Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008) : mémoire, droit et responsabilité. Analyses de François Dubuisson et Ninon Grangé

Valse avec BachirEn juin 2016, a eu lieu une séance de ciné-club organisée par le Centre de droit international ainsi que par Sciences Po Paris, dans le cadre d’un cycle « guerre et cinéma ». Le concept consiste à prolonger la projection d’un film par des analyses croisées, se plaçant dans des perspectives différentes, juridiques, politologiques ou philosophiques. Le film Valse avec Bachir a fait l’objet d’analyses proposées par François Dubuisson (ULB) et Ninon Grangé (Paris 8), que vous retrouverez ci-dessous.

A propos de Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008) : mémoire et responsabilité, par François Dubuisson, professeur de droit international à l’ULB

Valse avec Bachir, film d’animation israélien sorti en 2008, suit le cheminement de son auteur, Ari Folman, essayant de retracer les événements vécus 25 ans auparavant pendant l’intervention israélienne au Liban, qui se sont effacés de sa mémoire. Il entreprend de retrouver ses anciens camarades militaires, afin de recueillir leurs témoignages et l’aider ainsi à reconstituer le récit des faits. Valse avec Bachir allie une approche de docu-fiction avec la forme de l’animation, ce qui en fait toute la singularité. Il revient sur un épisode particulièrement dramatique de la guerre du Liban : le massacre de Sabra et Chatila (16-18 septembre 1982).

Lors de sa sortie, Valse avec Bachir a suscité, sans surprise, son lot de controverses, compte tenu du sujet sensible qu’il se proposait d’aborder. Alors que le film énonce essentiellement un message pacifiste, la plupart des critiques sont paradoxalement venues de commentateurs provenant du camp israélien le plus progressiste (voy. not. Gideon Levy « ‘Antiwar’ Film Waltz With Bashir Is Nothing but Charade », Haaretz, 19 février 2009 ; Udi aloni, « Seinfeld, You Were Wrong to Condemn Our Toronto Protest », Haaretz, 22 septembre 2009). Il était principalement reproché au film de se centrer sur le traumatisme subi par les soldats israéliens, symbolisé par le parcours d’Ari Folman lui-même, ayant évacué de leur mémoires les atrocités de la guerre auxquelles ils ont été amenés à assister, voire à perpétrer. Les victimes plus directes de la guerre, la population civile libanaise et palestinienne, se trouvant reléguées au second plan. Valse avec Bachir ne ferait ainsi que rejoindre une filmographie désignée sous l’appellation « Shoot and Cry », qui présente certes un point de vue critique sur les guerres menées par Israël et l’occupation des territoires palestiniens, mais en se limitant aux répercussions morales ressenties par la société israélienne (Voy. not. Ursula Lindsey, « Shooting Film and Crying », Middle East Research and Information Project, March 2009 ; Françoise Feugas, « Les hors-champ de Valse avec Bachir et Z32 », Monde diplomatique, 11 mars 2009 ).

Le point de vue qui sera ici défendu consiste à dépasser cet angle d’analyse pour souligner ce qui constitue des apports plus profonds du film d’Ari Folman, sans doute négligés dans les reproches qui lui ont été adressés. Valse avec Bachir ne se limite pas à s’apitoyer sur le sort des vétérans de la guerre du Liban, mais il véhicule un discours plus radical, interrogeant la société israélienne sur le processus d’effacement de toute responsabilité morale et juridique relative aux crimes commis à l’encontre de la population palestinienne. Cette critique s’exprime de deux façons, à travers la représentation du comportement général de l’armée israélienne, tout d’abord, par le rappel de l’implication directe des autorités politique et militaire d’Israël dans la perpétration des massacres de Sabra et Chatila, ensuite.

« J’ai bombardé Beyrouth chaque jour »

La première particularité de Valse avec Bachir consiste dans le fait qu’il montre, avec force détails, la manière dont se comporte habituellement les soldats israéliens en situation de conflit, très loin de l’image d’ « armée la plus morale du monde » présentée par la propagande officielle. Il ressort de nombreuses scènes du film que l’armée israélienne se caractérise par un manque total d’organisation et de hiérarchie, et qu’aucune disposition n’est prise ni consigne donnée pour éviter de viser des personnes ou des biens civils. Le film donne à voir la commission de crimes de guerre non comme des dérapages ponctuels, mais comme une attitude systématique et consubstantielle au fonctionnement de l’armée, en contravention avec les principes de précaution et de distinction propres au droit des conflits armés. Le personnage d’Ari Folman explique de la manière suivante le premier jour de la guerre, tel qu’il l’a vécu alors qu’il avait 19 ans : « Nous roulons sur la route, d’un côté des vergers, de l’autre la mer, et nous tirons…nous tirons au hasard, comme des fous, jusqu’à la tombée de la nuit ». Carmi, son camarade de bataillon, rapporte quant à lui comment il a mitraillé une voiture sans savoir qui en étaient les occupants, pour constater qu’y gisaient les corps d’une famille décimée. Dans une séquence quasi-onirique, des tirs et des bombardements indiscriminés sont montrés, avec en fond sonore une chanson rock égrenant ces paroles : « J’ai bombardé Beyrouth chaque jour ; il suffit d’appuyer sur la gâchette ; pour anéantir des étrangers ; c’est sûr on a tué des innocents ; Je m’en suis tiré ; Mais j’aurais pu y rester » (« Boker tov Lebanon » par Zeev Tene, adaptation de la chanson « I Bombed Korea » du groupe américain Cake).

