Les aventures de Bernard et Bianca (Walt Disney, 1977) et le droit d’intervention humanitaire : et si les souris nous montraient la voie ? Une analyse d’Olivier Corten

Bernard et Bianca afficheDe l’intervention des puissances occidentales dans l’Empire ottoman aux récentes opérations militaires en Yougoslavie, en Libye ou en Syrie contre l’ « Etat islamique », le dilemme opposant le respect de la souveraineté et la poursuite de valeurs morales supérieures n’a cessé de se répéter. On le sait, le débat juridique voit depuis longtemps s’affronter deux tendances contradictoires. D’une part, les tenants de l’unilatéralisme préfèrent laisser aux grandes démocraties occidentales la responsabilité d’agir pour faire respecter les droits de l’homme. D’autre part, les défenseurs du système multilatéral de sécurité collective s’en tiennent au strict respect de la Charte des Nations Unies, avec comme conséquence la nécessité de se fonder sur une décision du Conseil de sécurité pour pouvoir agir. Le débat puise ses racines dans les théories de la guerre juste, et porte plus spécialement sur la question suivante : quelle est l’autorité légitime pour décider du déclenchement d’une opération humanitaire ?

Inspirée par une série d’ouvrages pour enfants écrite par Margery Sharp, le film Les aventures de Bernard et Bianca —traduit de manière plus parlante en version originale par The Rescuers (« les sauveteurs »)— s’attaque de front à cette problématique. Enlevée par la redoutable Medusa qui la tient sous bonne garde grâce à ses deux fidèles crocodiles (Néron et Brutus), Penny, une jeune orpheline qui désespère de trouver des parents adoptifs, réussit à jeter une bouteille à la mer dans laquelle elle est a glissé un message de détresse. Le message est récupéré à New York, et fait l’objet d’une réunion de « SOS société », une sorte d’ONU des souris, dont l’assemblée se réunit dans les caves du bâtiment principal des Nations Unies, au bord de l’East River. Après en avoir découvert la teneur, les représentants des différents pays n’hésitent pas une seconde. Devant cette intolérable injustice, l’impératif moral de l’action se ressent plus qu’elle ne se discute : SOS société mandate donc Bianca, la déléguée de la Hongrie, ainsi que Bernard, le concierge de l’organisation, pour secourir la petite Penny, figure même de l’innocence. Les deux compagnons se lancent alors dans leur mission et, après moult péripéties au cours desquelles ils s’adjoindront les services d’une coalition ad hoc, parviennent à libérer Penny, qui dans la foulée trouve un nouveau foyer familial. Lors de la réunion qui s’ensuit, l’assemblée de SOS société envisage une nouvelle opération de secours, conformément à la mission principale de l’organisation.

Ainsi exposé, le scénario illustre manifestement le débat sur le droit d’intervention humanitaire.  Plus spécialement, il se concentre sur la question de la détermination de l’autorité qui est légitime pour prendre la décision d’intervenir : une organisation de sécurité collective comme l’ONU, ou les Etats occidentaux, agissant individuellement ? Les scènes commentées ici, qui ouvrent le film et déterminent tout son déroulement ultérieur, permettent de s’en rendre compte.

A priori, le film tend à s’inscrire dans une perspective plutôt respectueuse du système de la Charte. Tout d’abord, et ce n’est pas le moindre de ses enseignements au regard des multiples films traitant d’interventions ou d’opérations dites humanitaires, l’ONU existe, et semble fonctionner. Les souris ont en effet installé leur organisation, « SOS société », dans le cadre même des Nations Unies, comme on s’en rendra immédiatement compte au vu de cette première scène.

