Présence militaire étrangère et droit international : « Armée française d’Alpha Blondy » – Une analyse de Sâ Benjamin Traoré

 

Il y a quelques jours, la France rendait hommage à treize de ses soldats morts au Mali. L’armée française n’a pourtant pas bonne presse dans les pays de la bande sahélo-sahélienne. La persistance des attaques terroristes y alimente de nombreux questionnements sur la présence militaire française. L’idée s’est dernièrement répandue selon laquelle les forces françaises, visiblement incapables de mettre fin aux attaques quotidiennes, seraient de connivence avec les groupes terroristes. Parfois plus subtilement, il est reproché à la France de profiter de la crise sécuritaire pour s’implanter davantage dans la région. Le terrorisme offrirait ainsi un prétexte à Paris pour assurer une main basse sur la région. Cela expliquerait son manque de volonté de venir à bout du phénomène. Il en a résulté une contestation, sans cesse grandissante, de la présence militaire française dans les pays concernés. Celle-ci se manifeste sous plusieurs formes, au point où on s’inquiète désormais en France d’une montée du sentiment anti français en Afrique.

Simples théories du complot ou allégations fondées, ces accusations font inévitablement resurgir le débat – si ce n’est un combat -, à vrai dire ancien, sur la légalité et la légitimité de la présence militaire française dans les ex-colonies africaines. Déjà acharné au moment des indépendances, où certains mettaient à l’index le maintien des bases militaires coloniales dans les Etats nouvellement indépendants, ce débat est resté vif dans la vie politique africaine post indépendance. Il s’est ravivé ces dernières années à travers l’action de la société civile et de certains leaders d’opinion réclamant le départ pure et simple des forces françaises dans certains pays.

Le climat décrit plus haut, évoque une chanson culte. Celle d’Alpha Blondy dénommée « Armée française ». Le musicien n’est certainement plus à présenter. De nationalité ivoirienne, Alpha Blondy évolue dans le genre reggae. Personnage médiatique au cœur de certaines polémiques, il est auteur d’une vingtaine d’albums et occupe le haut de la scène musicale mondiale depuis environs trois décennies. Parfois critiqué pour ce que d’aucuns qualifient de « versatilité politique », les chansons du musicien ne manquent pourtant pas d’engagement politique et social, de la même manière que son leadership au sein de la jeunesse ivoirienne et africaine n’est pas contestable. Cela lui avait valu en 2005 d’être nommé par les Nations Unies, « messager de la paix pour l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) ».

La chanson sur laquelle porte la présente note peut être considérée comme radicalement engagée. Le titre apparait dans l’album Yitzhak Rabin sorti en 1998. L’auteur y dénonce la présence militaire française en Afrique et appelle au départ de ces forces. Rien de surprenant pour l’ivoirien dont le pays abrite l’une des plus importantes bases militaires françaises sur le continent. L’objet des lignes qui suivent est de mettre en lumière les résonances juridiques de la chanson d’Alpha Blondy lorsque l’on se place dans une perspective de droit international. A cet égard, l’oreille du juriste de droit international décèle dans le tube « armée française » un double renvoi à deux principes fondamentaux. Le premier est manifeste et vise le principe de souveraineté des Etats (I) alors que, plus implicite dans la chanson, le second se réfère au principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (II). On se demandera dès lors si, et dans quelle mesure, la présence militaire étrangère notamment française dans ces Etats constitue une violation de ces principes sacro-saints du droit international.

I- La présence militaire étrangère constitue-t-elle une négation de la souveraineté des Etats ?

Dès l’entame de son titre, Alpha Blondy invite l’armée française à s’en aller. « Armée française, allez-vous-en, allez-vous-en de chez nous ». Selon lui, cette présence viole le principe de souveraineté des Etats. Il chante en effet : « Nous sommes des Etats indépendants et souverains. Votre présence militaire entame notre souveraineté. Confisque notre intégrité. Bafoue nos dignités. Et ça, ça ne peut plus durer. Alors allez-vous-en ! ».

Le propos ne peut être plus clair. Il s’inscrit résolument dans le registre du droit international en ce qu’il renvoi à la notion centrale de souveraineté ainsi qu’à ses dérivés tels que l’intégrité territoriale. La prétention de l’artiste est- elle pour autant valide juridiquement ? En droit international, si la présence militaire étrangère constitue, a priori une violation du principe de souveraineté de l’Etat sur le territoire duquel elle a lieu (A), elle peut être couverte de légalité dans certaines circonstances, notamment lorsqu’elle est consentie ou autorisée par une organisation internationale (B).

