale avec l’Etat (la sécession). Une position un peu floue, en somme. Le droit international pour sa part semble beaucoup plus clair. A de rares exceptions près, il encourage les groupes sécessionnistes à rester à l’intérieur des structures étatiques existantes.

Le Blues de la Porte d’Orléans : entre acceptation des structures étatiques et rejet de l’Etat français

« Le blues de la Porte d’Orléans » est une des premières chansons de Renaud. Publiée en 1975 sur son premier album, elle met en scène un Renaud moqueur revendiquant une forme d’indépendance pour son quartier : le quatorzième arrondissement de Paris. Reste à savoir ce que Renaud entend par « indépendance ». Souhaite-t-il que le 14ème arrondissement se détache complètement de la France ? Ou revendique-t-il une autonomie substantielle au sein des institutions de la République ?

Il est en réalité difficile de savoir ce que Renaud souhaite vraiment puisque le refrain de la chanson comme les exemples qui la jalonnent font référence à la fois à des projets de séparation et de simple autonomie. En ce qui concerne le refrain, tout d’abord, séparation et autonomie semblent même être utilisées comme synonymes :

« Moi je suis le séparatiste,
Du quatorzième arrondiss’ment,
Oui moi je suis l’autonomiste
de la Porte d’Orléans »

Les exemples auxquels Renaud se réfère dans les couplets n’aident pas davantage pas à clarifier la situation. Dès l’ouverture de la chanson, Renaud fait référence à des groupes variés dont les programmes politiques vont du séparatisme (les Basques par exemple) à la simple autonomie culturelle (les Chtimis) :

« Puisque les Basques et les Bretons
Les Alsaciens les Occitants
Les Corses les Chtimis les Wallons
Y veulent tous être indépendants »

Ce qui est en tous les cas exprimé clairement par le chanteur, c’est la nécessité de reconnaître les spécificités culturelle du 14ème arrondissement :

« Le 14ème arrondissement
Possède sa langue et sa culture
Et l’autoroute Porte d’Orléans
C’est le début d’la côte d’usure »

En ce qui concerne la question de savoir si cette reconnaissance doit avoir lieu au sein de l’Etat français ou en dehors, comme on l’a dit, la question reste ouverte. Il apparaît simplement que, dans un premier temps, Renaud respectera les institutions de la République puisqu’il propose de faire valoir ses vues au sein du processus électoral (« On va faire un programme commun, aux élections on s’présentera »).

On voit donc que Renaud (comme souvent) prend les choses avec décontraction. Séparatisme ou simple de reconnaissance étatique de spécificités culturelles, Renaud ne tranche pas. Il faut dire que le ton général de la chanson est plutôt rigolard. Renaud semble simplement jouer avec les critères de l’identité nationale et les pousser jusqu’à l’absurde pour critiquer, sans en avoir l’air, la logique même de « peuple français » et, par ricochet, la pertinence de l’unité étatique. Comme on va le voir, le droit international est, sur cette question, beaucoup moins nonchalant.

La représentation des groupes infra-étatiques en droit international

Comme Renaud dans le Blues de la porte d’Orléans, le droit international est en tension entre un pôle représentatif et un pôle étatiste. Le pôle représentatif a pour logique centrale que les individus doivent pouvoir choisir librement leur avenir selon les structures macro-sociales de leur choix. Le pôle étatiste du droit international a en revanche pour ambition de préserver le fondement organisationnel du droit international contemporain : l’Etat. Le droit international va donc fournir un système normatif dans lequel les individus peuvent choisir l’organisation politique de leur choix mais s’abstenir d’encourager l’exercice de cette liberté lorsque celle-ci risque de mettre en péril l’unité des Etats existants.

