L’Amérique bipolaire – Homeland, saisons 1, 2 et 3 (2011-2013) : une analyse d’Immi Tallgren et Antoine Buchet

homelandÀ l’instar de la série israélienne Hatufim, dont elle est la transposition hollywoodienne, Homeland met en scène le retour au pays d’un soldat après de longues années passées entre les mains d’un groupe terroriste islamiste. À l’interminable guerre du Liban, qui servait de toile de fond à la fiction israélienne, s’est substituée la seconde intervention des forces américaines en Irak. En mai 2003, deux tireurs d’élite de l’armée américaine sont faits prisonniers par des troupes irakiennes, qui ont tôt fait de s’en débarrasser au profit d’un groupe satellite de la planète Al-Qaïda. Tous deux sont séquestrés et torturés par des hommes au service d’Abu Nazir, l’un des innombrables “ennemis publics n°1” que comptent les États-Unis dans la région. L’un de deux soldats, Tom Walker, est donné pour mort après avoir subi un traitement trop brutal. L’autre, le sergent Nicholas Brody, demeure entre les mains de ses geôliers pendant huit longues années.

Brody est miraculeusement découvert et libéré en 2011 lors d’une opération commando menée contre Al-Qaïda par des forces spéciales américaines encore présentes en Irak. Son retour en héros sur le sol américain, dans cette “patrie” qui donne son titre à la série, inaugure ce qu’il est convenu d’appeler la “trilogie Brody”, soit trente-six épisodes étalés sur trois saisons.

Là où la série israélienne campait des hommes ordinaires et suivait leur réadaptation difficile à la vie quotidienne, Homeland met en scène un homme confronté à la démesure de son destin de héros national. Hollywood voit les choses en grand, “bigger than life”, et ne se contente pas de narrer les troubles névrotiques d’une petite famille de banlieue réunie après une épreuve. Très vite, Brody côtoie les hautes sphères de l’Etat et entame une carrière politique auprès du vice-président des États-Unis. Homeland élargit ainsi le spectre de l’analyse psycho-social qui constituait le cœur de Hatufim et cherche à explorer de plus près le système nerveux du pouvoir politique américain.

homeland1Le fil d’Ariane qui court le long des intrigues labyrinthiques des trois premières saisons est tissé par la relation complexe et orageuse qu’entretient Nicholas Brody avec Carrie Mathison, agent de la CIA chargée de neutraliser le groupe dirigé par Abu Nazir. Entre son premier débriefing au siège de la CIA, dans le “pilote” de la série, jusqu’à la mission périlleuse qui lui est confiée lors des derniers épisodes de la troisième saison, Brody endosse tour à tour l’uniforme trop étriqué du héros martyr, symbole de l’Amérique meurtrie mais victorieuse, et la djellaba trop large du traître qui aurait été retourné par l’ennemi. L’agent Mathison le couve d’un regard à la fois soupçonneux et fasciné, mélange de désir et de répulsion, oscillant sans cesse entre l’envie de le démasquer et celle de partager son destin. Elle-même est déchirée de l’intérieur, non par l’abîme physique et mental creusé par huit années de détention au secret, mais par une maladie mentale qu’elle a héritée de son père : le trouble bipolaire, auparavant connu sous le nom de troubles maniaco-dépressifs. Aussi la série évolue-t-elle durant ses trente-six premiers épisodes autour de ces deux personnages fragmentés, coupés en deux, symboles d’une Amérique déboussolée, au propre comme au figuré.

Une lecture psychanalytique de l’œuvre inviterait à reconnaître ici la mise en images d’un “retour du refoulé”. Brody revient sur sa terre natale, non en fils prodigue, mais en héros tragique, pour jeter une lumière crue sur les contradictions et les dérives de la société qu’il a quittée huit ans auparavant. Par ses yeux, la série témoigne de la vigueur mortifère des démons de l’Amérique de l’après 11 septembre. Brody voit ses propres affects, inavouables et inconciliables, se heurter aux pires aspects de la société américaine : paranoïa sécuritaire, violation systématique de la vie privée, toute-puissance du complexe militaro-industriel, exploitation ad nauseam de quelques rares “American Heroes”, qui contraste crûment avec l’abandon des nombreux vétérans ayant sombré dans l’alcool et la dépression, poursuite des relations ambigües avec les monarchies du Golfe, bassesse des manœuvres politiciennes du microcosme de Washington, intolérance religieuse, etc. La coupe est pleine ; elle déborde et provoque chez Brody des réactions incontrôlables. Cette lecture est corroborée par la place centrale qu’occupe dans la série la maladie dont souffre Carrie Mathison : car c’est elle, la grande malade, la déséquilibrée, la désaxée, qui seule demeure lucide, capable d’anticiper et d’appréhender la complexité du monde. Possédée par la maladie comme un démon sorti d’un roman de Dostoïevski, Carrie se méfie des évidences, des vérités toute faites, et pose sur le monde et sur les hommes un regard sans doute halluciné, mais d’une incroyable sensibilité. Faut-il donc, dans l’Amérique d’aujourd’hui, être bipolaire pour être clairvoyant, comme semble le suggérer la série ?