A – Une violation a priori de la souveraineté …

La souveraineté est une – si ce n’est la – notion fondamentale autour de laquelle s’est structuré le droit international. Dans le cadre très limité de cette analyse, l’objectif n’est pas de rentrer dans les détails de cette notion complexe. Il suffit de noter qu’elle est à la fois le critère et l’élément distinctif fondamentaux de l’Etat. Communément défini comme une collectivité constituée d’un territoire et d’une population soumis à un pouvoir politique organisé, l’Etat se caractérise par la souveraineté. Il s’y identifie. Le respect de ce principe conditionne les rapports entre Etats. Aussi, l’article 2 de la Charte des Nations Unies dispose-t-il que l’ONU est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses Membres.

La souveraineté recouvre une dimension à la fois interne et internationale. La première renvoie à l’autorité exclusive qu’exerce l’Etat sur son territoire tandis que la seconde, celle qui importe davantage ici, renvoie à l’idée d’indépendance. L’arbitre suisse Max Hubert, dans la célèbre sentence rendue il y a presqu’un siècle, en l’affaire Île de Palmas, en rappelait la quintessence : « la souveraineté, dans les relations entre États, signifie l’indépendance. L’indépendance, relativement à une partie du globe, est le droit d’y exercer à l’exclusion de tout autre État, les fonctions étatiques ». Le principe de l’intégrité territoriale de l’Etat découle logiquement de la souveraineté. Parce que les Etats sont indépendants les uns à l’égard des autres, ils possèdent un droit à l’inviolabilité de leur territoire contre toute action extérieure.

Ces différentes composantes la souveraineté apparaissent dans la chanson d’Alpha Blondy. Le motif de la demande de départ des forces françaises tient expressément à la notion d’indépendance et à son corollaire d’intégrité territoriale. Le chanteur estime que ces principes sont violés par la présence militaire française.

La présence militaire d’un Etat, sur le territoire d’un autre viole-t-il la souveraineté de celui-ci ? Il ne fait pas de doute que, dans l’abstrait, la réponse est affirmative. La souveraineté territoriale est l’une des pierres angulaires de la notion de souveraineté. Elle fait de l’Etat le seul maître sur son territoire. La protection de la souveraineté territoriale des Etats est ainsi assurée par la Charte de l’ONU. De même, la résolution 2625 de l’AG de l’ONU, relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États affirme quant à elle que l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de tout Etat sont inviolables. Dans l’affaire ayant opposé le Nicaragua aux Etats Unis, la Cour internationale de justice (CIJ) a souligné l’importance de l’obligation de tout Etat de respecter la souveraineté territoriale des autres Etats. La Cour mondiale rappelle dans cette affaire que l’intégrité territoriale s’étend aux eaux intérieures et à la mer territoriale de tout Etat, ainsi qu’à l’espace aérien au-dessus de son territoire. C’est donc à juste titre que l’Etat-major de l’armée burkinabé condamnait récemment, dans une note largement diffusée sur les réseaux sociaux, du survol de ses troupes par des aéronefs étrangers.

Au vu de ce qui précède, on peut affirmer que la présence militaire étrangère sur le territoire d’un Etat constitue, une violation de la souveraineté de celui-ci. Une des caractéristiques essentielles de l’Etat réside sans doute dans l’exclusivité que celui-ci détient de l’usage de la force sur son territoire. C’est ce que Weber appelle « le monopole de la violence physique légitime ». Par conséquent, le recours à la force ou toutes formes d’actions coercitives sur le territoire étatique constituent, en principe, une attribution exclusive de l’Etat auquel appartient ce territoire. Il en résulte qu’une opération militaire d’un Etat étranger, qu’elle soit ponctuelle ou de longue durée, constitue une violation de l’intégrité territoriale et, donc, une violation de sa souveraineté. Dans une certaine mesure c’est ce que la CIJ a rappelé dans l’affaire des activités armées opposant l’Ouganda à la RDC. Cette conclusion change toutefois lorsqu’il existe une justification juridique à la présence militaire étrangère.