Concrètement, en effet, la possibilité pour un groupe donné de créer une nouvelle structure étatique distincte est assez limitée. Ce droit n’est reconnu de manière non contestée qu’à deux types de peuples : les peuples colonisés et les peuples soumis à « d’autres formes de domination ou d’occupation étrangère ». En ce qui concerne les peuples colonisés, le droit de créer une structure étatique distincte de celle du colonisateur fait partie de leur droit à l’autodétermination, un droit bien établi par les Nations Unies (A/RES/1514 et A/RES/2625), une norme erga omnes (C.I.J., Timor Oriental, para. 29) à laquelle aucune dérogation n’est permise (c-à-d une norme de jus cogens Ann. CDI, 1966, Vol. II, p. 270). En ce qui concerne les peuples soumis à « d’autres formes de domination et ou d’occupation étrangères », le droit de se séparer des Etats qui les dominent ne fait pas de doute non plus. Mais ces autres formes ont été limitativement énumérées et strictement définies dans la résolution 2625 (XXV) précitée : il s’agit des peuples sous « domination étrangère » (comme aujourd’hui le peuple de Palestine ou du Sahara occidental, qui vivent sur des territoires occupés respectivement par Israël et le Maroc) ou sous « régime raciste » (comme les peuples d’Afrique du Sud ou de Rhodésie du Sud au temps de l’apartheid). Ici encore, on se trouve finalement dans des situations liées à la décolonisation, et non devant un droit à la sécession pour toute minorité située sur le territoire d’un Etat.

En dehors de ces situations, et par exemple dans le cas du quatorzième arrondissement de Paris, le droit international n’interdit ni ne permet la création d’une nouvelle structure étatique. Il n’existe pas de texte sur le plan international qui reconnaisse une sorte de droit à la sécession des entités infra-étatiques – ni de texte qui l’interdise d’ailleurs. En pratique toutefois, les Etats et les organisations internationales s’efforcent le plus souvent (à de rares exceptions près comme celle du Kosovo) de favoriser le maintien des groupes sécessionnistes à l’intérieur des frontières étatiques, même lorsque ceux-ci ont réussi par les armes à obtenir un contrôle effectif et relativement exclusif du territoire dont ils réclament l’indépendance (Christakis, T., Le droit à l’autodétermination en dehors des situations de décolonisation, Paris, La Documentation Française, 1999, p. 258).

En contrepartie de cette insistance à favoriser le maintien de groupes sécessionnistes au sein des structures existantes, le droit international prévoit de nombreuses règles afin d’assurer que ces groupes puissent être correctement représentés au sein des Etats. Outre les textes généraux des droits humains qui exigent que les individus puissent prendre part à des élections régulières, il existe aussi des textes protégeant les minorités d’une éventuelle domination de la majorité en leur assurant une relative autonomie à l’intérieur de l’Etat. Pour reprendre les mots du Haut Commissariat aux Droits de l’Homme des Nations Unies :

« La participation effective des minorités à la vie publique est une composante essentielle d’une société pacifique et démocratique et doit avoir lieu dans toute une série de domaines (…). La promotion des droits, de l’identité et de la culture peut être renforcée par la mise en place et la promotion de certaines formes d’autonomie, notamment l’autonomie territoriale ou culturelle (HCDHNU, Droits de minorités, normes internationales et indications pour leur mise en œuvre, New York Genève, 2010, p. 43 et 44) ».

Comme dans la chanson de Renaud, ces groupes minoritaires ont le droit de jouir de leur langue et leur culture propre. Ainsi le souligne par exemple la déclaration des Nations Unies relative aux minorités :

« Les personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques (ci-après dénommées personnes appartenant à des minorités) ont le droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion et d’utiliser leur propre langue, en privé et en public, librement et sans ingérence ni discrimination quelconque (AGNU, Résolution 47/135). »

Il existe également un droit à une certaine autonomie pour les peuples autochtones, comme le rappelle la déclaration des Nations Unies à ce sujet :

« Les peuples autochtones, dans l’exercice de leur droit à l’autodétermination, ont le droit d’être autonomes et de s’administrer eux- mêmes pour tout ce qui touche à leurs affaires intérieures et locales, ainsi que de disposer des moyens de financer leurs activités autonomes (A/RES/61/295, 13 septembre 2007). »

En d’autres termes, le droit international a choisi de ne reconnaître un droit à la séparation que dans des situations très précises. Le « peuple » du quatorzième arrondissement ferait probablement partie de ceux que le droit international inciterait, sans surprise, à rester au sein de leur Etat.