Les supérieurs hiérarchiques sont soit totalement absents, soit apparaissent sous les traits d’un officier passant sa journée à regarder des vidéos pornos, donnant des ordres absurdes, comme celui de faire sauter une mystérieuse « Mercedes rouge », en réalité inexistante. Ce tableau extrêmement négatif tranche assez nettement avec celui présenté par d’autres films israéliens sortis à la même époque, prenant également pour cadre la guerre du Liban. Dans Beaufort (2007), Joseph Cedar suit un bataillon israélien installé dans une fortification au Sud-Liban (Beaufort), quelques jours avant le retrait définitif du territoire libanais (mai 2000). Le choix de se placer dans ce contexte particulier permet ainsi de montrer les soldats israéliens en position de victimes, cible de bombardements du Hezbollah mais empêchés de riposter sur ordre de la hiérarchie. Il en découle une forme de nostalgie pour la « vraie » guerre, celle où les soldats peuvent se battre de manière héroïque, comme lors de la prise de Beaufort en juin 1982, épisode remémoré par un officier plus âgé (voir Eran Kaplan, « From Hero to Victim. The Changing Image of the Soldier on the Israeli Screen », in M. Talmon and Y. Peleg, Israeli Cinema. Identities in Motion, University of Texas Press, 2011, pp. 59 et s). Dans Lebanon (2009, Samuel Maoz), la guerre n’est vue que depuis l’intérieur d’un char israélien, dans une perspective totalement décontextualisée, amenant le spectateur à adopter sans le moindre recul le regard des soldats confrontés aux vicissitudes des combats. Le « mauvais rôle » est joué par le personnage d’un officier des Phalanges chrétiennes tortionnaire, dont les soldats prennent bien soin de se distancier, montrant toute leur humanité.

Sabra et Chatila : « un massacre est en cours, à ce qu’on raconte »

Tandis que Lebanon s’évertue d’isoler les agissements des Phalanges chrétiennes du comportent de l’armée israélienne, Valse avec Bachir affronte de manière beaucoup plus directe la question de la complicité d’Israël avec cette milice, en particulier dans la perpétration du massacre de Sabra et Chatila. Le point central de l’amnésie d’Ari Folman concerne sa position et son rôle durant le massacre. Par divers témoignages, la dernière partie du film évoque les circonstances dans lesquelles les Phalanges chrétiennes ont assassinés des centaines de civils palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila. Un soldat rappelle que certains phalangistes « portent l’uniforme israélien ». Il précise qu’un briefing est organisé entre le commandement israélien et les dirigeants phalangistes, durant lequel il est expliqué que la milice chrétienne « va pénétrer dans les camps » afin de « les nettoyer ». Et il raconte que des soldats ont vu perpétrer devant leurs yeux des exécutions de civils, ce qui l’a amené à prévenir ses supérieurs qui lui ont répondu : « On sait. On s’en occupe. On a transmis. » Il explique encore que le quartier général israélien se situait sur un bâtiment « très élevé » situé à une centaine de mètres, « ce qui permettait de voir ce qui se passait en bas ». Ron Ben-Yishai, journaliste pour la Télévision israélienne pendant la guerre, rapporte que le 17 septembre il a croisé un officier qui lui a révélé qu’un massacre se déroulait à Sabra et Chatila, témoignage à nouveau confirmé plusieurs heures plus tard. Il déclare avoir alors téléphoné à Ariel Sharon – ministre de la Défense à l’époque – pour l’informer des événements, lequel à répondu : « merci de m’avoir averti de la situation », avant de raccrocher. Au petit matin, Ron Ben-Yishai décide de se rendre aux abords des camps, où il assiste à l’arrivée d’Amos [Yaron], le commandant israélien sur le terrain, qui ordonne, à l’aide d’un mégaphone, d’ « arrêter les tirs immédiatement » et de « rentrer à la maison », ce qui « a mis fin à toute l’histoire ». Le journaliste explique être ensuite entré dans les camps pour découvrir toute l’horreur et l’étendue des massacres. C’est alors que le film, au terme d’un traveling empruntant les ruelles étroites des abords du camp, montre le personnage du jeune Ari Folman, posté à ce qui semble être un check-point, l’air hagard. Et l’image bascule soudain de l’animation aux séquences d’archives télévisées, montrant les massacres de Sabra et Chatila dans leur réalité.

Certains de ces éléments pourraient, et ont pu, être compris comme traduisant une volonté de une mise à distance des agissements des Phalanges par rapport au comportement des soldats israéliens (comme le fait que ce soit un officier israélien qui « mette fin à toute l’histoire »). Mais une analyse plus spécifique, compte tenu des principes concernant les mécanismes juridiques de responsabilité, permet de considérer qu’au contraire ces éléments ne font que conforter la mise en cause de la responsabilité de l’Etat d’Israël. Si le film absout les simples soldats qui, comme Ari Folman, se sont malgré eux trouvés impliqués dans des événements dont ils n’ont pas perçu, sur le moment, la gravité, il souligne à l’inverse la responsabilité de la hiérarchie militaire israélienne, pleinement consciente des massacres qui se déroulaient et qu’ils ne pouvaient pas ne pas avoir anticipé. Ainsi, quand Valse avec Bachir évoque la réunion de « briefing » entre le commandement israélien et les dirigeants phalangistes ou l’ordre donné par Amos Yaron faisant cesser l’opération, il ne fait que souligner à quel point celle-ci s’est déroulée sous le contrôle de l’armée.

L’amnésie par la mise à l’écart des mécanismes de responsabilité

Les informations données par le film à cet égard coïncident très largement avec celles établies par le rapport de la commission d’enquête Kahan, mise sur pied par le gouvernement israélien à la suite de la très forte réaction populaire que la nouvelle des massacres avait suscitée. La commission a conclu à l’existence d’une « responsabilité indirecte » de divers responsables israéliens, fondés principalement sur les éléments suivants :

– c’est sur ordre officiel d’Ariel Sharon, puis du commandement militaire israélien, que les phalanges chrétiennes ont été envoyées dans les camps de Sabra et Chatila, comme supplétifs de Tsahal, et ce, selon les termes exacts de l’ordre israélien, afin de « nettoyer les camps » (« The refugee camps are not to be entered [by Tsahal]. Searching and mopping up the camps will be done by the Phalangists/ Lebanese Army », ordre d’Ariel Sharon aux commandants israéliens, cité dans le rapport Kahan) ;

– plusieurs officiers israéliens, parmi lesquels le Brigadier Général Amos Yaron, auquel le film fait référence, ont laissé sans suite les informations indiquant que les phalanges perpétraient les massacres et n’ont donné aucun ordre à ceux-ci de cesser immédiatement leurs opérations.