B- … justifiée cependant si elle est consentie ou décidée par une Organisation internationale

La présence de forces militaires étrangères sur le territoire d’un Etat est tout à fait légal au regard du droit international lorsqu’elle est fondée sur un accord ou lorsqu’elle a été décidée par une organisation internationale dans le cadre des pouvoirs que lui ont confié les Etats membres. Concernant le premier cas de figure, pour faire simple, il est courant qu’un Etat A fasse appel à un Etat B, afin de lui accorder un appui militaire. On dit alors que l’intervention de B sur le territoire de A est consentie par ce dernier. Ce type de consentement peut emprunter plusieurs modalités. Il peut se réaliser sous la forme d’un acte unilatéral telle qu’une demande pressante exprimée par les représentants – reconnus comme tels en droit international – de l’Etat A dans le but d’aider au maintien de l’ordre intérieure, pour repousser une agression étrangère ou un groupe terroriste. On se rappellera, à cet égard, de l’appel à l’aide militaire adressé à la France en 2013 par le président malien Dioncounda Traoré face à l’avancée vers Bamako de groupes terroristes. L’opération Serval qui s’en était suivie trouve son fondement juridique dans cet appel des autorités maliennes. Plus souvent, le consentement de l’Etat à la présence militaire étrangère prend la forme de traités militaires conclus entre Etats. C’est en vertu de ce type d’accord que des bases militaires « permanentes » ont été maintenues dans certains pays africains au lendemain des indépendances. On pense aux bases militaires françaises à Djibouti, au Gabon, au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Ces accords peuvent dans d’autres cas porter sur des opérations ponctuelles. Les accords, relativement récents, conclus par la France avec la plupart des Etats de la bande sahélo-sahélienne sont à ranger sous cette catégorie. Conclus notamment avec le Burkina, le Mali, la Mauritanie, le Tchad, ces traités visent officiellement à renforcer la coopération pour la lutte contre le terrorisme. Qu’ils établissent des bases permanentes ou de missions ponctuelles, ces accords marquent le consentement des Etats concernés à accepter une présence militaire étrangère sur leurs territoires. Ce consentement étatique « légalise » pour ainsi dire ce qui aurait été une violation flagrante de la souveraineté et de l’intégrité territoriale s’il n’avait pas existé. Comme l’a dit la Cour permanente de justice internationale il y a fort longtemps, la faculté de conclure un accord international est précisément un attribut de la souveraineté. Le traité international ne saurait donc en même temps être considéré comme une violation de souveraineté à partir du moment où l’Etat y consent (souverainement).

La seconde hypothèse dans laquelle il ne se pose pas un problème de légalité de la présence de forces militaires étrangères sur le territoire d’un Etat est celle d’une opération décidée par une organisation internationale. C’est une tout autre question juridique en droit international. On ne s’y attardera pas. On rappellera seulement que ce type de décisions d’organisations internationales est courant notamment dans le cadre des Nations Unies soit à travers une décision autorisant une action militaire spécifique – telle que l’intervention en Libye décidée par le Conseil de sécurité – ou dans le cadre des opérations de maintien de la paix comme celle effectuée par la Munisma au Mali, ou encore l’opération militaire menée en 2017 par la CEDEAO en Gambie.

Il arrive que ces opérations décidées par une organisation internationale s’appuient sur des forces militaires déjà présentes sur le territoire d’un Etat en vertu du consentement de celui-ci. Ce fut le cas de l’Onuci en Côte d’Ivoire dont la mise en œuvre du mandat s’est parfois effectuée avec le soutien des forces françaises sur place. C’est aussi le cas de la collaboration qui existe en ce moment entre l’opération Barkhane et les Munisma au Mali. Toutefois, les opérations décidées par une organisation internationale ne sont pas sans poser leurs propres difficultés notamment en termes de mise en œuvre du mandat. On songera à l’intervention en Libye et des critiques soulevées par sa mise en œuvre ou même des contestations récurrentes sur la présence d’une opération onusienne – pourtant supposée impartiale – comme celle menée par la Monusco en RDC ou la Munisma au Mali.

En somme, le consentement de l’Etat territorial assure la légalité d’une opération militaire menée par des forces étrangères. Dans ces conditions, il est difficile, à l’analyse, d’affirmer que la présence des forces françaises dans le sahel violent la souveraineté et l’intégrité territoriale des Etats qu’elle concerne. Qu’en est-il de la question du droit à l’autodétermination ?

II- La présence militaire française marque-t-elle une violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ?

