Russians (Sting, 1985) : I hope that international lawyers love their children too…. – Une analyse de Jacques Bellezit

Titre pacifiste phare du chanteur Sting sorti en 1985, Russians est une de ses chansons qui évoquent la complexité de toute une époque dans la culture populaire. De la même manière que la chanson Paint It Black des Rolling Stones est associée à la guerre du Vietnam, grâce notamment à Stanley Kubrick et son film Full Metal Jacket, Russians exprime à la fois avec douceur et angoisse la peur permanente de la destruction mutuelle par l’atome qui régnait pendant la Guerre Froide et, par contraste, un message universaliste de fraternité de paix et d’espoir.

Introduite et achevée par un angoissant tic-tac qui rappelle l’Horloge de l’Apocalypse[1], la chanson reprend l’air de la Romance issue de la suite orchestrale « Le Lieutenant Kijé » du compositeur russe Serguei Prokofiev. Le sentiment d’absurdité de cette guerre froide qui divise le monde ( « There is no monopoly on the common sense, on the two sides of the political fence ») et, par contraste, l’espoir qui y est exprimé en réaction (« I hope the Russians love their children too ») est renforcé lorsque on sait que la suite orchestrale « Le lieutenant Kijé » est basée sur une nouvelle éponyme de Iouri Tynianov dans laquelle est narrée l’histoire d’un lieutenant de l’armée russe qui n’existe qu’à la suite d’une erreur d’écriture administrative.

Mais au-delà de ses aspects littéraires et poétiques, Russians  peut permettre de se pencher brièvement sur deux aspects du droit international, à savoir la notion d’Humanité (1) et la question de la menace de l’emploi de l’arme nucléaire (2).

1. La notion juridique d’Humanité

Russians 1

Les paroles profondément universalistes de Sting appellent l’attention de l’auditeur sur le fait que la prolifération des armes nucléaires et la montée des tensions entre les deux Grands de la Guerre froide risque de conduire à une « destruction mutuelle assurée » de l’humanité tout entière. Mais qu’est-ce que l’ « humanité » aux yeux du droit international ?

La Cour internationale de justice a reconnu dans plusieurs précédents (not. affaire du Détroit de Corfou, 1949 et avis relatif à la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, 1996), la notion de « considérations élémentaires d’humanité », que le Professeur Dupuy a vu comme une sorte de « joker judiciaire »[2] intervenant à l’appui d’autres principes juridiques plus fermement établis (tels la liberté de navigation maritime ou la protection des civils lors des conflits armés). L’humanité peut s’entendre en droit international sur un plan qualitatif, en tant que sentiment, et on peut alors la rapprocher de la notion de dignité humaine, « plancher normatif minimal »[3] qu’Emmanuel Lévinas analyse comme incarné dans notre rapport avec le visage de l’Autre, où il « situe » l’incarnation de notre humanité, ce qui «  nous interdit de tuer »[4] , ou de traiter autrui comme un  « objet »[5]. L’humanité peut aussi être vue, dans une perspective plus quantitative, comme l’ensemble des êtres humains. Cette vision a été retenue par la Résolution 49/75 K de l’Assemblée Générale de l’ONU saisissant la Cour internationale de Justice d’une demande d’avis consultatif relatif aux armes nucléaires[6]. Cette vision innerve également le Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes de 1967, dont le principe phare est que « l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique […] doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays […] elles sont l’apanage de l’humanité tout entière »[7]. De plus, on remarque que la IIème Convention de La Haye régissant les lois et coutumes de guerre, reprenant la Clause Martens, parle en son Préambule des « lois de l’humanité » et des « intérêts de l’humanité »[8]. On pourrait considérer que la référence à l’humanité, dans le Préambule de cette convention, recouvre un sens « lévinassien » mais l’humanité dont les  « lois » et les « intérêts » sont en jeu se trouve appuyée sur la « civilisation ». En effet la IIème Convention de La Haye entend « servir encore, […], les intérêts de l’humanité et les exigences toujours progressives de la civilisation » et la Clause Martens vise le droit des gens comme le résultat « des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique », ce qui accrédite l’idée qu’en droit international, l’humanité semble plutôt envisagée de façon holistique comme englobant le groupe plutôt que comme se référent à un sentiment. Cette vision se trouve renforcée par la publication le 25 septembre 2015, dans le contexte de la COP 21, de la « Déclaration des Droits de l’Humanité »[9], qui, s’il est un texte de soft law dont on peut critiquer un certain utopisme, permet au moins d’attirer un éclairage médiatique sur une notion juridique et philosophique complexe.

