Les résolutions des Nations Unies concernant la guerre du Liban en musique ? « War Crimes (The Crime Remains the Same) », The Special AKA – Une analyse de François Dubuisson

Photo 1D’abord dénommé The Special AKA, The Specials est formé à Coventry en 1977 autour de Jerry Dammers, le compositeur principal, et Terry Hall, son chanteur à la voix nasillarde. Le groupe allie l’énergie du punk-rock aux couleurs de la musique jamaïcaine, puisant largement dans les rythmes syncopés du ska, style apparu à Kingston dans les années 1960.

photo 2 Two ToneDans le contexte d’un Royaume-Uni socialement dévasté, qui annonce l’avènement du thatchérisme et la montée de mouvements d’extrême droite, The Specials propose une vision multiculturelle de la société, ce qui se traduit par des textes engagés, et la fondation par Jerry Dammers du label 2 Tone Records, dont le visuel noir et blanc entendait symboliser la diversité ethnique de la composition des groupes qui y sont signés (outre The Specials, The Beat, The Selecters, The Bodysnatchers…).

Aux côtés de morceaux plus insouciants, on trouve ainsi dans la discographie des Specials des titres comme « Doesn’t Make It alright », « Concrete Jungle », « Ghost Town » (leur plus grand succès) ou « Why ? », dénonçant la politique économique de Margaret Thatcher, l’absence de perspectives d’emploi, la progression du National Front et de ses idées racistes. A cet égard, The Specials s’investit dans le projet Rock Against Racism, initié en 1976 pour protester contre des propos xénophobes et fascisants tenus par Eric Clapton et David Bowie , en participant et organisant divers concerts promouvant la lutte contre l’extrême droite.

photo 3 spakaEn 1982, trois membres des Specials quittent le groupe pour fonder The Fun Boy Three, et Jerry Dammers poursuit l’aventure en revenant au nom originel « The Special AKA », s’entourant de nouveaux musiciens. Aux préoccupations sociales (qui se reflètent à nouveau dans « Racist Friend » ou « The Boiler » – dérangeant morceau contre le viol), s’ajoutent désormais des thématiques liées aux questions internationales, ce qui va se marquer dans deux chansons que l’on retrouvera sur « In the Sudio », l’unique album publié par The Special AKA. En 1984, sort le célèbre « Free Nelson Mandela », qui ne tardera pas à devenir l’hymne anti-apartheid par excellence et contribuera à faire connaître dans le monde occidental le sort du dirigeant de l’ANC, incarcéré dans les prisons sud-africaines depuis 1963.

Déjà fin 1982, The Special AKA publiait un single qui s’intéressait à un autre dossier chaud de l’actualité internationale : la Guerre du Liban. « War Crimes (The Crime Remains the Same) » traite ainsi du massacre de Sabra et Chatila, perpétré par les phalanges chrétiennes en septembre 1982 contre la population civile palestinienne de deux camps de réfugiés de Beyrouth-Ouest, faisant un bilan de 800 à 2000 morts, selon les estimations. Le massacre suscita une vague d’émotion et de protestations dans le monde, mettant en cause la responsabilité d’Israël, qui avait pris le contrôle militaire des camps trois jours plus tôt et chargé les milices chrétiennes de procéder aux opération de « nettoyage ». Cet événement tragique a soulevé de nombreuses questions de droit international – responsabilités respectives d’Israël, de certains de ses dirigeants, des phalanges chrétiennes ; qualification juridique du massacre ; mise en œuvre de la compétence universelle,… – , dont plusieurs se reflètent dans le texte du morceau, qui ne manquera pas de provoquer la polémique :

Photo 4« Bombs to settle arguments, the order of the boot.

Can you hear them crying in the rubble of Beirut ?

I can still see people dying, now who takes the blame ?

The numbers are different, the crime is still the same.

From the graves of Belsen where the innocent were burned.