Ce que vient figurer le film, à travers la métaphore de l’amnésie de son auteur, c’est la perte de mémoire de l’ensemble de la société israélienne quant à sa responsabilité concernant la perpétration du massacre de Sabra et Chatila. Malgré les conclusions de la Commission Kahan, Ariel Sharon est devenu Premier ministre en 2001, et ce jusque 2006, date à laquelle il a été frappé par un accident cérébral. Amos Yaron est devenu Directeur général du ministère de la défense et l’est demeuré jusque 2005. Et une autre guerre meurtrière a eu lieu au Liban en 2006. Ce que le film dénonce ainsi, c’est le processus de refoulement sur lequel la société israélienne se construit, refoulement qui concerne non seulement Sabra et Chatila, mais aussi l’expulsion de la population palestinienne en 1947-1949, la poursuite de l’occupation et de la colonisation des territoires palestiniens, ou les différentes guerres menées avec les Etats voisins (voir Noémie Turgis, « Justice transitionnelle au cinéma, justice transitionnelle par le cinéma », in O. Corten et F. Dubuisson (éd.), Du droit international au cinéma, Pedone, 2015, pp. 307-309). Le film atteint probablement ses limites en n’explorant pas les raisons qui amènent à, et permettent, l’effacement de la responsabilité dans la commission de crimes et les violations du droit international. L’une de ces raisons réside dans la mise à l’écart systématique, par Israël, de toute règle juridique internationale comme norme de référence pour évaluer et établir la responsabilité. De ce point de vue, il était extrêmement révélateur que la Commission Kahan ait choisi de ne pas se placer sur le terrain juridique (« It is not our function as a commission of inquiry to lay a precise legal foundation for such indirect responsibility »), mais de s’en tenir à une responsabilité strictement « morale », fondée essentiellement sur un passage du Deutéronome (21:6-7) tel qu’interprété dans le Talmud. Une référence aux règles juridiques pertinentes (droit des conflits armés, droits de l’homme, droit de la responsabilité internationale,…) auraient normalement conduit à retenir à la fois une responsabilité pénale dans le chef des responsables hiérarchiques et la responsabilité de l’Etat d’Israël, en raison du contrôle effectif exercé sur l’opération menée par les milices phalangistes et de l’absence de prise de mesure qui aurait permis de prévenir la commission du massacre (voir not. C.I.J., affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt du 19 décembre 2005 ; C.I.J., affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007 ; voir aussi Antonio Cassese, Violence et droit dans un monde divisé, PUF, 1990, chapitre 5 : Sabra et Chatila). Un tel évitement de la mise en œuvre de procédures juridiques de responsabilité – reproduit dans de nombreuses autres circonstances comme les guerres menées à Gaza en 2008-2009 et en 2014 – contribue à l’enfouissement rapide de la mémoires des événements au sein de la société, et à leur déni.

Le film d’Ari Folman invite ainsi la société israélienne à regarder « la réalité en face », réalité que symbolisent les images authentiques surgissant en toute fin du film, et qui contraste avec la mémoire enfouie de la guerre, montrée, elle, sous la forme du dessin animé (voy. Nurith Gertz et Gal Hermoni, « The Muddy Path between Lebanon and Khirbet Khizeh: Trauma, Ethics and Redemption in Israeli Film and Literature », in Boaz Hagin, Sandra Meiri, Raz Yosef and Anat Zanger (eds), Just Images: Ethics and the Cinematic, Cambridge Scholars Publishing, 2011, pp. 35 et s. ; Florence Gravas, La Part du spectateur: Essai de philosophie à propos du cinéma, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, pp. 119 et s.). Et les rapprochements opérés, dans divers dialogues, entre le massacre de Sabra et Chatila et le ghetto de Varsovie ou les camps d’extermination viennent interroger les dérives morales de la société israélienne. Valse avec Bachir en reste toutefois là, sur un constat de déficit mémoriel, sans analyser davantage les processus qui, politiquement et juridiquement, conduisent et entretiennent cette forme d’amnésie.


Valse avec Bachir : Tu n’as rien vu à Sabra et Chatila, par Ninon Grangé, Mcf-hdr, Université Paris 8, LLCP-IHRIM

Subjectivisme et anamnèse

Je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’un film sur la guerre. Je ne suis pas sûre d’aimer totalement ce film, je crois que je l’aime malgré moi, un peu comme devant un bâtiment d’architecture mussolinienne à Rome ou stalinienne à Varsovie, qui me plaisent malgré l’idéologie dont ils sont porteurs. Valse avec Bachir, malgré les concerts de louange à sa sortie, n’a pas échappé à la critique acerbe, mal à l’aise d’être entraînée dans un mouvement empathique pour un soldat israélien d’une armée d’occupation, pointant une idéologie ou au moins un déni, au pire une négation.

Valse avec Bachir est le récit d’un effort tendu vers la réminiscence, dans un contexte de guerre, par un narrateur à la première personne. Le point de vue est subjectif de bout en bout, dans une forme remarquablement construite. Comme d’autres films de genre autobiographique, il comporte une voix off qui retrace l’enquête sur soi. Le film est une grande réussite eu égard à chacun des procédés relatifs au genre : l’enquête psychique suit les allers et retours du narrateur et de sa mémoire en reconstruction avec ce postulat de départ que la mémoire individuelle est constituée par la mémoire collective. En parfait accord avec la définition de la mémoire selon Maurice Halbwachs (La mémoire collective, Albin Michel, 1997 et Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994), l’exposé de l’expérience de psychologie, avec les dix photos dont l’une est toute construite et ne correspond à rien mais qui crée le souvenir pour une mémoire toujours vive, en témoigne en début de film. Notre remémoration n’est pas une recherche tendue vers le désenfouissement de souvenirs cachés, la mémoire individuelle n’est pas un puits personnel indépendant des groupes dont nous faisons ou avons fait partie. Notre mémoire est avant tout collective, aidée et constituée par les souvenirs de nos proches et des autres.

