Gun Factory (Point Zero/Jean-Michel d’Hoop, 2016) : le commerce des armes, quelle place pour le droit ? — Une analyse d’Olivier Corten

Macintosh HD:Users:olivier:Desktop:gunfactory.jpgChaque minute, une arme tue ; 800 millions d’armes en circulation dans le monde ; 1.566.845.000.000 € (1 billiard, 566 milliards, 845 millions €) de dépenses militaires mondiales en 2015 ; 286.602.000.000 (286 milliards, 602 millions €) de dépenses militaires pour l’Europe ; 15.340.000.000 € (15 milliards, 340 millions €) d’exportation d’armes en 2014 pour l’Europe (Russie, Turquie comprises), soit 54,2% du montant total des exportations mondiales ; 28.308.000.000 (28 milliards, 308 millions €) d’importations d’armes en 2014 dans le monde ; 80% des armes proviennent des 5 membres permanents du Conseil de sécurité, plus l’Allemagne ; la France occupe la première place d’exportateur européen d’armements, avec un montant total de licences d’exportation octroyées en 2014 s’élevant à 73.297.261.874 € ; la Belgique occupe la deuxième place avec 4.512.864.349 € ; 32,1% du montant total des licences d’exportation octroyées par les pays membres de l’Union européenne concerne des armes vendues au Moyen Orient, …

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Gun Factory débute par une explosion de chiffres, et une conclusion : « en d’autres mots, la plupart des gens qui meurent dans les guerres vivent dans des pays pauvres et la plupart des gens profitant des guerres, vivent dans des pays riches ». Le ton est donné, et il peut paraître quelque peu explicite, didactique, voire pesant, comme a pu l’être par exemple le film La Raison d’Etat (André Cayatte, 1978), consacré au même thème. Mais la suite de la mise en scène évite cet écueil : centrée sur la place de la région wallonne (qui possède 100% des actions de la « Fabrique nationale », Paul Magnette n’étant pas épargné, lui qui donne régulièrement son feu vert aux ventes massives d’armes à l’Arabie saoudite), la pièce intègre la contre-argumentation (la fermeture de la FN causerait la perte de 10.000 emplois, et ne mettrait pas fin au commerce des armes, les contrats étant repris par des concurrents, en Russie, en Chine ou ailleurs, …) et même une bonne part d’autocritique (sur les limites du théâtre pour traiter ce genre de sujet particulièrement complexe et sensible). Sur la forme, loin d’une dénonciation larmoyante, le rythme, l’énergie, l’humour, et la variation des effets sonores et visuels dominent, avec utilisation d’écrans et de contre-écrans, du cinéma, d’une caméra cachée, de chorégraphies, de jeux vidéos, ou encore de marionnettes.

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En même temps, l’abondance de ces effets ne masque aucune superficialité, comme c’était largement le cas du film à grand public, Lord of War (Andrew Niccol, 2005). La compagnie Point Zero appuie sa création sur une recherche alliant lectures diverses, entretiens avec des spécialistes et visites sur le terrain, en particulier au sein de la FN Herstal. Grâce à ce considérable travail de recherche et à cette réalisation soignée, en un peu moins de 90 minutes, le spectateur aborde une des questions les plus préoccupantes de notre temps. Et il ne peut, en sortant de la salle, que méditer sur les dilemmes auxquels il a été confrontés.