Renaud et la vie sans Etat

Notons pour terminer que l’œuvre de Renaud propose des solutions encore plus radicales que les micro-indépendances ou les micro-autonomies. Il s’agit de propositions anarchistes qui refusent toute idée de structure étatique. Renaud le déclare d’ailleurs dans la vidéo ci-dessous : « J’ai une certaine tendresse pour les anars ».
On sent cette tendance dans « Le déserteur » (Morgane de toi, 1983), chanson dans laquelle Renaud refuse de se présenter pour le service militaire et préfère vivre sans travail sur des terres oubliées d’Ardèche, loin de tout pouvoir étatique. « Société tu m’auras pas » (Amoureux de Paname, 1975) démontre aussi, par son seul titre, cette tendance à l’anarchie. Mais c’est certainement dans « Où c’est qu’j’ai mis mon flingue ? » (Marche à l’ombre, 1979) que Renaud exprime de la manière la plus claire ses tendances antisystème :

« C’est pas d’main qu’on m’verra marcher
Avec les connards qui vont aux urnes
Choisir clui qui les f’ra crever.
Moi, ces jours-là, j’reste dans ma turne.
Rien à foutre de la lutte d’crasses
Tous les systèmes sont dégueulasses ! »

Cette inclinaison s’accompagne évidemment d’une méfiance profonde face au droit, considéré comme un outil au service des puissants. Renaud le professe clairement dans « Lolito, Lolita » (A la belle de Mai, 1994) :

« Tout en haut il y a les rois
Lolito Lolita
Tout en haut il y a les rois
qui règnent sur toi
Ils ont décidé des lois
Qui font que tu resteras
Toujours tout en bas
Leurs putains c’est les médias. »

L’idée que les êtres humains puissent s’organiser sans Etat est toutefois complètement absente du droit international contemporain. Au vu de ceux qui en sont les principaux créateurs, on ne sera toutefois pas réellement surpris.

Vincent Chapaux
Centre de droit international de l’Université libre de Bruxelles

Le Blues de la Porte d’Orléans

Puisque les Basques et les Bretons
Les Alsaciens les Occitants
Les Corses les Chtimis les Wallons

Puisque les Basques et les Bretons
Les Alsaciens les Occitants
Les Corses les Chtimis les Wallons
Y veulent tous être indépendants
Puisqu’y veulent tous l’autonomie
Qu’à priori y ont pas torts
Bah c’est décidé moi aussi
J’prends ma guitare et j’cris bien fort

Que je suis le séparatiste
Du 14ème arrondissement
Oui que je suis l’autonomiste
De la Porte d’Orléans

Le 14ème arrondissement
C’est mon quartier d’puis 25 berges
C’est dans ses rues que j’passe mon temps
Dans ses bistrots que je gamberge
Quand je m’balade au long d’ses rues
J’peux pas oublier qu’autrefois
Vercingétorix s’est battu
Tout près du métro « Alésia »

Moi je suis le séparatiste
Du 14ème arrondissement
Oui moi je suis l’autonomiste
De la Porte d’Orléans

Le 14ème arrondissement
Possède sa langue et sa culture
Et l’autoroute Porte d’Orléans
C’est le début d’la côte d’usure
Dans le 13ème j’ai des copains
Qu’on un peu les mêmes idées qu’moi
On va faire un programme commun
Aux élections on s’présentera

Car moi je suis l’séparatiste
Du 14ème arrondissement
Oui moi je suis l’autonomiste
De la Porte d’Orléans

Bien sûr la Seine nous arrose pas
Mais ça peut toujours s’arranger
A coups d’pétitions pourquoi pas
On pourrait p’t’être la détourner
Tout ça pour dire que l’14ème
C’est un quartier qu’est pas banal
A part les flics qu’y sont les même
Que dans l’reste de la capitale

Moi je suis le séparatiste
Du 14ème arrondissement
Oui moi je suis l’autonomiste
De la Porte d’Orléans.


  1. Kennedy, Duncan, « The Globalisation of Critical Discourses on Law: Thoughts on David Trubek’s Contribution » in de Búrca, Gráinne, Kilpatrick, Claire, Scott, Joanne, (éds), Critical Legal Perspectives on Global Governance. Liber Amicorum David M Trubek, Hart, Oxford and Portland, 2014, p. 5.

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