Le cœur du film est l’énigme de l’image récurrente qui s’enrichit de sens au fil des récits et de la mémoire qui revient. Autour d’elle, le jeu des couleurs (monochromes pour les événements traumatiques et les hallucinations, légèrement plus contrastées pour la critique de la guerre moins personnelle), le flou des silhouettes dessinées, les mouvements cotonneux, créent la distance par rapport à la réalité et par rapport au genre documentaire filmé. On trouve de plus en plus ce style volontairement personnel au cinéma mais aussi en bande dessinée, avec une mise en scène de la recherche documentaire dans des récits à la première personne volontairement subjectifs, qui montrent un journalisme ou une recherche historienne non neutres. Souvent ce genre très dérivé, du dessin animé et du documentaire, se signale par l’insertion d’épisodes fantasmatiques et imaginaires, qui renforcent la représentation d’une subjectivité à l’œuvre, dans tous ses déploiements rationnels et irrationnels. Le genre dérivé a dès le départ une double force : il utilise l’assimilation de codes déjà mis en œuvre, et prend de la distance par rapport à un genre qu’il renouvelle. Valse avec Bachir parvient à faire tout cela avec une grande inventivité qui se donne pour simple et évidente alors qu’elle est très construite.

On peut compter ce film parmi les films de guerre, essentiellement pour la première moitié où il présente toutes les caractéristiques du film pacifiste : de jeunes garçons embarqués dans la guerre, abandonnant l’innocente et amoureuse jeunesse pour mourir de peur en tirant partout à l’aveugle, pour s’ennuyer. L’absurdité de la guerre est ici représentée à travers des épisodes de vie des jeunes garçons conscrits, en contraste avec l’insouciance de ceux restés à l’arrière continuant la vie d’avant, vie que reprend temporairement, en permission — ses souvenirs sont restés, eux, très précis — le narrateur. Absurdité aussi dans la conduite du conflit : se débarrasser des blessés et des morts n’importe où, ne pas savoir où l’on est, ce qu’on cherche, ce qu’on vise. Notons que cet aveuglement des recrues correspond à une technique de terreur que sont les tirs en continu. L’absurdité de la guerre se double d’une critique et Valse avec Bachir multiplie les références aux films états-uniens dénonçant la guerre du Vietnam : la scène grotesque où les forces israéliennes se tirent dessus à la manière d’un jeu vidéo, les enchaînements sur une voiture visée par un tank, par un avion, etc., qui se sort tranquillement du déchaînement technique de la violence, où la destruction emprunte les chemins du burlesque, l’omniprésence des hélicoptères, images d’une guerre post-Apocalypse Now (F. F. Coppola), le blessé au milieu de l’avenue que personne ne peut récupérer du fait des snipers en rappel d’une scène de Full Metal Jacket (S. Kubrick),… Par rapport à ce qui va suivre, il est bon de rappeler que ce film, fait par un Israélien, sorti en 2008, écorne voire déboulonne l’image qu’Israël a toujours voulu véhiculer de Tsahal comme armée morale et parfaitement organisée : elle est bien montrée comme le contraire de cela (voir l’analyse de F. Dubuisson). Mais il faut aller plus avant dans ce que signifie ce « contraire »-là.

Le film dépasse heureusement la seule critique de la guerre tandis que le subjectivisme évite tout pathos, écueil que les bons films évitent parfois au prix de la froideur. La force du film reste la recherche sur soi à partir d’un événement traumatique, avec la reconstruction collective d’une mémoire, reconstruction qui emprunte les modes de l’enquête documentaire tout en retrouvant la réalité par le truchement des scènes de rêves et d’hallucination : sont interrogés, à partir de l’image récurrente, à partir du souvenir manquant, les amis puis tous les acteurs du massacre, journaliste, militaires. La dimension tragique, qu’il importera de mettre en lumière, est présente dès le générique de début avec les chiens aux yeux jaunes, qui terrifient de leur course collective les passants anonymes, forme littérale des Érinyes vengeresses qui, elles, n’oublient rien.

Mais avant tout c’est le film, à plusieurs égards, d’une resubjectivation : un homme se rend compte, avec le miroir d’un ami en miettes qui cauchemarde, qu’il a oublié une part importante de lui-même. Les autres vont reconstituer sa mémoire en disant la leur. L’intrigue psychanalytique est parfaite, presque dans la tradition hollywoodienne de Fritz Lang, Hitchcock, Huston, Mankiewicz… L’énigme du souvenir manquant, c’est l’inconscient, c’est moi-même et je vais remonter dans les souvenirs, avec un appel aux témoignages, aux spécialistes militaires ou aux thérapeutes. Le procédé des transitions fluides, sans cut, entre chaque interlocuteur, celui d’un même décor pour deux moments différents, épousent le mouvements des associations d’idées en cure : associer va me permettre de remonter pour comprendre pourquoi j’ai oublié, à ceci près que les associations sont collectives d’une part, et formelles d’autre part.

Et c’est là que le subjectivisme filmique peut mener à la subjectivation se confondant avec une forme d’égotisme. Je veux montrer cela : Valse avec Bachir est un film différent de ce qu’il se donne être, ni film de guerre, ni film sur le traumatisme de guerre, ni même film psychanalytique. On verra si c’est une critique que je lui adresse. De quelque manière qu’on la prenne, cette critique que je formule me gêne, car elle passe par le filtre de l’idéologie et du « message » prétendument délivré, notion très suspecte à mes yeux dès lors qu’on évoque une œuvre. Elle est néanmoins à la mesure de la grandeur et de l’émotion du film. Je préfère souligner la confusion de deux genres, c’est-à-dire le fait qu’on me présente un genre pour l’autre : l’enquête sur soi se fait sous la forme d’une enquête sur la vérité historique, mais sans en être une. Dès le départ, on sait que tout tourne autour du massacre de Sabra et Chatila en 1982 et que c’est cela qui est oublié. La narration est tendue vers le déroulement du massacre, mais en fait l’enquête sur soi y est à peine liée. Le pourquoi n’a pas de réponse, et ce qui est une anamnèse ne donne aucune clé : pas d’introspection, pas de remords, pas de culpabilité. Le souvenir manquant est une image-écran qui occultera le massacre lui-même.