Une lecture mythologique de cette fiction pourrait aussi nous conduire à y rechercher quelques réminiscences de l’œuvre d’Homère. Poursuivi par le mauvais sort jeté à tous ceux qui ont participé à une guerre sans fondement légitime – l’invasion de l’Irak apparaît ici comme un acte aussi insensé que le siège de Troie – Brody comme Ulysse ne parvient jamais à retrouver pleinement ses origines ; chaque fois qu’il aperçoit Ithaque, des épreuves l’éloignent de sa vraie patrie. Il navigue ainsi de Charybde en Scylla, ballotté entre les menaces d’Abu Nazir et l’envoûtement de Carrie l’enchanteresse.

Abandonnons à présent les refoulés freudiens et les récits homériques, et tournons nos regards vers le droit international, qui offre lui aussi une grille d’analyse riche en enseignements. Arrêtons-nous en premier lieu sur le titre même de la série, Homeland, dont les diverses significations illustrent parfaitement les problématiques juridiques qui y sont abordées. On ne peut tout d’abord que souligner l’ironie qu’il y a à choisir le mot “patrie” pour intituler une série presque exclusivement consacrée aux activités de la CIA, dont les activités sur le sol américain sont en principes strictement circonscrites. Certes, pour faire bonne mesure, la police locale et le FBI font quelques brèves apparitions, mais ces retours par la case légale sont si rares et si brefs qu’ils mettent encore mieux en lumière le grand écart permanent auquel se livre l’agence dans ses activités anti-terroristes.

À la vérité, le titre de la série est assez trompeur ; plus exactement, il ne prend son véritable sens que si l’on y ajoute quelques points de suspension, voire un point d’interrogation. Aux yeux des personnages principaux, et plus particulièrement dans l’esprit tourmenté du sergent Brody, l’existence même d’une patrie, d’une terre natale et nourricière, est sujette à caution : “suis-je vraiment encore chez moi ?”, semble-t-il se demander en permanence, une fois que s’achèvent ses longues années de détention. A-t-il encore une femme, une famille, des amis, un travail, un attachement affectif, politique, social ou religieux avec cette patrie ? Ce trouble de l’appartenance nationale atteint pareillement ceux qui dans la série sont classés dans le camp des terroristes. Ainsi en va-t-il de cette jeune Américaine écœurée par l’expérience qu’elle a vécue avec ses parents lorsqu’ils étaient expatriés en Arabie Saoudite, et qui désormais vomit son propre pays. Il en va pareillement pour d’autres protagonistes, hommes ou femmes privés de toute terre, forcés de quitter leur région d’origine, soit parce qu’ils en ont été chassés en 1948, soit parce qu’ils ne supportent plus de vivre sous la menace constante des drones. La fiction met ainsi en scène la confrontation entre des terroristes qui pourraient être définis comme des “damnés sans terre”, et des Américains dont le sentiment patriotique, pourtant si fort après le 11 septembre, semble vaciller sur ses bases.

Homeland-11-septembreLe titre renvoie aussi, et plus directement encore, au nouveau rapport qu’entretient l’Amérique avec la menace terroriste. Homeland, c’est l’Amérique en état de guerre, et en état de siège ; c’est la patrie menacée en son cœur, hantée par ces attentats dont le souvenir obsédant rythme le générique de chaque épisode – de Lockerbie au World Trade Center, des bombardements de Tripoli à ceux de Bagdad. Homeland, c’est la fin de la croyance naïve que le sol américain pourrait demeuré inviolé, c’est au contraire l’affirmation qu’un acte de guerre, perpétré à l’étranger par les forces américaines, ne peut logiquement qu’entraîner en retour un autre acte de guerre, perpétré cette fois sur la terre natale. Ainsi, il n’y a plus vraiment de Homeland, au sens où cette expression pouvait représenter, a minima, un havre de paix après l’horreur de la guerre, un lieu où, malgré leurs souffrances, les “boys” pouvaient souffler et essayer de se reconstruire.

