« Le pont de la rivière Kwai »: le droit international existe-t-il? (David Lean, 1957) – Une analyse d’Eric David

J’ai vu ce film au moment de sa sortie, en 1957. Je devais avoir 13 ou 14 ans (selon le mois où je l’ai vu). Ce qui m’avait le plus impressionné, à l’époque, c’était d’abord, l’ensemble parfait avec lequel les soldats britanniques capturés par les Japonais, entraient dans le camp de prisonniers de guerre en sifflant en choeur, à l’unisson, le refrain bien connu « Le soleil brille, brille, brille ».

Ensuite, et surtout, il y avait cette première scène du film entre le commandant japonais du camp de prisonniers de guerre et Alec Guiness, dans le rôle d’un officier britannique. A. Guiness montrait au premier le texte de la Convention de Genève (CG) de 1929 sur les prisonniers de guerre pour lui rappeler les obligations qui lui incombaient en tant que chef de ce camp. Je ne me souvenais pas de l’objet précis des réclamations d’A. Guiness – la scène reproduite ici montre que l’officier britannique se prévalait des dispositions de la 2e CG de 1929 (l’art. 29) qui interdit à la Puissance détentrice de faire travailler les officiers, une règle toujours en vigueur (3e CG de 1949, art. 49). Or, ce qui m’avait surtout frappé dans cette scène, c’était moins l’invocation de cette convention que la réaction de l’officier japonais qui avait giflé A. Guiness avec l’opuscule contenant le texte de la convention et avait ensuite jeté ce texte à terre.

J’étais loin d’imaginer, en 1957, que je deviendrais, un jour, juriste et spécialiste du droit international humanitaire, mais cette scène s’est gravée dans ma mémoire et, même si j’en avais oublié les détails – il m’importait peu qu’un officier pût bénéficier d’avantages refusés aux hommes de troupe –, le geste de mépris de l’officier japonais pour le texte de la règle m’avait laissé un souvenir impérissable. Je ne crois pas qu’il fallait y voir un signe annonciateur de la route que j’allais suivre ensuite, et qui répondait à une toute autre logique, mais la coïncidence entre la réaction d’un adolescent et son parcours professionnel ultérieur était suffisamment amusante pour qu’Olivier Corten, l’initiateur de cette série – cinéma et droit international – m’invitât à préfacer ce premier film en relatant une anecdote qui était, peut-être – que je le veuille ou non –, une marque du destin …

Eric DAVID.


Autres extraits du film faisant référence au droit international:


4 réflexions sur « « Le pont de la rivière Kwai »: le droit international existe-t-il? (David Lean, 1957) – Une analyse d’Eric David »

  1. Olivier Corten

    J’ai dû voir le film pour la première fois à peu près au même âge qu’Eric, soit quelques années plus tard. La fameuse scène de la convention de Genève ne m’a pas frappé à l’époque (signe, sans doute, du peu d’intérêt que je portais alors au droit), mais c’est avec une grande curiosité que j’ai découvert le film il y a peu, après une conversation avec Eric. Le moins qu’on puisse dire est que je n’ai pas été déçu. Un des objets, si pas l’objet central, de ce film, est bien le droit international, et même la théorie du droit international. Le colonel Nicholson incarne merveilleusement un point de vue à la fois très formaliste, tant il insiste sur la lettre de la règle, et un sous-bassement jusnaturaliste évident, particulièrement manifeste lorsqu’il se réfère aux « lois de la civilisation » pour écarter la référence au code d’honneur japonais invoqué par le colonel Saïto. A ce sujet, il est intéressant de relever que le Japon n’était pas partie à la convention de Genève de 1929 et que, par conséquent, c’est le colonel Saïto qui avait « raison », si du moins on se limite à une analyse centrée sur le droit international positif. Mais, dans l’esprit du colonel Nicholson, le droit des « nations civilisées » (et spécialement du Royaume-Uni, soit la plus grande Puissance à ce moment) semble s’appliquer universellement, même lorsqu’il s’agit d’une règle à première vue aussi peu légitime que la distinction à maintenir entre les officiers, qui sont soustraits à tout travail manuel, et les simples soldats, que l’on peut sans problème soumettre au travail forcé. Cette curieuse combinaison de formalisme et de jusnaturalisme se retrouve dans un autre extrait du film, que l’on retrouvera ci-dessous (extrait n°2). Le colonel y explique à ses officiers, médusés, que l’ordre de se rendre transmis antérieurement par la hiérarchie britannique implique formellement l’obligation de ne pas s’évader, ce qui le conduira à collaborer activement avec les Japonais pour assurer une construction aussi efficace que possible du pont (lequel, pourtant, doit servir à améliorer les capacités d’actions de l’armée japonaise contre l’armée britannique). A la fin du film, Nicholson va jusqu’au bout de cette logique, en tentant lui-même d’empêcher la destruction du pont de la rivière Kwaï pourtant effectuée par des soldats britanniques. Pour lui, l’ordre implique l’obéissance à la loi, et plus spécialement à sa lettre, aussi absurdes qu’en soient les conséquences sur le terrain. A l’inverse, le colonel Saïto est un pragmatique pour lequel le droit n’a pas sa place dans la guerre: « this is war, this is not a game of cricket! »; une formule emblématique d’une conception réaliste qu’il utilise dans l’extrait n°3 que vous découvrirez plus bas.