Pour faire court, on retiendra qu’en droit international, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes désigne le droit reconnu à un peuple d’accéder à l’indépendance. Il n’existe cependant pas une définition claire du mot « peuple » en droit international. Cela rend parfois incertaine la réponse à la question de savoir si telle ou telle entité réclamant le statut de peuple a ou non droit à l’indépendance. Il suffit de penser à une situation comme celle de la Catalogne. En revanche, il ne fait aucun doute que le droit des peuples à l’auto détermination ait été reconnu en droit international comme impliquant le droit à l’accession à l’indépendance au profit des peuples coloniaux, ceux soumis à un régime d’occupation ou à un régime ségrégationniste ou raciste. Sans doute est-il, dans ce sens, l’un des principes du droit international les plus attachés à la défense d’une cause politique : celle de l’indépendance des ex colonies. De l’avis de la CIJ, il s’agit d’ « un des principes essentiels du droit international contemporain ».

Mais le principe d’autodétermination n’est pas seulement le droit d’obtenir son indépendance vis-à-vis d’un Etat tiers, colonisateur par exemple. C’est aussi – et peut être surtout – le droit de maintenir cette indépendance. A cet égard, ce droit entretient un lien étroit avec le principe de souveraineté évoqué plus haut. En gardant cela à l’esprit, une écoute attentive de la chanson d’Alpha Blondy laisse entrevoir l’accusation selon laquelle la présence militaire française dans les Etats africains viole le droit à l’autodétermination des peuples de ces Etats. L’idée d’ « indépendance sous haute surveillance » ressortant dès l’entame de la chanson suggère fortement une ingérence de la France dans les affaires internes des Etats où celle-ci est militairement engagée. Au regard du droit international, l’affirmation ne manque pas de fondement (A) même si sa force opératoire est fortement fragilisée, en raison, encore une fois, de l’existence d’accords entre la France et les Etats concernés autorisant cette présence militaire (B).

A- Une violation potentielle du principe de non-ingérence …

L’indépendance et la non-ingérence sont les deux faces d’une même médaille. De ce qu’un Etat est indépendant, il résulte que les autres ne doivent pas s’ingérer dans ses affaires. Tel est, en termes simples, le fondement en droit international du principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats. Encore appelé principe de non intervention, ou de non interférence, ce principe garantit à l’Etat son droit d’être « maître de son destin », de n’être assujetti à quelque forme de « tutelle » ou de « protectorat » de la part d’autres Etats. Or, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est aussi interprété en droit international comme impliquant le droit pour tout peuple, formant déjà un Etat, de poursuivre librement son développement politique, économique, social et culturel.

Dans ces conditions, le droit à l’autodétermination est violé lorsqu’un Etat étranger intervient sur le territoire d’un Etat indépendant pour influencer le cours de la vie politique du peuple de cet Etat. Le droit à l’autodétermination bénéficie au peuple dans son ensemble et non au gouvernement. Il en résulte qu’une présence militaire étrangère visant à apporter un soutien à un gouvernement en place au détriment de l’opposition ou de groupes politiques insurgés constitue une violation du principe de non intervention. Les forces militaires Françaises en Afrique sont régulièrement accusées d’avoir pris parti dans des situations de crise politique interne, violant ainsi, selon certains, le principe de non interférence. La liste est longue des situations dans lesquelles ce type d’accusation est faite. Elle commence avec des évènements ayant eu lieu dès la période des indépendances. Pour s’en tenir à un cas récent, on peut penser aux frappes aériennes de l’armée française en février dernier dans le nord-est du Tchad contre une colonne d’insurgés tchadiens. Pour le seul cas du Tchad, les exemples sont nombreux. Si ce type d’intervention militaire a profité, le plus souvent, aux régimes au pouvoir, il arrive – il est vrai plus rarement – que ce soutien se fasse en faveur de l’opposition. Dans ce sens, d’aucuns ont accusé la France d’avoir violé le principe de non interférence dans les affaires intérieures de la Côte d’Ivoire en prenant parti pour le camp du président Ouattara lors du conflit postélectoral de 2011. Il convient toutefois de signaler que dans ce dernier cas, la question était bien plus complexe en raison de l’existence d’un mandat des Nations Unies demandant expressément aux forces françaises présentes en Côte d’Ivoire d’apporter un appui militaire à l’Onuci pour protéger la population civile. Si évidemment les conditions d’obtention du mandat onusien, de même que l’interprétation de son champ d’application sont sujet à caution, il reste que, formellement, la France pouvait s’appuyer sur cette base de la légalité pour justifier son intervention.