Éluder

Dans ce film remarquable, il y a de l’éludé. D’abord le film se donne clairement en lien avec l’histoire, avec les événements passés. L’histoire n’a peut-être du sens que pour un sujet, peu importe par exemple si les soldats ont débarqué à Saïda ou dans une autre ville. Mais la mémoire s’attache au détail, est-il dit dans le film, et le détail fait partie de la précision historique des événements, je renvoie à la précision sur le nombre de morts juifs que Pierre Vidal-Naquet réclamait pour contrer tout négationnisme. Mais la vérité historique est éludée parce que le film est une narration subjective. En ce sens, cette occultation du sens historique des événements est parfaitement cohérente et autorisée. Plus problématique, la vérité personnelle psychique est aussi éludée puisqu’on ne sait pas pourquoi le narrateur a refoulé ses souvenirs : en fait l’auteur joue sur l’idée que l’événement est suffisamment horrible pour qu’on le considère, sans émettre de doute, comme traumatique, mais le spectateur ne connaît pas le ressort de ce traumatisme. On n’a pas la raison de la raison, de même que nous n’avons aucun indice sur le pourquoi de la guerre et de la présence des Israéliens au Liban, de la guerre civile qui s’y déroule, etc.

D’une manière générale et depuis la Première Guerre mondiale, les névroses dites de guerre sont des traumatismes individuels : tous les soldats ne sont pas affectés et traumatisés et tous les soldats ne sont pas affectés et traumatisés de la même manière. Les psychologues et psychanalystes se sont dès le début battus pour faire reconnaître que la névrose de guerre n’était pas une pathologie différente et séparée des autres névroses. Dans le film les interlocuteurs du narrateur sont psychiquement lisses. D’autre part, la réflexion sur le traumatisme de guerre et la psychose est relativement limitée : c’est l’image du cadre d’un appareil photo imaginaire qui instaure une distance entre un reporter de guerre et son sujet, distance qui est brisée par la vision dantesque de l’hippodrome de Beyrouth dévasté et jonché de pur-sang mutilés et agonisants. Notons que cet épisode alimente un malaise moral que l’on retrouve dans d’autres œuvres et dans d’autres récits de guerre : tout se passe comme si la souffrance des animaux (« quel péché ont commis ces chevaux si nobles pour subir un tel sorta ? ») était plus atroce que celle des humains et que cette injustice-là faisait prendre conscience de l’horreur « du reste ».

Le subjectivisme autorise ainsi l’absence de présentation du pourquoi de la guerre mais ne va pas jusqu’au bout concernant la névrose, le syndrome post-traumatique ou plus simplement le problème central du film. La question devient donc : est-ce le narrateur ou l’auteur qui élude ? Pourquoi le film raconte-t-il le cheminement des associations d’idées mais ne donne-t-il pas la solution de l’énigme ? Car la fin ne donne aucune résolution, ne consiste en aucune illumination de la vérité, en aucune révélation personnelle.

Le souvenir manquant et le regard

Le souvenir manquant est le centre du film. Normalement, il a la fonction d’être le cœur de l’énigme à résoudre, nœud appelant dénouement. En adoptant une forme dérivée du documentaire, le film est aussi une réflexion sur le témoignage qui vient renforcer une idée importante, développée par Primo Levi sur le génocide des juifs par les nazis. La preuve d’un génocide est une preuve spéciale, parce qu’elle repose sur l’absence de preuve, sur la disparition, sur l’escamotage, sur la destruction des preuves. Ici la preuve du massacre, c’est que personne ne s’en souvient. L’émigré en Hollande a de très bons souvenirs, cependant « j’ai tout oublié du massacre ». Mais la construction est faite de rupture : tout de suite on sort du témoignage historique pour repartir dans l’enquête sur soi, parce que l’oubli de l’ami déclenche la remémoration du narrateur dans le taxi qui l’emmène (transition avec le paysage reflété sur la vitre de la fenêtre). C’est subtil : il est en train de dire que la preuve c’est que tout le monde a oublié, et la mémoire collective manquante, muette, sur le massacre, déclenche la mémoire individuelle.

Il s’agit bien d’un film sur la réminiscence et, par rapport à Halbwachs, même la mémoire collective défaillante parvient à ranimer la mémoire individuelle. L’idée de témoignage est du coup réduite à sa plus simple expression. Il ne s’agit pas de parler, il s’agit d’avoir été là, donc d’avoir vu. Et on verra que toute la problématique tient autour de cet « avoir vu » qui est le contraire d’un « avoir compris ». Le corps et l’âme du spectateur sont témoins, avant toute recherche historique. Il s’agit d’une pure présence qui est là par le regard. C’est confirmé à la fin du film par le dialogue rapporté, au téléphone, entre le journaliste et Ariel Sharon (il faut beaucoup de récits enchâssés pour arriver là) : le journaliste raconte « À son tour il me dit : « Toi, tu l’as vu ? — Moi non, mais il y a des témoignages… — Merci d’avoir attiré mon attention là-dessus. » » Et tout en reste là. Il y a opposition entre le voir et le témoigner. Le vrai témoignage, c’est le regard ; et le témoignage, puisqu’on a oublié, est réduit de ce fait au discours rapporté. Le témoignage en soi n’est pas une preuve de quelque vérité historique que ce soit. Subjectif, éloigné, influencé, on sait que les historiens le tiennent pour une construction historiquement située (voir Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Pluriel, 2013). Mais le film renforce l’évanescence du témoignage : le dit et le vu ne sont pas des témoignages pris en compte, seul le rapporté est témoignage (on me l’a dit, mes soldats l’ont vu et me l’ont rapporté, etc.) et évidemment il est encore abandonné. Le souvenir manquant s’apparente à voir un blanc dans la trame des souvenirs, à être aveuglé par ce qui est vu.