La chanson Russians joue sur ces deux visions, qui ne sont pas contradictoires : à la fois elle en appelle au sentiment d’humanité, vu comme seul rempart contre la destruction mutuelle assurée (« […] What might save us, me and you. Is if the Russians love their children too ») mais ce sont ces « considérations élémentaires d’humanité », ce « paradigme d’humanité »[10] pour reprendre les mots du Professeur Delmas-Marty, que Sting convoque pour rappeler que l’Humanité est une et risque d’être annihilée par la destruction mutuelle (« There is no monopoly on common sense/On either side of the political fence. We share the same biology. Regardless of ideology »)

Pourtant, loin d’être un simple appel à la paix, la chanson se fait aussi la critique de la montée en puissance de discours belliqueux entre les deux Grands. Qu’il s’agisse d’une position appelant à qualifier l’URSS d’ « Empire du Mal » qu’il faut endiguer voire éradiquer ou de la vision soviétique d’un monde tout aussi manichéen dans lequel le communisme enterrera (« Mister Krushchev said, ‘We will bury you’ ») tout autre idéologie « impérialiste », les mots prononcés par les dirigeants des deux camps ont été très violents.

2. La menace de l’emploi de l’arme nucléaire.

Ces mots ne peuvent par ailleurs être compris indépendamment de l’angoisse de l’apocalypse nucléaire qui a caractérisé la période de la guerre froide, particulièrement dans les années 1980 qui ont vu à la fois une accélération du surarmement et la multiplication des manifestations pacifistes. Cette angoisse est bien exprimée dans ce passage de la chanson :

« There’s no such thing as a winnable war
It’s a lie we don’t believe anymore
Mister Reagan says ‘We will protect you’
I don’t subscribe to this point of view 
».

A l’ère nucléaire, la guerre apparaît comme un jeu à somme nulle, ou plutôt à somme négative. Non seulement personne ne peut gagner une guerre nucléaire, mais tout le monde ne peut que la perdre, capitalistes comme communistes, hommes comme femmes ou enfants, militaires comme civils. A cet égard, la chanson évoque en creux la question de la légitimité de ces armes incapables de faire la distinction entre objectifs militaires et objectifs civils et, parallèlement, de respecter un tant soit peu le principe de proportionnalité.

Est-ce que les représentants des membres de l’Assemblée générale qui ont demandé à la Cour internationale de Justice de se prononcer sur la licéité de la menace ou de l’emploi de l’arme nucléaire quelques années après la sortie de Russians étaient des fans de Sting ? Il est difficile de le démontrer mais, en tout état de cause, la Cour rendra un avis très attendu sur cette question le 8 juillet 1996.

Cet avis, bien que non contraignant, a pu néanmoins se doter d’une solide autorité dans un domaine hautement politique, ce qui explique qu’il a été abondement commenté. Dans son avis, la Cour aborde une série de questions juridiques délicates, en tentant de réaliser un équilibre entre le respect des idéaux du droit international humanitaire et la nécessaire prise en compte des réalités politiques dans un contexte où les puissances nucléaires pratiquent toujours, même après la fin de la guerre froide, la doctrine de la dissuasion.

Le résultat de cet exercice n’est sans doute pas entièrement satisfaisant et n’est en tout cas pas un exemple de clarté et de concision, comme en témoigne cet extrait du dispositif de l’avis, voté par sept voix contre sept, avec la voix prépondérante du président :

« Il ressort des exigences susmentionnées que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait généralement contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés, et spécialement aux principes et règles du droit humanitaire;

Au vu de l’état actuel du droit international, ainsi que des éléments de fait dont elle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d’un Etat serait en cause »[11].

Ainsi, la Cour « ne peut conclure de façon définitive » en faveur de la possibilité d’utiliser l’arme nucléaire lorsque « la survie même d’un Etat » serait en cause, quand bien même cette utilisation serait « généralement » contraire au droit humanitaire. Cette formule pour le moins ambivalente a fait l’objet d’un “concert de critique”[12] y compris au sein de la Cour notamment pour sa “lecture difficile”[13] ou encore son caractère “peu courageu[x]”[14]. C’est sans doute en vue de les dépasser que la Cour a aussi prononcé, cette fois à l’unanimité, un avis selon lequel :

« Il existe une obligation de poursuivre de bonne foi et de mener à terme des négociations conduisant au désarmement nucléaire dans tous ses aspects, sous un contrôle international strict et efficace »[15].