Plus généralement, hormis les interventions favorisant une partie à l’occasion d’une crise politique interne, on peut se demander si la « simple » présence des forces françaises sur les territoires d’anciennes colonies n’est pas en soi de nature à violer le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? La question mérite d’être posée en raison, précisément, de lourd passif historique qui marque la rencontre ainsi que les rapports entre la France et ses ex-colonies. En effet, l’usage de la force militaire ayant historiquement servi de mode opératoire du projet colonial et son lot d’exploitation économique et de domination culturelle, toute présence militaire française dans ces Etats soulève d’emblée un questionnement légitime au sujet du droit de ces Etats à se déterminer librement. On n’est pas loin de l’idée de protectorat dans le contexte actuel, car ce qui est mis en avant à travers les nouveaux accords militaires conclus avec les Etats de la bande sahélo-sahélienne, c’est la faiblesse structurelle des armées nationales des Etats concernées. Or l’institution même du protectorat rappelle les heures les plus sombres de la domination coloniale. Au plan juridique cependant, sans l’invalider totalement, l’existence d’accords internationaux autorisant cette présence militaire, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, rend quelque peu fragile l’accusation de violation du droit à l’autodétermination.

B- … malgré l’existence d’accords militaires notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ?

On l’a dit plus haut, la présence de l’armée française en Afrique est, en général, fondée sur des accords internationaux. Dès lors, il devient, a priori, difficile juridiquement de porter contre la France l’accusation de violation du droit à l’autodétermination des peuples. Si l’on s’en tenait à la situation des Etats de la bande sahélo sahélienne, l’invocation de la violation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes se trouve d’autant plus affaiblie que la présence militaire française est officiellement justifiée par la lutte contre le terrorisme. En effet, l’armée française n’intervient pas au Mali ou au Burkina pour prendre parti aux côtés du gouvernement contre un groupe d’insurgés ou une rébellion de type classique. Si tel était le cas, on pourrait valablement affirmer que le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures était violé. Or, s’agissant de la lutte contre des groupes armés labélisés « terroristes » et reconnus comme tels au plan international – notamment par les Nations Unies –, il existe un régime juridique particulier. En effet, le droit international aménage une exception au principe de non intervention, permettant à l’Etat victime de l’activité de ces groupes de demander et d’obtenir le soutien d’un Etat étranger en vue de les combattre. Une présence militaire de ce type, en coopération avec l’Etat national n’est donc pas de nature à violer le droit international. C’est ainsi que la présence d’Etats étrangers en Syrie, avec l’accord du gouvernement syrien, pour combattre l’Etat islamique et d’autres groupes, n’a pas été jugée contraire au droit international. Plus illustrative est l’exemple de l’intervention de la France aux côtés du gouvernement malien en 2013, largement justifiée par le fait qu’elle visait à combattre des groupes terroristes. Si elle a essuyé certaines critiques politiques, aucun Etat ou organisation international n’y avait vu une violation du droit.

Mais l’existence de ces accords militaires et le contexte de la lutte contre le terrorisme enlèvent-ils irréversiblement toute validité aux accusations de violation par les forces françaises du droit à l’autodétermination des peuples ? A en juger par le contexte actuel, deux observations peuvent être faites à cet égard.

D’abord, certains faits reprochés aux forces françaises, s’ils étaient prouvés, tomberaient sous le coup d’une violation du droit des peuples à l’autodétermination. Par exemple, on a beaucoup entendu ces derniers temps au Burkina ou au Mali – y compris par allusion faite par des autorités de haut rang – que les forces françaises seraient de connivence avec certains groupes armés considérés comme terroristes. Le problème avec de telles accusations est qu’elles ne semblent pas être fondées sur des preuves susceptibles de leur donner un caractère sérieux au plan du droit. Dans l’hypothèse – improbable ? – où elles le seraient, ceci constituerait une violation flagrante des termes de l’accord autorisant leur présence sur le territoire des Etats concernées ; ce qui pourrait même être qualifié d’agression en droit international. De même, ce serait un type de soutien violant plusieurs principes du droit international y compris celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes si l’on considère que l’action de ces groupes terroristes porte atteinte à la dignité et aux choix de mode de gouvernent des peuples qui en sont victimes. Une autre accusation s’est souvent articulée autour de la question du contrôle des ressources économiques de la région. L’engagement militaire français dans le sahel notamment assurerait les intérêts des entreprises françaises dans l’exploitation des nombreux minerais dont regorge la région. Si l’on met de côté, encore une fois, les fondements factuels de ces accusations, au plan du droit international, elles suggèrent l’idée d’autodétermination économique. En effet, la notion de droit à l’autodétermination comporte une dimension économique marquée. Celle-ci s’est traduite notamment en droit international par le concept de « souveraineté permanente des peuples sur leurs ressources naturelles » développé abondamment au sein de l’assemblée générale des Nations Unies dans les années soixante/septante et considérée aujourd’hui comme ayant valeur de droit international coutumier. La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples considère ainsi que le pillage des ressources d’un peuple, y compris lorsqu’il est d’origine privé, porte atteinte à son droit à l’autodétermination.