Les aventures de Bernard et Bianca est ainsi l’un de ces quelques films dans lesquels sont mis en scène les locaux des Nations Unies, après La Mort aux trousses (Hitchcock, 1959) et bien avant L’Interprète (Pollack, 2005), commenté par ailleurs dans cette rubrique (https://cdi.ulb.ac.be/linterprete-sidney-pollack-2005-lonu-la-cour-penale-internationale-et-les-etats-unis-une-analyse-darnaud-louwette/). Au moment de sa sortie, en 1977, les Nations Unies ne sont pourtant guère actives, en tout cas dans le domaine du maintien de la paix. En transposant l’action dans les caves de son bâtiment new yorkais, et en dédoublant l’ONU sous la forme d’un organisme parallèle des souris, cette 23ème production de Walt Disney met donc en scène ce que pourrait être une organisation de sécurité collective « idéale ». Le film véhicule ainsi une image de l’ONU qui est susceptible de contribuer aux représentations des millions d’enfants qui en deviendront les spectateurs (le film a connu un succès considérable : http://en.wikipedia.org/wiki/The_Rescuers), lesquels sont conditionnés à l’existence d’une organisation apte à arbitrer les questions comme celles de la légitimité d’une intervention. Or, comment fonctionne ce système fantasmé de sécurité collective ? Le visionnage des deux scènes suivantes, qui représentent la prise de décision au sein de SOS société, permet de le comprendre.


Comme on le constate rapidement, SOS société se reconnaît compétente pour décider d’une opération de type humanitaire. Celle-ci n’est donc pas menée unilatéralement par les Etats, qui envoient des délégués au siège de l’organisation pour les représenter et qui, ensuite, respectent manifestement la décision prise. Le schéma semble incompatible avec l’idée d’un « droit d’intervention humanitaire » qui serait mené unilatéralement par les grandes puissances. En ce sens, The Rescuers semble incarner une défense du système de sécurité collective fondé sur la Charte des Nations Unies. Le multilatéralisme et la prise de décision commune sont préférés à l’action unilatérale fondée sur la puissance de l’Etat, laquelle s’efface devant celle de l’organisation. En témoignent aussi les paroles de l’hymne de SOS société, scandée en cœur par tous les délégués :

« S-O-S Société, Nous sommes là pour vous aider
Quels que soient vos problèmes, 
Nous les réglerons nous-mêmes.
Si vous êtes en danger, 
Vous devez nous appeler.
Nous viendrons sur le champ, 
Nous sommes puissants
S-O-S Société, Nous sommes là pour vous sauver
Sans histoire, sans efforts, 
Nous sommes très forts
S-O-S Société, 
Nous sommes là pour vous aider
Sur la terre, dans les airs,
Et même au fond de la mer
Quel que soit votre cas, 
Ne désespérez-pas
Appelez-nous, on est là, 
Nous sommes des rois
S-O-S Société, 
Nous sommes là pour vous aider
Quelque soit vos problèmes, Nous allons les régler ».

Comme l’indiquent les expressions soulignées, l’organisation est présentée comme particulièrement puissante, voire souveraine (« nous sommes des rois »). On ne peut manquer de relever en ce sens le plein succès de la mission, la petite Penny étant effectivement soustraite des griffes de l’infâme Medusa et de ses comparses, impuissants à entraver l’action de l’organisation. Quant aux modalités de l’action, dans le film, SOS société agira par l’intermédiaire d’un couple associant la Hongrie (un choix sans doute étonnant dans le contexte de guerre froide de l’époque, qui s’expliquerait par les origines de Eva Gabor, la comédienne qui a donné sa voix à Bianca) et le concierge chargé de l’entretien des locaux (Bernard). On assiste ainsi à une sorte d’anticipation de la doctrine qui s’est développée à partir des années 1990, avec des opérations humanitaires articulant actions d’Etats agissant sous autorisation (technique du mandat) et rôle d’organes propres des Nations Unies (les « casques bleus », agissant sous l’autorité du Secrétaire général). Par contre, The Rescuers ne reproduit pas le schéma qui reflétait le mieux la réalité de l’époque, celui d’interventions dites « humanitaires » menées par les Etats en dehors du cadre des Nations Unies, qu’il s’agisse de l’intervention de l’Inde au Pakistan oriental en 1971, de l’invasion de la partie nord de Chypre par la Turquie en 1974, ou encore de l’opération israélienne à Entebbe en 1976. En ce sens, on pourrait l’interpréter comme l’un des seuls films défendant une application orthodoxe du droit international, à mille lieux des films d’actions contemporains tels que Victoire à Entebbe (1976) ou Raid sur Entebbe (1977), Rambo 2 (1985), Delta Force (1986), ou plus tard Air Force One (1997) —ce dernier opus étant commenté en lien avec l’intervention humanitaire dans le cadre de cette rubrique (https://cdi.ulb.ac.be/la-doctrine-americaine-de-lintervention-humanitaire-dans-air-force-one-wolfgang-petersen-1997/).