Le cinéma américain a déjà plusieurs fois mis en scène le retour des soldats traumatisés par leur expérience de la guerre menée à l’extérieur des frontières. The Deer Hunter (M. Cimino, 1978), Coming Home (H. Ashby, 1978), ou encore Born on the Fourth of July (O. Stone, 1989), pour ne citer que trois des œuvres les plus connues sur l’après Viêt-Nam, illustraient l’amertume et la dureté physique et mentale du retour en Amérique des soldats partis se battre en Extrême-Orient. Mais si la patrie pouvait alors sembler inhospitalière ou ingrate, elle était au moins une terre de paix, un lieu protégé, loin de la jungle d’Asie du sud-est et de ses pièges mortels. Tel n’est plus le cas ici : la guerre menée à l’extérieure s’invite sur la terre natale ; il n’y a plus de limites, plus de frontières, plus d’endroit où se cacher, où panser ses plaies. Crûment, tragiquement, la série reprend à son compte la citation de la Genèse : “Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé”. Et lorsque le sang coule dans les eaux du Tibre, la logique veut qu’il vienne aussi teinter celles du Potomac.

La série accorde une importance toute particulière au concept de “guerre contre le terrorisme”. On pourrait même dire qu’elle prend cette expression au pied de la lettre et qu’elle en décline les effets de façon mécanique, en semant la terreur en tout lieu, et à chaque instant. Si la guerre doit désormais se concevoir comme un phénomène généralisé – la fameuse “global war on terror” qui sert de matrice à de nouvelles doctrines de droit international – alors elle est à la fois partout, et nulle part ; elle peut surgir au coin de la rue et frapper aussi bien des objectifs situés à des milliers de kilomètres que des cibles qui se déplacent innocemment dans un petit parc verdoyant au cœur de Washington.

La série dresse parfois des parallèles saisissants avec l’histoire des États-Unis, et laisse entendre que dans ce combat, l’Amérique est aussi en lutte contre elle-même, qu’elle se déchire de l’intérieur. C’est ainsi à Gettysburg, haut lieu de mémoire collective, que les scénaristes situent plusieurs événements liés aux activités d’Al-Qaïda aux États-Unis. Est-ce le signe d’un retour à la guerre civile, à l’endroit même où se déroula le fait d’armes le plus sanglant de l’affrontement entre l’Union et les Confédérés ?

Tout en s’efforçant de tenir un discours rationnel, porteur d’une ligne politique acceptable, en mettant dans la bouche de Carrie Mathison les mots qu’il faut pour distinguer la guerre – légitime malgré ses ratés – et la terreur – qui par nature serait sans fondement admissible – la série multiplie les contre-exemples et ne cesse de se placer dans la logique d’une véritable guerre, avec attaques et contre-attaques, œil pour œil, dent pour dent. Dans un camp comme dans l’autre, on assiste à des coups bas et des actes de bravoure.

Le tour de force de la série est d’ailleurs de ne jamais placer entièrement le spectateur dans un camp plutôt que dans un autre. C’est dans cette mise en scène d’une véritable guerre que sont mis en lumière les crimes des deux bords : d’un côté, une attaque de drones qui tourne au carnage d’enfants dans une madrassa, de l’autre, l’explosion planifiée d’engins explosifs pendant une cérémonie officielle ouverte aux familles. Et des deux côtés, le même traitement réservé aux prisonniers : isolement, tortures physiques, privation de sommeil, pressions sur l’entourage, manipulations affectives. “A lot of pain, a little love”, comme le résume Carrie lorsqu’elle tombe elle-même entre les mains de ses ennemis.

Cette vraie guerre, pour autant, ne semble pas sortie des manuels de droit international. Comme souvent dans les fictions cinématographiques ou télévisuelles, la norme juridique brille plus par son absence que par les bornes qu’elle pourrait fixer aux actions des belligérants. Le droit s’identifie plutôt à une sorte de morale universelle vaguement supérieure, laquelle ne servirait qu’à protéger les “vrais innocents”, qui dans la série s’identifient surtout aux enfants, dernier rempart contre la violence sans entrave. Même lorsqu’elle est involontaire, la mort d’un enfant est perçue comme l’ultime tabou d’un monde qui ne paraît plus en avoir aucun. Car les autres interdits ont depuis longtemps volé en éclats, et les règles de droit international font partie des dégâts collatéraux. L’immunité diplomatique n’empêche pas la CIA de monter une opération de chantage contre un diplomate saoudien. L’intégrité territoriale d’États souverains ne freine à aucun moment les opérations extérieures des agents américains ou iraniens. La vie privée ne pèse rien et les caméras de surveillance s’invitent partout, y compris dans la chambre à coucher ou dans la salle de bains. Le contrôle judiciaire n’est mentionné qu’une fois, dans un bref passage mettant en scène un juge sur lequel un dirigeant de la CIA exerce un chantage à peine dissimulé pour lui extorquer une autorisation de mise sur écoutes. Quant au principe de proportionnalité, il ne résiste jamais au principe de réalité. Comme le dit crânement le directeur de la CIA, accusé de prendre des risques inconsidérés avec la multiplication des attaques de drones : “If you want to play softball, go join the French or the German!”.

