“Atar Gull” ou le destin d’un esclave modèle (Nury et Brüno, éditions Dargaud, 2012) – Une analyse de Anne-Charlotte Martineau

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Dans cette BD, dont le scénario captivant est une adaptation du roman éponyme d’Eugène Sue paru en 1831, on suit l’histoire d’un jeune Africain à la stature imposante, Atar Gull. Celui-ci est capturé, vendu puis déporté dans une plantation de cannes à sucre de la Jamaïque dans les années 1830. Fils du roi de la tribu des Petits Namaquas, Atar Gull est réduit à la condition d’esclave et sombre dans une folie meurtrière. En effet, tout en affectant le plus profond dévouement à l’égard de Tom Will, le colon auquel il a été vendu, Atar Gull poursuit une vengeance secrète. C’est que Tom Will a fait pendre le père d’Atar Gull sous une imputation mensongère, tout simplement parce que le vieil homme, déporté comme son fils, lui coûtait plus qu’il ne lui rapportait. La vengeance d’Atar Gull sera féroce et implacable.

Ce n’est pas la première fois que le thème du commerce transatlantique est traité en bandes dessinées. Dans la fresque historique « Les passagers du vent », Bourgeon s’est appuyé sur une documentation très riche pour décrire la vie en mer et les horreurs du commerce triangulaire. Dans « “Atar Gull” ou le destin d’un esclave modèle », sont présentes également des informations historiques sur le commerce des esclaves, la traversée, le marché aux esclaves, l’organisation du travail dans la plantation, la société des planteurs, les festivités coloniales et le marronnage. A l’instar de l’œuvre de Bourgeon, « Atar Gull » montre que ce qui est appelé par commodité l’esclavage a été une institution sociale complexe et hétérogène de part et d’autre de l’Afrique. Mais là où notre BD se distingue tout particulièrement, c’est par le fait que l’esclave ici n’est pas plus sympathique que le maître. Atar Gull est un être complexe et malin. Cela donne au récit de Nury et aux dessins de Brüno un aspect glaçant et fascinant qui tient le lecteur en haleine, et ce, jusqu’à la dernière planche. La ligne classique de partage entre le bien et le mal est déstabilisée. Peut-on aimer cet Atar Gull qui n’hésite pas à tout détruire et à pousser très loin la duplicité pour obtenir vengeance ? La question reste en suspens, y compris dans la planche ultime, superbement ambiguë. « C’est tout l’art du scénariste, Fabien Nury, de savoir jongler avec les ellipses et les ambiguïtés qui propulsent vers l’inconnu une action sous tension. Et c’est en parfaite harmonie que Brüno joue d’une ligne claire et expressionniste, un trait net, incisif, où l’épure produit une étincelante stridence dramatique »[1].

La BD s’ouvre par une scène en Afrique : femmes et hommes pleurent la disparition des leurs. Encore enfant, Atar Gull fait le serment de ne jamais pleurer –même quand les siens, capturés par la tribu rivale des Grands Namaquas, sont revendus aux négriers blancs. C’est que la guerre intertribale fait l’affaire de Paul Van Harp, un hollandais qui fait office d’intermédiaire entre les tribus africaines et les marchands européens friands du « bois d’ébène ». Il conclut un marché avec le capitaine Benoit, qui s’adonne au commerce transatlantique sur son brick Catherine, nom de sa dulcinée restée à Nantes. Les cales pleines de cette précieuse marchandise, le navire du capitaine Benoit quitte les côtes africaines pour l’Amérique. Mais il est rapidement abordé par Brulart, un pirate terrifiant qui veut tirer parti du conflit entre les petits et les grands Namaquas pour remplir doublement les cales et ses poches. Atar Gull fait partie des esclaves ainsi volés ; il est grand, puissant et fier, et l’esclavage ne l’avilit pas. La traversée est pourtant longue et semée de périls. A l’arrivée en Jamaïque, la cargaison a énormément souffert : « 17. Sur la bonne centaine au départ de l’Afrique. Il était temps qu’on arrive », dit Brulart (p. 44).

Sur place, Atar Gull et les Namaquas survivants sont vendus à Tom Will, propriétaire de la plantation de Greenview. Les esclaves constituent la dote de sa fille. Contenant publiquement sa rage, Atar Gull se montre comme un travailleur exceptionnel et un esclave obéissant vis-à-vis de Tom Will. Ce dernier, en comparaison avec ses pairs, serait un maître « humaniste ».