To the genocide in Beirut, Israel was nothing learned ? »

Tout d’abord, la chanson se réfère à la campagne militaire entreprise par Israël durant l’été 1982, menée dans l’objectif de déloger l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) du Liban, d’où elle menait ses actions. En août, un accord est conclu sous médiation étatsunienne pour une évacuation de l’OLP, en échange de la promesse israélienne de ne pas investir Beyrouth-Ouest. Après l’assassinat du président libanais Bachir Gemayel, Israël rompt cette promesse et envahit le 15 septembre Beyrouth-Ouest, dont les camps de Sabra et Chatila. Le texte déplore que les « bombes » soient utilisées pour résoudre les différends, imposant « l’ordre des bottes », avec pour premières victimes les populations civiles (que l’on entend « pleurer dans les décombres de Beyrouth »). C’est, en d’autres termes, ce qu’exprimaient diverses résolutions adoptées à cette période par le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui se disait « alarmé par les souffrances que continuent de souffrir les populations civiles libanaises et palestiniennes », « profondément choqué par les conséquences déplorables de l’invasion de Beyrouth par Israël », le blâmant « pour n’avoir pas respecté les résolutions » précédentes et exigeant « le retrait immédiat des forces israéliennes du Liban » (not. résolution 517 du 4 août 1982, 520 du 17 septembre 1982).

La suite des paroles aborde la question de la responsabilité (« who takes the blame ? »), évoquant sans le citer nommément le massacre de Sabra et Chatila. Il pouvait être question d’une responsabilité morale, celle de la « communauté internationale » qui a laissé sans protection les populations civiles palestiniennes après le départ des combattants de l’OLP, mais aussi d’une responsabilité juridique – internationale et pénale – comme le suggère le titre « War Crimes », qui renvoie à une catégorie légale précise relevant du respect du droit international humanitaire. Lorsqu’est publié le single fin 1982, aucune instance ne s’est encore prononcée sur la responsabilité des massacres. En février 1983, une commission d’enquête israélienne (« Commission Kahane ») conclura à la responsabilité directe des membres des phalanges chrétiennes et retiendra une responsabilité indirecte de certains dirigeants israéliens, dont le ministre de la Défense Ariel Sharon, pour défaut de prévoyance. La commission exclura cependant toute responsabilité juridique pénale ou internationale, se limitant à se référer à des préceptes moraux, tirés du Deutéronome ( Rapport de la commission ). Sur ce plan, le texte de la chanson va plus loin, puisqu’il pointe la responsabilité première d’Israël (« Israel was nothing learned ? »). Cette analyse pourrait trouver un certain appui dans les critères d’imputabilité codifiés par la Commission du droit international, inspirés de la jurisprudence de la CIJ dans l’affaire Nicaragua c/ Etats-Unis (1986), selon lesquels le comportement d’un groupe de personnes est imputable à l’Etat lorsque ce groupe de personnes « agit en fait sur les instructions ou les directives ou sous le contrôle de cet État » (article 8 des Articles relatifs à la responsabilité internationale de l’Etat). La Commission Kahane avait établi que l’opération des phalanges dans les camps avait été décidée, assistée et contrôlée par le commandement militaire israélien, ce qui pourrait, selon l’appréciation que l’on se fera du degré de contrôle exercé par les forces israéliennes sur la mission, donner lieu à l’imputation des faits à l’Etat d’Israël. Sur le plan pénal, une action fut intentée en 2001 contre Ariel Sharon et d’autres responsables militaires israéliens auprès des autorités judiciaires belges, sur base d’une loi de compétence universelle, mais elle finira par échouer, aboutissant à une modification législative des critères d’application de la loi.