Une seule règle, en définitive, est acceptée par les deux partis : la vengeance. Une chaine de violence ininterrompue lie les protagonistes de la série, comme un cercle de feu dont nul ne peut sortir. On se croirait plongé dans les premières pages de l’œuvre maîtresse de René Girard, “La violence et le sacré”, lorsque ce dernier décrit le fonctionnement de sociétés primitives. Il en va ainsi des vengeances interpersonnelles, mais aussi des représailles interétatiques, puisque la série imagine l’organisation d’une attaque sur le sol américain en répression d’un raid israélien sur des sites nucléaires iraniens. Quant à la justice, elle n’est invoquée que pour justifier l’exécution sommaire des suspects désignés.

Guerre sans merci, donc, où les deux camps sont parfois renvoyés dos à dos. Certes, l’œil du spectateur est sciemment placé en priorité dans le camp américain, mais il est sans cesse invité à faire des allers retours et à exercer son sens critique. Il n’est certainement pas neutre, et son cœur penche à l’évidence en faveur des victimes des poseurs de bombes, mais il demeure attentif à l’enchaînement des violences et à la responsabilité de son propre pays dans la propagation du terrorisme. Car l’élément déclencheur, ici, n’est pas tant la destruction des tours jumelles que l’invasion de l’Irak, cette guerre qui ne trouve aucun avocat pour la défendre et qui apparaît comme la matrice de toutes les souffrances ultérieures. Comme l’affirme Brody : “I was fucked the moment I left for Iraq”.

Très habilement, la série tient sur l’Amérique et ses guerres les plus récentes des propos qui en d’autres circonstances seraient jugées inacceptables, mais qui sont ici tolérés, car mis dans la bouche d’un personnage complexe, ambigu, symbole à la fois de la souffrance du soldat et de la fragilité de l’homme. Dans le monde en noir et blanc que l’on veut si souvent nous dépeindre, Homeland prend ainsi le parti de l’ambivalence, et détricote plusieurs mythes de la guerre contre le terrorisme. Dans une vidéo d’une violence verbale proprement inouïe, Brody prend l’Amérique à témoin et redéfinit les contours de ce qui devrait constituer, selon lui, le véritable patriotisme.

Est-ce à ce moment-là que la patrie, Homeland, nous apparaît sous son véritable jour ? La série n’apporte aucune réponse définitive, mais elle a le mérite de poser la question.

Antoine Buchet
Magistrat en disponibilité

Immi Tallgren, LL.D.
Research Fellow, Université de Helsinki

1 réflexion sur « L’Amérique bipolaire – Homeland, saisons 1, 2 et 3 (2011-2013) : une analyse d’Immi Tallgren et Antoine Buchet »

  1. julien

    Excellent article! Cependant, concernant le passage a Gettysburg, c’est plus le discours de Lincoln, a mon avis, qui est vise que la bataille qui l’avait precede de quelques mois. En effet, les paroles qu’il avait prononcees alors jettent une lumiere crue sur ce que sont devenus les Etats-Unis du 21e siecle, puissance imperialiste que les peres fondateurs ne reconnaitraient probablement pas. Lincoln avait alors dit ceci:
     » Il y a 87 ans, nos pères ont donné naissance, sur ce continent, à une nouvelle nation conçue dans la liberté, et vouée à l’idée que tous les hommes sont créés égaux. Maintenant, nous sommes engagés dans une grande guerre civile, pour déterminer si cette nation, ou toute nation ainsi conçue, peut se maintenir dans le temps. (…)
    Que cette nation, si Dieu le veut, voie renaître la liberté, et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, ne disparaisse pas de la surface de la terre. »
    Brody doit se demander, au vu de ce qu’il experimente, si cette nation fondee sur les valeurs de Justice et de Democratie, existe encore. La grande illusion des lumieres s’est elle dissipee? Hobbes a-t-il terasse Rousseau?

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