En regard, une scène de désubjectivation par l’oubli volontaire : le soldat de la plage dont tous les camarades de tank sont morts éprouve le complexe du survivant, ce complexe qui, au sortir des camps nazis, faisait que les rescapés ne se sentaient pas légitimes à témoigner pour tous ceux qui avaient été tués, les « vrais témoins » pour Primo Levi. On a un plan sur l’enterrement solennel des camarades, lui à l’écart — « j’ai voulu oublier » — et son personnage, non pas tel qu’il était, jeune, au moment historique de l’enterrement, mais vieilli, au moment du témoignage, est progressivement occulté par l’ombre d’un arbre.

Il n’y a plus de sujet dès lors que les autres membres du groupe ne peuvent plus se remémorer ni témoigner, sa parole n’a plus de sens, il est illégitime. Là l’oubli est volontaire ainsi que la déprise de soi du sujet. Plus de regard malgré le souvenir, plus de témoin, plus de témoignage.

La responsabilité historique, la culpabilité psychique

Tout cela contribue à ce que je comprends du film : deux plans intriqués, historique et psychique, qui entretiennent une confusion dans la forme et se rejoignent à la fin pour rester obscurs. Le subjectivisme n’est pas qu’un genre de récit à la première personne, c’est la forme et le fond du film. J’en vois l’indice dans l’absence de la question de la responsabilité qui devrait être le lien entre les deux plans : le plan historique en toute rigueur devrait avoir son expression, son pendant, dans la culpabilité psychique. L’amnésie personnelle renvoie à l’amnésie de l’État d’Israël. Je propose une remontée des raisons en trois temps pour montrer que le film escamote la culpabilité.

D’abord un topos des guerres et des récits : l’ennemi n’est pas un sujet, il n’est pas visible, il n’a pas de traits distinctifs. Ce sont des corps entraperçus dans une voiture mitraillée (« Tu tirais sur qui ? — Mais j’en sais rien, sur qui. ») et tout de suite après, comme pour casser la remémoration qui pourrait devenir historique, le dialogue casse l’image, et empêche la mémoire profonde qui restera hors du film : « Dis-moi, pourquoi t’es venu me voir ? ». Ce sont des soldats qui pissent (par deux fois). C’est un enfant dans un verger dont la silhouette est masquée par un énorme lance-roquette et la roquette elle-même (et une insistance sur la vulnérabilité des soldats hyper-harnachés), avec de nouveau une rupture de registre : « Dis-moi, j’y étais moi aussi ? » . L’enquête est bien sur la mémoire, pas sur la mort d’un enfant palestinien. L’usage laissé dans le flou du mot « terroristes », à la si grande faveur dans les conflits. Enfin le dernier plan dessiné : les femmes convergeant vers le narrateur sont des entités indistinctes déferlant vers le seul sujet réel, enfin restauré. Il n’est pas question de désirer un autre film que celui-là. Il doit rester subjectif, enfermé dans le corps d’un soldat israélien, mais l’immense talent de l’auteur aurait pu trouver des biais pour manifester la présence des Palestiniens, par exemple par les couleurs, celles du drapeau palestinien sont absentes, ou encore par l’hallucination.

Deuxièmement le plan historique est relégué, finalement oublié, alors que la forme engagerait logiquement cette dimension. Le commencement de réponse devrait, en toute logique documentaire et psychanalytique, passer par la question de la responsabilité individuelle, collective et étatique. Le film, le style, l’inventivité créatrice de Ari Folman permettait beaucoup de choses là-dessus. Or rien n’est dit sur la responsabilité et son pendant : le remords ou la culpabilité. Finalement, rien n’est dit sur ce qui fait traumatisme, sur ce qui occulte. La question demeure inchangée : voir le massacre, oublier qu’on a vu, se souvenir qu’on a oublié, se souvenir de la fin. Elle ne se transforme pas en interrogation sur la participation. Ce pourrait être un constat accablant pour le film. À plusieurs reprises, la responsabilité du massacre est rejetée sur l’autre, ici les phalangistes chrétiens libanais. Pendant la valse terrifiante au milieu de l’avenue, l’ami — ici un peu la voix de la raison — dit uniquement qu’au même moment « les fidèles de Bachir préparent la vengeance ». Ou encore : « j’avais compris tout de suite la cruauté des phalangistes », suivi par les images d’horreur du terrain vague où les miliciens torturent et tuent les Palestiniens. Rien sur l’implication directe et indirecte de l’armée israélienne, sur les ordres donnés par le commandement israélien, sur le fait que les phalangistes ont pu être envoyés par l’armée israélienne, que l’ordre a pu être donné par un commandement israélien. Toutes ces questions furent traitées, et le sont encore, historiquement, politiquement et juridiquement, à la fois par l’opinion publique dès le massacre perpétré, puis par l’ONU et par la société israélienne elle-même. Il est étonnant que pas une allusion n’y soit faite. Car ce sont ces questions-là qui font dériver l’âme des soldats embarqués dans cette guerre dans leur corps voyant.