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    1. olivier corten

      les extraits n°2 et 3 évoqués se retrouvent en réalité plus haut, sous « Autres extraits du film faisant référence au droit international »

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  2. Vincent Chapaux

    Le pont de la Rivière Kwaï : le droit comme attribut du civilisé ?

    J’ai visionné le Pont de la Rivière Kwaï grâce à Eric qui, alors que j’usais encore mes pantalons sur les bancs des auditoires où il professait alors, nous rejouait avec force de conviction la scène reproduite ci-dessus. Il y voyait la beauté tangible du droit, lorsqu’il s’oppose à l’oppression et à l’arbitraire. Elle incarnait aussi pour lui, je pense, une sorte de monde idéal dans lequel les règles qu’il enseignait (et qu’il enseigne toujours) dans le confort des universités, trouvaient à s’appliquer « réellement » pour limiter les horreurs souvent commises en temps de guerre. En regardant ce film pour la première fois, j’y ai vu ce qu’il nous avait encouragé à y voir: que la plume pouvait être plus forte que l’épée.

    Alors que je visionne cette séquence à nouveau, dans le cadre du projet « droit et cinéma » lancé par le centre de droit international, ma réaction est toute différente. La scène m’apparaît soudain comme un tableau de l’arrogance dont l’occidental a pour habitude de faire preuve à l’égard du reste du monde. Je vois maintenant dans ce film de 1957 une sorte d’œuvre de propagande conçue pour pérenniser l’idée que la civilisation occidentale est supérieure à toute autre. Et de me mettre dès lors en devoir de rédiger un billet pour dénoncer cette représentation grossière, mettre en évidence que le mode d’organisation rationnel-légal occidental est loin d’être objectivement le meilleur et que nier la légitimité d’autres formes d’organisations sociales (non légales) est un acte qui participe, consciemment ou non, à un projet de type postcolonial. Et je décide de me plonger dans la lecture du livre sur lequel est basé le film (BOULLE, Pierre, Le Pont de la Rivière Kwaï, Paris, Julliard, 1958 [original 1952]) pour corroborer mon propos. Une plongée instructive qui m’amènera à revoir fondamentalement mon interprétation de cette scène.

    Malgré le fait qu’il narre une histoire de guerre, l’ouvrage se présente comme un texte à thèse : l’auteur prétend explicitement nous apprendre quelque chose sur les rapports entre civilisations. L’histoire est portée à la connaissance du lecteur à travers les yeux du commandant Clipton, le médecin britannique qui, dans le livre comme dans le film, reste distant par rapport au projet de construction du pont comme par rapport au conflit qui oppose les colonels britannique et japonais. Le commandant Clipton a, au départ, une vision assez nuancée de ce conflit de civilisations. Selon lui, et c’est la première phrase de l’ouvrage : « L’abîme infranchissable que certains regards voient creusé entre l’âme occidentale et l’âme orientale n’est peut-être qu’un effet de mirage. Peut-être n’est-il que la représentation conventionnelle d’un lieu commun sans base solide […]». A ce stade, toutefois, l’affirmation de Clipton est prise au conditionnel et le lecteur hésite. Le commandant Clipton joue-t-il le rôle du naïf, du Thomas qui, à l’instar du lecteur, va bientôt être convaincu de la supériorité de la civilisation occidentale ? Ou sera-t-il le sage, celui dont les propos mesurés auraient dû être pris au sérieux dés le début ? Il faut poursuivre la lecture pour le savoir.

    Dans un premier temps, Clipton est convaincu que les vainqueurs se conduisent de la même manière partout et que leur façon de dominer les hommes est en tous lieux semblable. Elle se base, occident comme orient, sur l’orgueil racial et la mystique de l’autorité (p. 28). Mais bientôt s’empilent les « preuves » de la supériorité occidentale. Dans le film, il s’agit de la prise en main progressive du processus de construction du pont par les anglais, seuls capables de réaliser un tel ouvrage. Dans le livre, la dynamique est la même mais les passages encore plus explicites : « Ces gens là, je veux dire les Japonais, sont tout juste sortis de l’état de sauvagerie, et trop vite. Ils ont essayé de copier nos méthodes, mais ne les ont pas assimilées. Enlevez-leur les modèles et les voilà perdus. Ici, dans cette vallée, ils sont incapables de réussir dans une entreprise qui demande un peu d’intelligence. Ils ignorent que l’on gagne du temps à réfléchir un peu à l’avance, au lieu de s’agiter dans le désordre (p.55). De véritables enfants […] tout juste capables de construire des ponts de lianes (p. 82) ». Ou encore : « Personne n’a jamais entendu parler d’un pont de chemin de fer construit sur un fond mouvant. Seuls, des sauvages comme eux peuvent avoir ces idées-là » (p. 67). Bientôt le colonel japonais lui-même s’en remet aux anglais, « une civilisation qu’il haïssait mais qui l’impressionnait malgré-lui (p. 73) ». Quant au responsable anglais, le colonel Nicholson, il en fait bientôt une affaire aux dimensions évangéliques: « Il s’agit de démontrer notre supériorité à ces barbares ». Le commandant Clipton finit dès lors par se rendre à l’évidence : il s’est laissé entraîner beaucoup trop facilement à critiquer les pratiques occidentales manifestement supérieures (p. 106). Cette supériorité, qu’il reconnaît à présent, est basée sur la raison. Comme il le dit lui-même « […] L’ordre, l’organisation, la médiation sur des chiffres, la représentation symbolique sur le papier et la coordination experte des activités humaines favorisent et finalement accélèrent l’exécution » (p. 106).