Le rôle du droit est l’un des aspects centraux de la pièce, qui met fondamentalement en scène un débat entre les opposants et les défenseurs des ventes d’armes. Les premiers ont tendance à se prévaloir de l’éthique. Lorsqu’un ingénieur d’une industrie d’armements explique sans broncher qu’il travaille à l’ « amélioration » de ses produits (comme la réduction du calibre en vue de blesser —et non plus de tuer— la cible, ce qui doit mobiliser plusieurs autres hommes pour le sauver, hommes qui ne seront donc plus aptes à combattre), il s’entend demander s’il réfléchit parfois aux conséquences de ses actes, et finalement s’il parvient encore à trouver le sommeil. Mais la critique se décline aussi sur un mode plus strictement juridique. Lors d’une visite au cabinet du ministre président de la Région wallonne, on invoque le décret wallon conditionnant l’octroi de licences au respect des droits de l’homme dans le pays importateur. Comment Paul Magnette peut-il donc justifier la vente d’armes en Arabie saoudite, dénoncée régulièrement par de multiples organisations internationales et non-gouvernementales pour ses exactions, non seulement à l’encontre de ses propres concitoyens (voir par exemple : https://www.hrw.org/world-report/2015/country-chapters/saudi-arabia) mais aussi au Yémen, sur le territoire duquel elle intervient militairement depuis plus d’un an ? ( voir par exemple : https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2015/09/yemen-the-forgotten-war/; https://www.amnesty.be/je-veux-m-informer/nos-blogs/blog-paroles-de-chercheurs-de-defenseurs-et-de-victimes/article/inonder-la-region-d-armes-met-de-l-huile-sur-le-feu-au-yemen ). Comme l’affirme l’une des protagonistes :

« Le décret wallon est pourtant très clair à ce sujet : ‘Concernant les droits de l’homme, le gouvernement

Refuse la licence d’exportation, s’il existe un risque manifeste que les équipements militaires servent à la répression interne […] ;

Fait preuve d’une extrême prudence en ce qui concerne les délivrance de licences dans les pays où de graves violations des droits de l’homme ont été constatées par les organismes compétents des Nations unies, par l’Union européenne ou par le Conseil de l’Europe ».

Aucune réponse ne lui sera adressée, ni par le ministre-président lui-même, ni par ses services. Ceux-ci, ainsi plus généralement que les responsables de ventes d’armes (la pièce met plusieurs fois en scènes des interviews de haut-fonctionnaires britanniques, allemands ou français), développent une stratégie discursive différente sur le plan du droit. D’une part, ils renvoient systématiquement au respect de procédures, ce qui tend à différer et à diluer la critique. Rassurez-vous, nous répond-on, les armes sont tracées, les procédures sont respectées, des engagements par les acheteurs sont pris, une évaluation continue est opérée, … En témoigne cet extrait de l’une des conférences de presse mises en scène dans la pièce :

« L : Attendez, vous voulez dire que la coalition enquête elle-même sur les violations dont elle est accusée ? Pensez-vous réellement que les conclusions qu’elle produira seront crédibles ? Et si elle se reconnait coupable sera-t-elle aussi responsable de déterminer la peine ?

Ben : They have the best insight into their own military procedures and will be able to conduct the most thorought and conclusive investigations. Next questions ».

Quant aux accusations portées contre certains clients encombrants (comme l’Arabie saoudite ou l’Egypte), elles ne seraient pas suffisamment avérées. Les contestataires sont donc dénoncés comme des militants fantaisistes et approximatifs, peu rompus à la rigueur des procédures et du droit existant. La critique juridique est ainsi supposée neutralisée, et l’éthique qui doit prévaloir est celle non de la conviction (émotionnelle, intuitive, et finalement aveugle) mais celle de la responsabilité, et donc d’une poursuite régulée et bureaucratisée des ventes d’armes.

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Dans ce contexte, le droit international offre aux critiques des ventes d’armes certains arguments qui ne sont pas explorés dans la pièce. Celle-ci mentionne, à raison, l’existence du traité de 2014 sur le commerce des armes, tout en précisant aussitôt que ce dernier n’est toujours pas en vigueur, et que nombre d’Etats gros exportateurs d’armements (Etats-Unis, Chine, Russie, …) ne l’ont pas ratifié. Mais elle n’évoque pas certains principes plus généraux qui seraient parfaitement pertinents pour condamner certaines livraisons d’armes. Ainsi, si l’on admet que l’Arabie saoudite viole certains des droits les plus fondamentaux de la personne, la région wallonne (et au-delà la Belgique, la Flandre elle-même livrant moult matériel utilisé par l’armée saoudienne) pourrait être confrontée au principe coutumier suivant, codifié dans l’article 16 du projet de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’Etat, intitulé « Aide ou assistance dans la commission du fait internationalement illicite » :

« L’Etat qui aide ou assiste un autre Etat dans la commission du fait internationalement illicite par ce dernier est internationalement responsable pour avoir agi de la sorte dans le cas où :

a) Ledit Etat agit ainsi en connaissance des circonstances du fait internationalement illicite; et

b) Le fait serait internationalement illicite s’il était commis par cet Etat ».