La réflexion sur la responsabilité étatique, collective et individuelle s’en tient à l’évocation des cercles de responsabilité. Mais ce sont des cercles de spectateurs, de témoins voyants qui ne voient pas. À aucun moment l’idée qu’un spectateur est aussi un acteur n’est évoquée. Il y a un premier cercle, celui qui est le plus proche du massacre, puis un deuxième, puis un troisième, et la responsabilité, on suppose, se dilue au fur et à mesure qu’on s’éloigne spatialement. L’élaboration éthique reste très sommaire. Il y a ce qui est suggéré : des chefs israéliens savaient et ont laissé faire (le coup de téléphone impliquant Ariel Sharon). Il y a ce qui est assumé : c’est un général israélien qui met fin, comme par miracle, au massacre, ce qui donne lieu à une réminiscence de western (ou plutôt à l’idée sommaire que l’on a du western) : ont été évoquées les flèches d’Indiens auxquelles est comparé le bruit des roquettes sur l’avenue, on a à la fin le marshall, le général Amos Yaron, qui dit simplement « Stop the shooting » et tout s’arrête, miraculeusement, de par la seule autorité de cette unique parole. C’est trop lapidaire et du coup tendancieux : les Israéliens ne sont pas responsables du massacre, ils y ont assisté (les soldats sans comprendre, les chefs par responsabilité passive ou active), mais ils sont responsables de son arrêt. Le problème du film n’est décidément pas la responsabilité, et du coup ce n’est pas non plus la culpabilité ressentie par tous ces soldats. On croyait avoir affaire à une double enquête, historique et psychique, et en fait on n’a qu’une face de la médaille qui se réduit à l’alternative : certains savaient, d’autres n’ont pas vu/compris qu’ils assistaient à un massacre. Le refoulé devrait être : ils ont vu et su et ils ont participé au massacre.

Troisièmement la remontée dans l’escamotage de la responsabilité collective relayée par la culpabilité individuelle amène d’autres conséquences et interprétations du souvenir manquant et de l’image récurrente. Plutôt que de s’arrêter sur la culpabilité partagée à divers degrés, on passe directement et constamment à l’exonération. L’ennemi puisqu’il est invisible est imprévisible (attaque des chars, enfant du verger), à quoi répond la jeunesse des soldats enrôlés qui tirent dans tous les sens au mépris de l’entraînement (confirmant la désorganisation de Tsahal). La seule responsabilité de la préparation et du déclenchement, et toute la cruauté, reviennent aux phalangistes. La responsabilité indirecte est très diluée. Enfin et surtout l’affirmation par l’autorité du psychiatre que le narrateur est préoccupé par un autre massacre, celui d’Auschwitz où ses parents ont été déportés. Là, c’est subtil, parce que psychologiquement ça se comprend très bien : un massacre — il dit même le massacre d’un peuple « on tue tout un peuple », écho du génocide — en rappelle un autre qui implique directement l’analysé. La question de la culpabilité se greffe dessus : « À 19 ans tu as endossé malgré toi le rôle du nazi. » Et il faut mesurer ce que cette comparaison a de provoquant et de radicalement critique pour la société israélienne. La division du soi entraîne que la victime se retrouve dans la peau du bourreau de ses propres parents. Tout cela était possible et aurait largement expliqué le traumatisme et le sentiment de culpabilité ayant conduit au refoulement de tout souvenir et à l’amnésie. Au lieu de quoi, c’est l’absolution par le psychiatre : « Tu as envoyé des fusées mais tu n’as tué personne. » Je ne sais pas ce qu’il y a de véridique dans cette scène, mais assurément nul besoin d’être très féru de psychanalyse ou de psychologie pour considérer cette affirmation comme très insatisfaisante, parce qu’elle occulte justement toute interrogation personnelle sur la culpabilité. Si ! en l’occurrence, envoyer des fusées, c’est tuer des gens, au moins dans une logique psychique, sans aller même jusqu’à la question morale des responsabilités indirectes, de la participation au mal infligé, etc. Le narrateur avait pourtant commencé avec cette piste : les fusées sont un élément essentiel de l’image-écran. Mais il repousse la culpabilité : « Mais qu’est-ce que ça peut faire que j’aie envoyé des fusées ou non ! » Le moment de déni n’est pas relevé par le psychiatre ! Celui-ci aurait dû au contraire interpréter ainsi : tu as envoyé des fusées, pénalement et moralement tu n’as pas tué de tes mains les Palestiniens, mais tu as interprété ce geste comme une participation active au massacre, comme si tu avais tué de tes mains, comme si tu avais tué tout un peuple dans un camp, comme les nazis l’ont fait à Auschwitz. D’où le sentiment de culpabilité insupportable qui t’a fait oublier ce moment que tu refuses. Eh bien non, le psychiatre et le narrateur closent la question brutalement alors que c’est précisément le point où la trame historique et la trame psychique se seraient rejointes, alors que c’est le nœud de la réminiscence : la division d’un sujet qui ne se reconnaît plus lui-même parce qu’il a lancé des fusées qui ont éclairé, c’est-à-dire aidé, les perpétrateurs pendant les deux nuits du massacre. Le second problème lié au traumatisme, c’est que, même en reconstruisant cette interprétation, cela signifie que le narrateur est traumatisé par Auschwitz et non pas par le massacre de civils palestiniens… Moralement, c’est problématique et cela est directement issu de l’absence de la question de la responsabilité.

Le plus fort, c’est que ce qui est occulté dans le film et par le film, et ce qui est peut-être son ultime habileté, le spectateur le reconstitue. Il remplit les trous et les manques, comprend de lui-même ce qui se passe alors que le narrateur et le psychiatre ne le comprennent pas. Toute la question devient alors celle de l’intentionnalité et du degré de conscience de l’auteur, je n’y entre pas, car c’est là le point de critique idéologique. Le film fait comprendre, et je pense que l’auteur le fait au moins en partie de manière… inconsciente, car dans le cas d’une structure consciente qui présenterait le refoulement, on n’aurait pas cette insistance sur la responsabilité des phalangistes, on aurait des indices de la culpabilité ressentie. S’explique pourquoi il n’y a pas de résolution finale : sur le moment, et comme les autres, le narrateur ne voit pas le massacre et celui-ci ne nous est pas vraiment montré. À lui-même, il ne pose pas la question qu’il pose au militaire : et à ce moment-là avez-vous compris que vous assistiez à un massacre, avec les allers-retours des camions pleins puis vides, etc. ? À nous, il ne dit pas s’il a compris qu’il assistait à un massacre. On ne sait pas ce qu’il a fait entre le moment où il lance des fusées depuis un toit et celui, dans la rue, où il est submergé par les femmes. On ne sait pas, au bout du compte, s’il a eu une révélation, quand il l’a eue, et s’il ressent de la culpabilité (d’avoir vu, de n’avoir pas compris, d’avoir participé…). La question de l’innocence — et de sa perte, comme l’enfance —, de la complicité et de la perpétration est occultée, et cela pour une deuxième fois par l’image-écran, qui n’occulte plus le souvenir, mais qui est devenue image réelle, et même très-réelle puisqu’elle se transforme de manière fluide en actualité filmée. L’image-écran a fait l’ellipse du massacre lui-même (on en a des images par témoignages interposés, et non par la vision recouvrée du narrateur) et elle continue de remplacer la question centrale, laissée à l’appréciation du spectateur.