Deuxièmement, abstraction faite des accusations qui ont pu être dirigées contre les forces françaises, un peuple a le droit de ne plus consentir à quelque présence militaire étrangère sur son territoire. Dans ces conditions, rien n’empêche, au plan du droit international, que les accords consacrant cette présence soient dénoncés. En effet, le droit international prévoit la possibilité de dénoncer et de se retirer d’un accord international. Les modalités de ce type de retrait sont souvent prévues par le traité lui-même. A défaut, on applique les principes généraux du droit international en la matière codifiés dans la Convention de Vienne sur le droit des traités. Plus fondamentalement, certains accords militaires en cause semble avoir été conclus dans une sorte de secret qui pourrait soulever des doutes sur leur validité juridique. Dans le cas du Burkina Faso par exemple, l’existence de nouveaux accords récemment renégociés et conclus avec la France n’a été révélée au public que de façon, pour dire peu, incidente dans la presse. Or, au regard de leur importance, ce type d’accord devrait être soumis à la ratification de l’assemblée nationale à tout le moins et après un débat populaire. Il s’agit là d’exigences constitutionnelles internes aux Etats. Dans la mesure où elle est manifeste et concerne une règle de droit interne d’importance fondamentale, la violation de cette exigence pourrait ouvrir la voie à la nullité du traité au plan international en application notamment de l’article 46 de la Convention de Vienne sur le droit des traités.

Mais l’annulation ou de la dénonciation de ces accords militaires est loin d’être aisée sur le plan juridique. La difficulté est d’ordre pratique. Qui représente le peuple pour être à mesure d’agir en son nom et faire valoir son rejet des accords militaires ? En droit international, ce sont, généralement, les plus haute autorités étatiques, notamment les gouvernements, qui agissent au nom de l’Etat de la conclusion d’un accord jusqu’à sa dénonciation éventuelle. La précision est d’importance car il ne semble pas à ce jour que les gouvernements actuels des Etats de la bande sahélo-sahélienne soient contre la présence militaire française. Tout au contraire, la mise à mal, à laquelle on assiste, de l’image de l’armée française dans l’opinion a immédiatement suscité des réactions de la part d’autorités gouvernementales des pays concernées, réaffirmant leur soutien fermes aux forces françaises. Dans ces conditions, bien que le droit à l’auto détermination appartienne au peuple et non à son gouvernement, le déclenchement de mécanismes juridiques existant en droit international pour rejeter les accords militaires avec la France, passe nécessairement par l’action des gouvernants. Il faut en déduire que la mise en œuvre d’une autodétermination militaire, impliquant notamment le départ de forces militaires étrangères exige une forte majorité populaire susceptible d’abord et avant tout de contraindre les gouvernements actuels à rejeter ces accords ou, à défaut, de porter à la tête des Etats, des gouvernements pouvant conduire une telle action. L’autodétermination interne c’est aussi la capacité d’un peuple de se doter de dirigeants qui portent ses aspirations. Dans le cas contraire, la représentativité de certaines revendications portées au nom du peuple peut être contestée. Il s’agit là de la nécessité de réalisation d’une condition politique de nature à produire un impact sur le droit.

Pour conclure, on notera que la chanson « armée française » d’Alpha Blondy nous baigne dans des principes cardinaux du droit régissant les relations internationales tels que celui de la souveraineté des Etat, de leur intégrité territoriale et de leur droit de disposer d’eux-mêmes. Le fait qu’elle est (re)devenue une chanson écoutée et même reprise lors de manifestations contre la présence militaire française dans certains pays contribue à populariser davantage ces principes juridiques dans l’opinion publique. Il s’en faut pourtant de beaucoup pour que toutes les accusations que porte la chanson puissent juridiquement prospérer. Dans tous les cas, pour que le message politique qu’elle relaie produise des effets au plan du droit, il est nécessaire que les Etats et les peuples, que ce message vise à défendre, travaillent à équilibrer les rapports de forces existants à l’état actuel. C’est la seule condition pour une véritable souveraineté et une coopération saine entre Etats. Plus qu’une rupture radicale – les Etats ne vivent pas isolés – il semble d’ailleurs que ce soit ce type de coopération, d’égal à égal, que la chanson appelle de ses vœux.

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