Sting ne dit pas autre chose dans sa chanson Russians. S’il n’envisage pas l’idée d’un désarmement partiel ou total[16], il nous parle pourtant de la nécessité de trouver des accords pour éviter l’apocalypse nucléaire, accord que l’on trouve du fait de ce patrimoine que constituent le « common sense » et l’amour – espéré – de tous les humains envers leurs enfants. Cette nécessité rappelle fortement l’obligation de chercher à résoudre les différends juridiques par la discussion avant toute règlement contentieux et de négocier et interpréter les traités de bonne foi. Une obligation laissant il est vrai une large marge d’appréciation pour les Etats concernés, comme il ressort de l’affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire, actuellement pendante devant la Cour internationale de justice, et opposant les îles Marshall au Royaume-Uni, au Pakistan et à l’Inde. Dans ce contexte, il serait bien présomptueux de qualifier juridiquement l’obligation qui est au cœur de la chanson Russians : Est-elle juridique? Morale ? Ethique ? Peut-on invoquer la dignité humaine ou les normes de jus cogens ? Peut-être tout cela à la fois…

Jacques Bellezit, Master I Droit International et Européen
Université de Strasbourg

Russians

In Europe and America there’s a growing feeling of hysteria
Conditioned to respond to all the threats
In the rhetorical speeches of the Soviets
Mister Krushchev said, ‘We will bury you’
I don’t subscribe to this point of view
It’d be such an ignorant thing to do
If the Russians love their children too

How can I save my little boy
From Oppenheimer’s deadly toy?
There is no monopoly on common sense
On either side of the political fence
We share the same biology
Regardless of ideology
Believe me when I say to you
I hope the Russians love their children too

There is no historical precedent to put
Words in the mouth of the president
There’s no such thing as a winnable war
It’s a lie we don’t believe anymore
Mister Reagan says ‘We will protect you’
I don’t subscribe to this point of view
Believe me when I say to you
I hope the Russians love their children too
We share the same biology
Regardless of ideology
What might save us, me and you
Is if the Russians love their children too


  1. Une horloge conceptuelle créée en 1947 par le Bulletin of the Atomic Scientists pour symboliser à quel point était critique le risque de catastrophe mondiale du fait de la prolifération des armes nucléaires.
  2. Pierre Marie Dupuy, « Les considérations élémentaires d’humanité dans la jurisprudence de la Cour internationale de justice » in Mélanges en l’honneur de Nicolas Valticos. Droit et justice, Paris, Pedone, 1999, p 128.
  3. Ibid., p 128
  4. E. Levinas, Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Fayard, 1982, p. 91
  5. « Ainsi, quoique le requérant n’ait pas subi de lésions physiques graves ou durables, son châtiment, consistant à le traiter en objet aux mains de la puissance publique, a porté atteinte à […] la dignité et l’intégrité physique de la personne » (CEDH 25/7/1978 Tyrer c/Royaume Uni §33).
  6. Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J., Recueil 1996, p. 226.
  7. Article Premier du Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes de 1967
  8. Convention (II) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et son Annexe: Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre. La Haye, 29 juillet 1899.
  9. Déclaration universelle des droits de l’humanité – Rapport à l’attention de Monsieur le Président de la République – La Documentation Française http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/154000687.pdf
  10. 7 M. Delmas-Marty, Cours au Collège de France 2003-2011 ; M. Delmas-Marty, Les forces imaginantes du droit (II), Vers une communauté de valeurs ?, Paris, Seuil 2011, 423p.
  11. C.I.J., Recueil 1996, p. 266.
  12. Opinion individuelle du Juge Guillaume, ibid., p. 287.
  13. Déclaration du Juge Ferrari Bravo, ibid., p. 282.
  14. Idem.
  15. Recueil 1996, p. 266.
  16. Ce qui pourtant se fait avant et concomitamment à la sortie de la chanson via les accords SALT I (1972) et II (1979), et les divers traités de création de zones exemptées d’armes nucléaires (Traité sur l’Antarctique de 1950, Traité de Tlatelolco de 1967, Traités de Bangkok et de Rarotonga de 1985)

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