Réussite de l’image-écran

La forme à mon sens dépasse ce que l’auteur a voulu y mettre sciemment. Le narrateur a vu les fusées, il les a envoyées, il continue de les voir mais ne voit pas ce qu’elles signifient, c’est-à-dire sa participation au massacre. Mais le spectateur la voit, la comprend. Le film est un chef d’œuvre en ce sens : il est lui-même le déni de l’enquête. Ni enquête documentaire, ni enquête psychanalytique, mais double écran. C’est en ce sens que le premier ami, Boaz, le déclencheur de l’image-écran, tueur de chiens et assiégé par les Érinyes, lui avait dit : toi, pour régler un problème, tu fais un film. Pourtant la résolution, le dénouement de l’énigme psychique, sont hors-film. La psychanalyse sauvage du narrateur est laissée inachevée. Là encore, nul besoin d’être grand psychologue pour repérer ce qui n’est jamais dit mais qui est véritablement montré : la mère et les mères. L’élément marin est récurrent, dans les souvenirs, et il est présenté comme maternel avec insistance. L’ami psychiatre lui demande bien ce que représente pour lui l’élément marin, angoisses, sentiments, etc., mais il ne fait aucune allusion à la mère ! Il y a l’hallucination bleue de Carmi, cette femme nue géante, qu’une habile transition de récit à image fait passer de jeune femme sexuellement convoitée à la mère qui l’emporte sur son ventre et le protège de la destruction ; l’image-écran où les jeunes garçons, silhouettes frêles à peine hommes, fragiles et nus, sortent de l’eau amniotique pour revêtir les habits de la violence ; les multiples plans d’enfants (celui du psychiatre qui passe de bras en bras, comme la réminiscence qu’on a sous les yeux mais qu’on ne voit pas, l’enfant du verger, la petite fille morte ensevelie, les deux enfants, de Beyrouth et de Varsovie, qui sortent les mains en l’air…) ; deux allusions au père (des souvenirs de guerre : la Deuxième Guerre mondiale et l’absence des pères dans son enfance) mais rien sur sa mère. Enfin la confrontation du soldat avec toutes les mères palestiniennes qui le tourmentent depuis le début comme les chiens-Érinyes, normalement les chiennes (un refoulé de plus : les chiens massacrés et victimes se sont transformés en chiennes harcelantes) de Clytemnestre, une femme qui s’est vengée en tant que mère d’abord, et sur son propre fils qui l’a tuée… Cela pourrait faire pencher l’interprétation de l’oubli du massacre qu’un bon psychanalyste pourrait mener à sa fin : le narrateur est matricide comme Oreste, ou il se considère tel. N’ayons pas peur des évidences et des enquêtes freudiennes rapides. C’est sous nos yeux et cela a été suggéré au milieu du film : le trauma renvoie sans doute à un autre trauma et qui est, temporalités confondues, la brutalité du passage de l’enfance à l’âge adulte sur fond de guerre (et des raisons de la guerre, répétons-le, rien n’est dit, ni de la guerre civile au Liban, ni de la guerre israélo-palestinienne déplacée au Liban). Je dis « temporalités confondues », qui est un topos de la réminiscence psychanalytique. L’image récurrente est un flash avant d’être un vrai flash-back tout à la fin. L’hallucination est une distance par rapport à la réalité, comme la scène à l’aéroport de Beyrouth qui dit la même chose : je ne vois pas ce qui est réel, et je veux et ne veux pas (contradiction qui provoque l’oubli) le voir. Ou peut-être se considère-t-il enfin comme le tueur de toutes ces mères palestiniennes…

Valse avec Bachir est une gigantesque image-écran de quelque chose — événement, souvenir, culpabilité — qu’on ne saura pas. La solution de l’énigme est aporétique. L’on sait dès le début qu’il y a eu un massacre et que tout tourne autour de ça, et on y arrive à la fin. Le problème, c’est que l’ennemi reste sans figure, que l’ennemi ce sont finalement des civils massacrés. Les fantasmes et codes cinématographiques sont utilisés comme par une âme d’enfant : les ennemis sont des Indiens, aussi invisibles que dans les paysages de l’ouest états-unien, tandis que les Israéliens sont des « Superman » (le journaliste droit sous la mitraille explicitement nommé ainsi ou un soldat-danseur provoquant au milieu des douilles) ou un marshall qui rétablit l’ordre armé d’un porte-voix… Plutôt que dans le traumatisme d’un enfant qui a oublié quelque chose de pénible, le tragique réside en ce que l’ennemi est destiné dès le départ au massacre. La réussite de l’image-écran est la réussite ultime du film lui-même en même temps que l’aveu de son échec : on ne saura pas ce que la narrateur veut dire de sa mère et cela n’a pas d’importance, mais l’irruption des mères palestiniennes dans les images de reportage filmé sont le signe de la réminiscence impuissante, l’aveu que la psychanalyse a échoué et que le dessin animé n’a rien résolu, qu’il faut enfin que le narrateur disparaisse et que l’ennemi, la victime, l’oublié apparaisse, non halluciné.

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