C:\Users\MARTIN~1\AppData\Local\Temp\photo Atar Gull.pngLe planteur est un humaniste qui préfère la bienveillance (toute relative…) à la force pour gérer son petit mode d’esclaves. Mais l’économie dicte les règles : un vieillard incapable de travailler est « une perte considérable » (p. 49) et doit être éliminé. Il suffit de l’accuser de vol et hop ! on le pend à un arbre. Ce vieillard est, justement, le père d’Atar Gull. Fidèle à son lointain serment, Atar Gull ne pleure part. Mais il prépare une vengeance cruelle et destructrice. Jenny, la fille de Tom Will, sera tuée la veille de son mariage par la morsure d’un serpent venimeux qu’Atar Gull a placé dans sa chambre. La mère de Jenny en meurt de chagrin, le père se réfugie dans le silence. Le poison qu’Atar Gull a mis dans la source de la plantation fait des ravages : il tue non seulement les bêtes de Tom Will mais aussi son propre enfant. Pendant ce temps, Atar Gull joue plus que jamais la comédie de l’obéissance et des soins attentifs vis-à-vis de son maître. Arrivé en France avec celui-ci, Atar Gull se montre aux yeux de tous comme l’esclave dévoué et fidèle. Puis, lorsque l’ancien colon est devenu incapable de tout geste autant que de toute parole, il lui raconte la série de ses meurtres et sa vengeance : le laisser mourir à petit feu…

Dans le récit, le droit ne se situe pas à l’avant-plan, certes, mais il n’est pas pour autant absent. Droit privé et droit public vont de pair pour assurer la vente, le transport et l’exploitation des esclaves (voir par exemple le contrat de vente entre Van Harp et le capitaine Benoit p. 15, celui entre Brulart et Tom Will p. 46 ou encore la mise à mort prononcée contre le père d’Atar Gull p. 55). De sorte que le droit apparaît être ce qui permet chacune des étapes de la traite négrière. Qu’en est-il du droit international ? A l’époque, les échanges internationaux sont multiples : des marchands français traitent avec des représentants néerlandais en Afrique, des officiers de la marine navale britannique poursuivent le bateau français piraté par Brulart, la récolte de la canne à sucre en Jamaïque est destinée au marché anglais… Cette fièvre économique et commerciale est réglée par le droit international public et privé. En témoignent les Assientos de negros, ces contrats que la Couronne espagnole a conclus avec des particuliers, puis avec des Compagnies étrangères et des gouvernements étrangers (sous la forme de traités) pour leur donner le monopole commercial de l’introduction d’esclaves dans les colonies d’Amériques[2].

Une dernière remarque s’impose. Il est bien connu que ceux que l’on a pour coutume d’appeler les « pères » du droit international n’ont pas condamné l’esclavage, loin de là. A leurs yeux, la traite des noirs était nécessaire au développement et au maintien des colonies. Selon les justifications de l’époque, le commerce des noirs participait même à une œuvre civilisatrice en introduisant les Africains à la religion catholique et aux bonnes manières européennes (sur l’accusation d’anthropophagie, voir p. 12). C’est cette prétendue œuvre de civilisation que l’auteur du roman originel, Eugène Sue, parodie à l’extrême : une fois Tom Will mort, Atar Gull n’est pas châtié. Bien au contraire, Atar Gull est admiré de tous, se fait baptiser et obtient le prix Montyon de vertu. C’est pourquoi son roman fit tant scandale lors de sa parution en 1831 : « L’effet fut immense. Ce mélange d’audace dramatique et de sarcasme ; ces scènes pathétiques ou gracieuses, terminées par le plus insolent des dénouements, ce prix de vertu donné par l’Académie à ce nègre meurtrier et empoisonneur, tout cela scandalisa, exaspéra, enthousiasma… »[3]. A ce propos, vous verrez que la dernière planche de la BD se démarque du scénario originel, laissant le champ libre à d’autres interprétations…

Anne-Charlotte Martineau
Senior Research Fellow au Max Planck Institute Luxembourg


  1. Jean-Claude Loiseau, « “Atar Gull”. Brüno et Fabrien Nury », Télérama, n° 3228, 26 novembre 2013.
  2. Le travail le plus remarquable sur ce sujet est la thèse de George Scelle, Histoire politique de la traite négrière aux Indes de Castille. Contrats et traités d’Assiento, Paris, Larose & Tenin, 1906 (2 tomes).
  3. Voir http://eugene.sue.free.fr/atar_gull.html

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