En l’espèce, la Belgique comme les autres Etats européens qui fournissent en armes l’Arabie saoudite, ont parfaitement connaissance des violations des droits humains dont cet Etat se rend coupable. On peut donc considérer qu’existe une sorte de « complicité », même si le terme n’est peut-être pas entièrement adapté à la règle énoncée à l’article 16 qui ne relève pas du droit pénal et ne requiert aucune forme d’intention de la part de l’Etat qui « aide ou assiste » (O. Corten, « La ‘complicité’ dans le droit de la responsabilité internationale : un concept inutile ? », Annuaire français de droit international, 2011, pp. 57-84). On doit plutôt considérer que, objectivement, lorsqu’un Etat sait que les armes qu’il envoie sont utilisées pour violer les droits humains, il devient lui-même responsable d’une violation du droit international. De même, concernant la situation au Yémen, qui est le théâtre d’un conflit armé international depuis plus d’un an et demi à la suite de l’intervention massive d’une coalition internationale dirigée par l’Arabie saoudite, il faut envisager l’application de l’article 1er commun aux conventions de Genève, selon lequel : « Les Hautes contractantes s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances ». En tant que partie à ce traité, la Belgique (et les autres Etats européens d’ailleurs) s’est engagée non seulement à respecter le droit humanitaire mais aussi à le « faire respecter ». Cette obligation, dont les contours exacts font l’objet de certains débats, paraît en tout état de cause difficilement conciliable avec la vente d’arme à des belligérants dont on sait pertinemment qu’ils visent régulièrement des objectifs civils (comme des hôpitaux). Au-delà du cas particulier de l’Arabie saoudite, un tel principe devrait inciter les exportateurs d’armes à la plus grande vigilance, et ce non seulement au Moyen Orient mais aussi sur les nombreux champs de bataille qui jalonnent la planète sur tous les continents.

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Evidemment, l’invocation de ces grands principes alliant le droit et une certaine conception de l’éthique, n’aura sans doute pas d’effets concrets et immédiats. Confrontés aux remises en cause de l’octroi d’armes à l’Arabie saoudite, Paul Magnette osait il y a quelques mois, affirmer que c’était un pays allié qui était une « force stabilisatrice du Moyen Orient ». Curieuse affirmation, si l’on sait que non seulement cet Etat est l’un des principaux protagonistes de la guerre au Yémen, mais aussi a massivement armé les forces irrégulières (parmi lesquelles, selon certains sources, l’Etat islamique lui-même) en Syrie depuis plusieurs années. Mais sans doute le ministre-président wallon ne croit-il pas sincèrement ce qu’il dit, contraint qu’il est à soutenir la poursuite de l’exécution de ce plantureux contrat (3,2 milliards d’euros environ) pour la production sur dix ans de tourelles de chars à destination des forces armées saoudiennes. On sent bien ici que les arguments juridiques de principe, s’ils peuvent écorner l’image vertueuse de certains hauts responsables, pèsent peu face aux enjeux économiques et géostratégiques directs. Décidément, Gun Factory réussit non à enfermer ou à clôturer mais à présenter et à ouvrir le débat, y compris sur la portée et les limites du droit international dans le domaine.


Pour plus de d’informations :

http://www.pointzero.be/

http://www.comedievolter.be/gun-factory/

http://www.rtbf.be/auvio/detail_l-invitation-de-jean-michel-d-hoop-cie-point-zero?id=2155844&utm_source=media&utm_campaign=social_share&utm_medium=fb_share

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