Le texte de la chanson lie le massacre de Sabra et Chatila à une double qualification juridique : crime de guerre et génocide. C’est évidemment l’allusion à la notion de génocide, et le parallèle tracé avec l’Holocauste par l’évocation des « tombes de Belsen », camp de concentration nazi, qui nourriront le plus la controverse suscitée par la chanson. Si la qualification de « génocide » est certainement très discutable, elle a néanmoins trouvé une traduction directe, au moment même de la publication de la chanson, dans une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, adoptée le 16 décembre 1982 par 122 voix et 22 abstentions, par laquelle l’Assemblée :

« 1. Condamne dans les termes les plus énergiques le massacre massif de civils palestiniens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila ;

2. Décide que le massacre a été un acte de génocide » (Résolution 37/123, « Situation au Moyen-Orient », D).

Il est certainement douteux que cette qualification, plus motivée par des motifs politiques et émotionnels que par un argumentaire juridique précis, rencontre les critères stricts posés par la jurisprudence subséquente de la Cour internationale de Justice et des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, concernant notamment la condition de l’intention génocidaire, élément essentiel de la définition du génocide telle qu’elle a été établie dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée en 1948. Mais sur un plan plus théorique, les termes de la chanson soulèvent un point intéressant lorsqu’il est énoncé que « le nombre [de victimes] est différent, le crime demeure le même » (« the numbers are different, the crime is still the same »). Cette assertion vise tant les « crimes de guerre » (dans le titre) que le « génocide », dans le corps du texte du morceau. Elle souligne en réalité que l’application d’une qualification juridique dépend de la réunion des critères définitionnels qui lui sont propres, et qu’en définitive une même qualification peut être retenue pour des situations très dissemblables, notamment au regard du nombre de victimes. Ainsi, le concept juridique de génocide a été conçu en référence à l’Holocauste des Juifs, qui a causé la mort d’environ 6 millions de personnes, pour être par la suite appliqué, outre le cas du Rwanda, au massacre de Srebrenica perpétré en juillet1995 et qui a compté 7000 victimes civiles (TPIY, affaire Krstić, 2001-2004 et CIJ, affaire Bosnie c/ Serbie, 2007), les juridictions internationales ayant estimé que le meurtre systématique des hommes musulmans de Srebrenica révélait dans le chef de leurs auteurs une intention génocidaire. Il n’est pas sûr que Jerry Dammers ait eu à l’esprit ce type de raisonnement juridique conceptuel lors de l’écriture de la chanson, et que le rapprochement avec l’Holocauste ait plus probablement été dessiné en terme de questionnement moral (« Israël n’a-t-il rien appris ? »). Pour provocatrice qu’elle soit, cette comparaison avait largement eu cours au sein même de la société israélienne, où la presse, les intellectuels et les hommes politiques s’étaient référés à divers épisodes de la Shoah pour stigmatiser la responsabilité du gouvernement dirigé par Menahem Begin dans la perpétration des massacres par les milices chrétiennes (voir à cet égard les réactions reprises dans Amnon Kapeliouk, Sabra et Chatila. Enquête sur un massacre, 1982).

Le guerre du Liban et le massacre de Sabra et Chatila ont inspiré une autre chanson pop parue quelques mois plus tard, « The Lebanon » du groupe Human League. Le texte de ce morceau a été placé en 2007 par la BBC en 9e position des pires paroles de chansons jamais écrites, ce qui nous fournit le prétexte idéal pour nous abstenir d’en faire l’exégèse. A vous de juger :

« Before he leaves the camp he stops
He scans the world outside
And where there used to be some shops
Is where the snipers sometimes hide
He left his home the week before
He thought he’d be like the police
But now he finds he is at war
Weren’t we supposed to keep the peace ?

And who will have won
When the soldiers have gone ?
From the Lebanon ».

François Dubuisson
Centre de droit international de l’Université Libre de Bruxelles


Sources :

  • Simon Reynolds, Rip it Up and Start Again. Post-Punk 1978-1984, éditions Allia, 2007.
  • Michka Assayas (dir.), Dictionnaire du rock, Robert Laffont, 2000.
  • Dorian Lynskey, 33 Revolutions Per Minute. A History of Protest Songs, Faber & Faber, 2011.
  • The Guardian, «  The year rock found the power to unite  ».
  • Amnon Kapeliouk, Sabra et Chatila. Enquête sur un massacre, Le Seuil, 1982.

Laisser un commentaire