    Ayant définitivement rangé le médecin anglais dans le camp des naïfs, le lecteur croit être arrivé au bout de l’argument. En réalité, il n’en est rien. Car c’est cette même rationalité qui, poussée à l’extrême, va bientôt démontrer la barbarie des occidentaux. C’est en effet elle qui poussera le Colonel Nicholson à remettre au travail des blessés de son propre régiment, contre l’avis exprès du médecin (extrémité à laquelle le colonel japonais, même dans ses accès de fureur, n’était jamais arrivée). Et c’est au nom de cette même raison et de cette belle organisation, que le responsable du sabotage du pont décide, lors des dernières minutes/pages de l’œuvre, d’exécuter de sang froid les membres de son propre commando et le colonel Nicholson afin qu’ils ne tombent pas dans les mains de l’ennemi. Le passage dans le film est rapide et la mort suggérée. Dans le livre, cette barbarie est contée en détail par le bourreau des trois malheureux soldats : « J’ai donné l’ordre de tirer […] Les premiers obus sont tombés au milieu du groupe. Une chance ! Tous deux ont été déchiquetés. […] Tous les trois, devrais-je dire. Le colonel aussi. Il n’en est rien resté. Trois coups au but. Un succès ! […] C’était la seule action raisonnable… ». Et le supérieur de confirmer : « La seule raisonnable ». C’est sur ces mots que se conclut l’ouvrage. Le lecteur est dès lors amené à reconnaître qu’un acte imposé par la logique rationnelle-légale du système occidental peut amener à la commission d’actes d’une barbarie au moins égale, et dans notre cas supérieure, aux actes attribués aux forces orientales.

    J’avais donc été trop vite en voulant dénoncer le discours néocolonial de l’œuvre. L’auteur de la planète des singes avait un coup d’avance et avait en réalité refusé toute logique essentialiste. Son message, un poil désenchanté, semble être le suivant : aucune civilisation n’a le monopole de la sagesse ou de la barbarie. Et le respect ou non du droit ne semble pas y changer grand chose.

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  3. Vincent Chapaux

    Certaines missives issues des nombreux courriers que nous recevons depuis l’ouverture de cette chronique s’interrogent sur le billet que j’ai mis en ligne ci-dessus. Pour rappel, j’y soulignais que le livre de Pierre Boulle, sur lequel est basé le film, se voulait une critique de l’impérialisme culturel occidental. Nos lecteurs se demandent si le film, a priori moins critique que le livre, n’est pas dès lors à ranger du côté des outils de domination culturels, en ce qu’il contribuerait pour sa part à affirmer la suprématie de la civilisation occidentale.

    Je répondrais à la fois oui et non.

    Oui parce qu’il est vrai que le film, plus que le livre, reste sur une description glorifiante de l’occident. Les anglo-saxons sont nobles et efficaces. Le Colonel Saïto, qui représente le camp oriental, est cruel et incompétent. Il est en effet possible d’en rester à une lecture de ce type.

    D’un autre côté, on est forcé de reconnaître qu’il aurait été aisé pour le réalisateur de rester à ce niveau et de conclure sur une happy end. Il suffisait simplement que le commando fasse sauter le pont devant les yeux ravis de troupes britanniques qui venaient de le traverser. Au lieu de cela, le réalisateur a gardé l’idée de ce commando britannique qui pilonne ses propres membres pour les « sauver de l’ennemi ». Il a gardé l’idée de ce Colonel Nicholson qui, aveuglé par son orgueil et ses rêves de suprématie, en viendra à perde la vie. Il a gardé ces réflexions du commandant Clipton qui dénonce la folie meurtrière de son propre camp (« Madness, Madness ! » s’écrie-t-il à la fin du film). Il a même introduit ces porteuses locales qui dénoncent du regard les agissements du commando britannique et forcent le spectateur, un bref instant, à s’identifier au camp oriental et non occidental.

    Les conclusions doivent donc être nuancées. Le film, à la différence du livre, n’est pas une critique acerbe de l’impérialisme culturel occidental. Mais les subtilités du dénouement final rendent à mon sens infondé l’argument inverse selon lequel il contribuerait à renforcer l’image de supériorité de la civilisation occidentale.

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