D’un autre côté, certains éléments des Aventures de Bernard et Bianca semblent relativiser le schéma multilatéral légaliste qui ressort à première vue du film. rescuers-the-rescue-aid-societyComme n’aura en effet pas manqué de le relever le spectateur attentif, la composition de SOS société apparaît pour le moins en décalage avec l’idée d’une égalité souveraine des Etats telle qu’elle est incarnée par l’ONU. L’Afrique dans son ensemble n’a qu’un siège, tout comme l’ « Arabie », alors que l’Autriche et Vienne, par exemple, en ont chacun un, tout comme la Hongrie, la Lettonie (alors sous occupation soviétique), l’Allemagne, la France, la Turquie, la Syrie, l’Argentine ou le Pakistan, une liste non exhaustive dans la mesure où les plans ne permettent pas nécessairement d’identifier toutes les délégations. Cette échantillonnage reflète —et reproduit en même temps— peut-être les représentations que les enfants occidentaux se font généralement du monde. En revanche, The Rescuers entretient ici le trouble du connaisseur de l’architecture institutionnelle de l’ONU. Aucun « Conseil de sécurité » n’est reconnu comme compétent, et a fortiori aucun droit de veto n’est réservé à l’un ou l’autre Etat membre ; on semble plutôt se trouver dans une sorte d’illustration de la procédure Acheson ou Union pour le maintien de la paix, dans laquelle c’est l’Assemblée générale, représentant l’ensemble des membres, qui s’occupe d’une question de paix ou de sécurité.

Mais, en même temps, cette impression de démocratisation s’estompe pour disparaître complètement lorsqu’on se rend compte que la décision dépend en définitive d’une seule et même personne, le président. Celui-ci hésite d’ailleurs quelques secondes avant de se prononcer (on notera en passant son ton pour le moins paternaliste à l’égard de la timide « Miss Bianca », laquelle attend sagement et humblement le fruit de la décision présidentielle). Il relève qu’il n’existe aucun précédent… avant de décider d’en créer un, ce qui illustre bien l’étendue de son pouvoir discrétionnaire. Ce président représente-t-il l’un ou l’autre Etat ? Aucune indication explicite ne ressort des images, mais d’aucuns pourraient déceler les traces de l’accent britannique de l’acteur gallois Bernard Fox qui lui a prêté sa voix. De là à y percevoir une sorte d’hommage à la —déjà désuète en 1977— toute puissance de l’Empire britannique, il y a un pas que l’on se gardera bien de franchir. Sans doute doit-on plutôt voir dans le président un haut représentant de l’Organisation, une sorte de « Secrétaire général » auquel seraient reconnus les pleins pouvoirs, bien au-delà des dispositions de la Charte qui le confinent dans un rôle de (haut-)fonctionnaire. Mais, si ce Secrétaire est élu, il dépend en définitive de la (bonne) volonté des membres de SOS société qui, on vient de le voir, sont loin de garantir un équilibre entre différentes cultures et régions du monde.

En ce sens, la décision de mener une opération humanitaire traduirait moins un consensus fondé sur la volonté de la communauté internationale dans son ensemble que le consensus entre quelques puissances à dominante occidentale, comme semble le symboliser la mention dans l’extrait reproduit plus haut au fondateur de l’organisation, « souris Euripide », en référence à l’une des grands figures de la Grèce antique. Peut-être pourrait-on voir là se profiler l’image ou le fantasme d’une ONU dominée par les Etats occidentaux, capables de justifier leurs interventions par un mandat d’une organisation qu’ils contrôlent. Là encore, certains verront dans ce film une forme d’anticipation d’actions militaires qui se dérouleront plusieurs décennies plus tard, comme l’opération turquoise au Rwanda (1994) ou l’intervention en Libye (2011).

Quoi qu’il en soit, The Rescuers nourrit la réflexion sur les tensions qui caractérisent la question de l’intervention humanitaire, quant à son fondement philosophique (quelle est l’autorité légitimer pour décider d’une telle intervention ?) et juridique (faut-il toujours pouvoir se fonder sur une autorisation de l’ONU ?). Une question qui se pose et se repose encore, comme l’attestent notamment les actuels précédents de la Syrie ou de la Crimée…

Olivier Corten
Centre de droit international de l’Université Libre de Bruxelles

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